Résumés
Résumé
Dans la littérature sur la danse exotique de la première moitié du xxe siècle, la danseuse noire apparaît soit comme la victime d’une industrie du divertissement capitalisant sur les mises en scène érotisantes, exotisantes et primitivisantes de son corps, soit comme la parodie subversive du stéréotype dit « primitif-exotique » incarné sur scène. Pour paraphraser bell hooks, le plaisir corporel, voire charnel, lié à la danse est avant tout abordé en tant que réalité à laquelle il faut résister, qui doit être masquée ou transcendée, ce qui force ainsi un processus de distanciation entre le travail artistique de la danseuse et le capital érotique de son corps. Dans cet article, l’auteure s’appuie sur une collection d’entretiens réalisés dans le contexte du travail de recherche ayant mené à la production cinématographique Show Girls: Celebrating Montreal’s Legendary Black Jazz Scene (1999) avec des danseuses qui travaillaient dans l’industrie du spectacle durant l’« âge d’or » du jazz montréalais (1925-1955). Les récits que révèlent ces entretiens permettent d’aller au-delà des questions de représentation dans la littérature sur la danse exotique pour poser un regard sur l’agentivité artistique de ces femmes qui résistent à la désarticulation entre leur travail artistique et le capital érotique de leurs corps.
Mots-clés :
- agentivité,
- artistes femmes,
- black feminism,
- femmes et travail,
- modernité,
- montréal,
- récits de vie,
- danse jazz
Abstract
In historical writings about jazz and exotic dance, women variety-stage dancers appear either as the eroticized, exoticized, and primitivized victims of the entertainment business, or as the critically compelling and artfully subversive parodies of the « primitive-exotic » stereotype they embodied on stage. As bell hook has argued, there is no room for the displays of breasts, legs, and bums to be presented as a comfortable expression of bodily delight rather than as a reality to be resisted, masked, or signified upon. In this article, the author draws on a collection of interviews conducted with variety-stage dancers who participated in the « golden age » of jazz in Montreal (1925-1955). The narratives articulated in these oral histories allow to move beyond questions of representation in scholarship on exotic dance to consider alternatives that allow for the reclaiming of black women’s artistic agency without distancing the artistic work performed by their bodies from its erotic capital.
Resumen
En la literatura sobre baile exótico de la primera mitad del siglo xx, la bailarina negra aparece como víctima de una industria del entretenimiento que aprovecha la puesta en escena erótica, exótica y primitivizante de su cuerpo, o como la parodia subversiva del estereotipo « primitivo-exótico » encarnado en el escenario. Parafraseando a bell hooks, el placer corporal, incluso carnal, relacionado con el baile, se aborda primero que todo como realidad a la que hay que resistir, que debe ser enmascarada o trascendida, forzando así un proceso de distancia entre la obra artística de la bailarina y el capital erótico de su cuerpo. Este artículo se basa en una recopilación de entrevistas realizadas como parte del trabajo de investigación que llevó a la producción de Show Girls: Celebrating Legendary Black Jazz Scene (1999) con bailarines que trabajaron en la industria del entretenimiento durante la llamada « edad de oro » del jazz de Montreal (1925-1955). Las historias reveladas por estas entrevistas nos permiten ir más allá de los problemas de representación en la literatura sobre baile exótico para observar la actitud artística de estas mujeres que se resisten a la desarticulación entre su trabajo artístico y el capital erótico de sus cuerpos.
Corps de l’article
Au cours des premières décennies du xxe siècle, l’industrie du spectacle de variétés constituait le point d’entrée le plus important vers une carrière professionnelle dans les milieux jazz pour les femmes de couleur. Des chercheuses féministes spécialisées en histoire du jazz et en études critiques de la danse afro-américaine ont analysé et vivement critiqué le contexte de performance cautionné par l’industrie du divertissement de l’époque, qui répondait alors prioritairement aux attentes érotisantes, exotisantes et « primitivisantes » du spectateur blanc en ce qui a trait à la marchandisation des corps des femmes de couleur. Celles qui désiraient intégrer les milieux jazz se devaient d’opérer à l’intérieur d’un cadre où leurs capacités musicales et l’érotisme de leur corps seraient forcément amalgamés, et où les décors, les musiques et les costumes érotisants, exotisants et primitivisants renforceraient les images stéréotypées de la culture populaire afro-américaine véhiculées dans les médias de masse.
Plusieurs figures marquantes du jazz ont témoigné avec embarras de ce cadre imposé, notamment la chanteuse américaine Lena Horne, ainsi que la danseuse Ida Forsyne qui, plutôt que de consentir à érotiser ses routines, a quitté l’industrie du divertissement pour le travail domestique (Brown 2008 : 90)[1]. Le refus de ces femmes de se conformer aux exigences de l’industrie s’appuyait sur le discours émergent de la respectabilité noire associé à la renaissance de Harlem, qui visait, d’une part, à renforcer la dignité et le respect de soi chez la population américaine d’ascendance africaine et, d’autre part, à défier les images stéréotypées de la culture populaire afro-américaine véhiculées dans les médias de masse en Amérique du Nord. Ainsi, pour plusieurs femmes dans le jazz, établir une distance entre la performance jazz et l’érotisme du corps était en soi une stratégie féministe. Faisant écho à la rhétorique de l’« émancipation raciale » (racial uplift) et au discours sur la respectabilité noire, éloigner le divertissement de l’art équivalait à distancer la musique jazz du capital érotique du corps de l’artiste de manière à légitimer son travail créatif.
Dans ce contexte, les chercheuses spécialisées en études critiques de la danse vernaculaire afro-américaine ont voulu refléter cette approche en définissant les divers processus à travers lesquels les danseuses jazz se désarticulaient du capital érotique de leur corps sur scène (Dixon-Gottschild 2002; Brown 2008; Burt 1998; Kraut 2003; Malone 1996; Perron 2001; Robinson 2015). Les clowneries de Joséphine Baker – en particulier en tant que danseuse comique à l’une des extrémités de la « ligne de filles » – ont joué un rôle important dans la réappropriation et la légitimation de la danse jazz en tant qu’art moderniste. C’est ce qu’a soutenu Brenda Dixon-Gottschild (2002 : 210; ma traduction et mon italique) :
L’image de Joséphine Baker, dansant à sa manière à la fois rapide et éclectique, complètement nue à l’exception d’une ceinture de bananes autour de la taille, hautement sexuelle tout en jouant au clown : voilà l’ultime indicateur de l’esthétique jazz […] Baker est l’exemple sublime du « trickster », cet incontournable de l’esthétique vernaculaire afro-américaine qui joue des rôles autodérisoires comiquement, ironiquement, pour ensuite les dévaluer tout aussi facilement du revers de la main. C’est dans cette sphère – celle du « tricksterism » – que l’esthétique swing et moderne se sont rencontrées pour défier le canon établi.
En d’autres termes, c’est le processus de distanciation à l’égard de ce qui est représenté, accompli par la parodie du stéréotype, qui marque l’admission de Baker à la scène moderniste jazz. Une subjectivité jazz peut donc légitimement être attribuée à une artiste si celle-ci fait montre de résistance, de distanciation ou de parodie lorsqu’elle convoque les conventions scéniques érotisantes, exotisantes et primitivisantes de l’industrie du divertissement de l’époque.
Cependant, si ce processus permet de légitimer les danseuses comiques de l’extrémité de la ligne de filles, qu’en est-il du reste de la ligne – des femmes qui personnifient le stéréotype du primitif-exotique sur scène sans ouvertement s’en distancier? Dans l’argumentaire légitimant la danse parodique de Baker en tant qu’« ultime indicateur de l’esthétique jazz », la résistance de celle-ci à se conformer à l’uniformité de la ligne de filles repose précisément sur le fait que le reste de la ligne incarne lesdites conventions sans les parodier. En d’autres termes, la capacité qu’a Baker de défier l’environnement érotisant, exotisant et primitivisant cautionné par l’industrie du divertissement de l’époque repose sur une politique du comique qui n’est possible qu’à travers la réduction des autres danseuses de variétés au stéréotype primitif-exotique lui-même. Ainsi, seules les filles du bout de la ligne, dont le style de performance peut être interprété comme parodique, sont récupérées comme artistes modernistes; celles sur qui se construit alors le style même de Baker, et sur qui s’appuie la lisibilité moderniste de la danse jazz, continuent de porter le lourd fardeau historiographique d’avoir « échoué » au jeu de la distanciation moderniste.
L’Université Concordia possède dans ses archives une collection d’entrevues originales réalisées avec des danseuses ayant participé à l’industrie du divertissement montréalais au cours des années 30, 40 et 50 qui offrent un point de vue différent des stratégies de distanciation énoncées plus haut. Enregistrées en 1993 et en 1994 dans le contexte du travail de recherche de la réalisatrice Meilan Lam (1998) entourant la production cinématographique Show Girls: Celebrating Montreal’s Legendary Black Jazz Scene, ces entrevues permettent de combler une importante lacune de la littérature sur la danse théâtrale dans les milieux jazz, soit le point de vue des danseuses elles-mêmes sur leur travail scénique[2]. La rareté des sources d’archives faisant état de leurs propres impressions a certainement contribué à faire de l’étude de la danse jazz une recherche qui s’intéresse avant tout aux questions de représentation et aux pressions structurelles racistes et sexistes qui canalisaient les parcours de ces femmes vers l’industrie du divertissement. En effet, les danseuses de la ligne de filles ont rarement été interrogées à ce propos – les sources d’archives les plus consultées pour parler de danse exotique dans les milieux jazz consistent en des documents publicitaires et de la critique artistique dans la presse, et elles tendent donc à refléter le point de vue des gérantes et gérants d’artistes, des propriétaires de cabarets et des élites culturelles plutôt que des artistes elles-mêmes[3].
Cependant, Patricia Williams a aussi comparé le manque de considération de la perspective des artistes noires à ce qu’elle nomme du « black anti-will […] cet héritage du discours raciste et paternaliste de l’esclavagisme, une croyance pernicieuse qui alimente le mythe de l’absence d’agentivité chez les Afro-Américains » (Williams 1991 : 219-220; ma traduction). Un dispositif argumentaire comparable a été employé également dans de récentes recherches sur l’agentivité chez les travailleuses du sexe. Comme Louise Toupin (2006 : 153) l’expliquait, « dans le monde des études féministes francophones, l’activité appelée couramment “ prostitution ” est analysée, le plus souvent, à partir du présupposé de l’exploitation, c’est-à-dire en la tenant pour acquise, comme une prémisse[4] ». Cette exploitation ne peut toutefois agir comme prémisse que si les chercheuses elles-mêmes présument que les travailleuses du sexe ne sont pas consentantes à leur propre expérience, sauf sous « mauvaise influence » ou dans un état de « fausse conscience ». Dès lors, la prémisse d’exploitation chez les travailleuses du sexe dans le discours universitaire, comme le soutient Toupin, cache un déni de leurs expériences subjectives, ainsi qu’un refus de les entendre en tant qu’agentes à part entière.
Si l’on situe au centre des considérations les impressions des danseuses elles-mêmes sur leur travail scénique et leur participation à la scène jazz, les entrevues complètes réalisées avec les danseuses Tina Baines Brereton, Mary Brown, Bernice Jordan et Ethel Bruneau permettent de délaisser la prémisse d’exploitation et l’analyse du stéréotype pour parler plutôt d’agentivité artistique, de subjectivité et de créativité (Baines Brereton 1993; Brown 1993-1994; Bruneau 1993-1994; Jordan 1993-1994). Les danseuses montréalaises qui donnaient corps au stéréotype primitif-exotique sur scène consentaient-elles aux conventions érotisantes, exotisantes et primitivisantes de l’industrie? Si oui, comment et sous quelles conditions? Quels dispositifs critiques déployaient-elles afin de résister à la distanciation entre leur travail artistique et le capital érotique de leurs corps, tout en incarnant sur scène des stéréotypes qui étaient eux-mêmes racistes et sexistes? Mon article s’appuie sur une transcription et une traduction complète (réalisées en 2014) de ces entrevues pour détailler la perspective d’un groupe de danseuses montréalaises sur les conventions scéniques qui entouraient la danse exotique sur le circuit transnational du spectacle de variétés. Je propose ainsi une option à l’argument parodique qui permet à la fois de poser un regard nouveau sur l’agentivité artistique des travailleuses de l’industrie du divertissement et de contextualiser la résistance de ce groupe de danseuses à désarticuler leur travail artistique du capital érotique de leurs corps. Si une forme de distanciation du capital érotique du corps a été une importante stratégie féministe pour certaines artistes noires cherchant à légitimer leur travail artistique au sein des milieux jazz, l’accumulation du même capital érotique chez les danseuses citées dans mon article constitue une voix sous-représentée du féminisme noir de la première moitié du xxe siècle[5].
Un métier d’abord
Si l’on se fie à leurs histoires orales, Tina Baines Brereton, Mary Brown, Bernice Jordan et Ethel Bruneau concevaient la danse jazz avant tout comme un métier. « On pourrait dire que j’étais une sorte d’“ entertainer ” », explique Bernice Jordan (1993-1994), « mais je n’ai jamais vu mon métier comme une forme de divertissement, c’était plutôt un travail! J’ai toujours vu la danse comme un travail. » Un témoignage de Tina Baines Brereton (1993) fait écho à celui de Bernice Jordan :
On ne laissait pas le glamour nous aveugler! Il fallait travailler! Sept jours par semaine, oui. Il fallait monter nos routines. Tout devait être perfectionné. Nous prenions notre métier très au sérieux : nos costumes, ce que l’on voulait faire ensuite […] On ne faisait pas de folies après le travail.
La manière dont ces danseuses insistent sur la notion de travail s’inscrit dans une perspective particulière sur la danse jazz qui est indissociable des paramètres de genre, de race et de classe sociale qui articulaient leur position en tant que sujets dans la société québécoise de l’époque[6]. Voici ce qu’explique Tina Baines Brereton (1993), à propos du travail dans les cabarets :
Le jour, on avait des répétitions, et ensuite on allait travailler dans les théâtres. C’est comme cela que l’on faisait un salaire à rapporter à la maison. On venait toutes de familles pauvres. Un dollar par-ci, un dollar par-là, ça aidait! […] À cette époque-là, on n’avait pas d’aide du gouvernement. Si l’on ne travaillait pas, on n’avait pas d’argent. Il fallait se nourrir soi-même! […] Comme le dit la chanson, « Sing for your supper [and you’ll get breakfast] ». Nous, on dansait pour notre souper! […] Mes pieds et ma tête, c’était mon pain et mon beurre.
En tant que femmes de couleur issues des milieux ouvriers, Bernice Jordan et Tina Baines Brereton faisaient face toutes deux à des options d’emploi très limitées dans le Québec urbain de la dépression des années 30. « Je ne voulais pas laver les chaudrons et les casseroles des autres », explique Bernice Jordan, qui a commencé à danser professionnellement au début de cette période, « alors pour moi, la danse c’était un travail que j’allais devoir faire si je ne voulais pas travailler dans la cuisine de quelqu’un d’autre ». Tina Baines Brereton parle ainsi de ses options professionnelles vers la fin des années 30 : « Soit on allait travailler à l’usine, soit on faisait ce que l’on savait faire le mieux. J’ai décidé que j’allais faire ce que je savais faire le mieux, comme les autres filles de la ligne de filles : on dansait. » Entre le travail domestique et le travail à l’usine, l’industrie du divertissement apparaissait à ces femmes comme le seul choix professionnel viable d’un point de vue économique, probablement leur meilleur espoir d’ascension sociale, à l’exception des contingences liées à une union avec un partenaire d’une classe économiquement plus aisée[7].
Ainsi, malgré une compréhension claire de la manière dont l’industrie du divertissement activait des technologies sexistes et racistes et capitalisait sur l’articulation genrée et racialisée du précariat, l’espace de la scène en tant que tel est décrit dans ces entrevues moins comme un dispositif discriminatoire que comme une forme d’échappatoire temporaire à la violence raciale, genrée, et aux réalités du précariat. Lorsque Mary Brown (1993-1994) était sur scène, elle avait l’impression d’échapper aux préjugés raciaux :
Quand on est sur scène, on est sur scène. Je ne me rappelle aucun préjugé là. Pas là. Quand on faisait affaire avec le monde ordinaire, alors là, c’est une autre histoire. Là, on s’en rendait compte. Si on ne savait pas de quelle couleur on était, on s’en rendait compte assez vite lorsqu’on sortait du show business. On te le faisait savoir assez vite! [Rires]
En ce qui concerne Tina Baines Brereton (1993-1994), l’industrie du spectacle lui permettait d’échapper à un foyer strict et insécurisant : « J’étais libre comme l’air quand je travaillais l’après-midi ou la nuit. Tant et aussi longtemps que je n’étais pas à la maison, j’étais heureuse. J’étais heureuse. » La danse constituait également un exutoire pour échapper aux réalités du précariat. « Les hommes nous traitaient comme des reines », se souvient Ethel Bruneau (1993-1994), « nous étions comme de la royauté! » Pour Tina Baines Brereton (1993-1994), la scène était, littéralement, « un autre monde » (les termes en italique sont en français dans l’entrevue) :
J’aimais les lumières, les gens, les applaudissements. « Regarde la grande madame! » Ça nous faisait bien sûr de l’effet, après un certain temps […] C’était un autre monde. C’était un autre monde! […] Entendre tous ces gens nous applaudir, nous encourager – c’était un autre monde, c’était formidable.
Les danseuses jazz résistent ainsi ouvertement aux discours de victimisation liés à la prémisse d’exploitation précédemment décrite. Bien entendu, le chemin vers la scène était pavé de violences; le corps des femmes de couleur était la cible constante de clients violents, agressifs et insistants, ainsi que de patrons et d’agents manipulateurs. Comme en témoigne Mary Brown (1993-1994) :
Plusieurs fois, quand je marchais dans les allées, [un homme du public] faisait passer une cigarette à travers mes collants. Ça coûtait cher, très cher à cette époque, vous savez.
Et pourtant, le travail scénique en soi ne donnait pas à Mary Brown (1993-1994) le sentiment d’être prisonnière ou victime, aliénée ou exploitée :
Des « ouuuui, noooon » [Ton langoureux] ou bien encore un « Non! » [Ton aigu, coquet], il n’y avait rien de ça. Je ne disais pas « Neooon » [Ton bas, séduisant], je disais « Non » [Ton convaincant, ferme], et quand je disais « Non », tout le monde avait l’air de comprendre que ça voulait dire non. Je n’avais pas vraiment de problèmes avec les clients pour ça. Un jour, j’étais en train de me pencher au-dessus du bar pour aller chercher mon sac à main, et un client m’a frappé les fesses. Et je l’ai fait tomber à la renverse. Les gens autour m’ont dit : « Il était juste saoul! », et j’ai répondu : « Oui, et alors? Il ne le refera plus. »
Bien entendu, ces témoignages ne doivent pas être considérés comme un recueil de « vérités absolues ». Comme les autobiographies et autres types de récits personnels écrits ou oraux, ils articulent une narration particulière à propos d’un individu que les historiens et les historiennes doivent traiter comme un amalgame homogénéisé de faits, de stratégies d’autoreprésentation et de bribes du passé qui reflètent aussi bien des pans de discours anciens que des emprunts aux discours actuels. Cependant, alors que ces femmes exposent clairement le lien entre les paramètres raciaux et genrés de l’articulation du précariat et leur professionnalisation dans l’industrie du divertissement, elles résistent explicitement aux discours de victimisation et insistent plutôt sur l’accumulation de capital érotique en tant que choix conscient. « Il y avait toujours des clients qui voulaient participer lorsque l’on dansait », raconte Tina Baines Brereton (1993) :
Ils voulaient venir sur la scène avec nous. Il y avait beaucoup de clients comme ça […] Ils visaient tous les fesses […] Ça me fâchait beaucoup à l’époque. Je les trouvais insultants. « Ne touchez pas aux filles. Vous ne nous aurez pas gratuitement comme ça. » Je ne pouvais pas comprendre pourquoi ils devenaient fous comme ça […] En plus, nous étions toutes de très jeunes adolescentes. Mais tout ce qu’ils voyaient, c’était les petits derrières qui se faisaient aller [Rires] et, bon, ils ne pouvaient pas s’en empêcher, ces gars-là, ils ne pouvaient pas. Ils devenaient fous. Et moi, je n’arrivais pas vraiment à comprendre, je ne comprenais pas pourquoi ils devenaient fous comme ça. Aujourd’hui, je comprends mieux. Ils étaient des bum guys [« gars à fesses »]. On les appelait comme ça, les bum guys. Ils n’étaient pas méchants. Ces gars-là, ils aimaient les fesses, c’est tout! Parce qu’on les faisait travailler, nos fesses, vous savez [Rires]! Les fesses, c’était censé les exciter et, hum, apparemment ça marchait. Quand tu travailles ton derrière bien comme il faut, c’est ça que ça donne [Rires, d’un ton fier]!
Dans ce riche extrait, Tina Baines Brereton passe de la colère envers les hommes qui touchaient les jeunes adolescentes sans leur consentement à une forme d’amusement, puis elle exprime son attachement, voire sa fierté liée à sa capacité à dicter les paramètres de l’échange grâce au « travail de son derrière ». « Ils n’étaient pas méchants », dit-elle en haussant les épaules : ils capitulaient simplement devant l’accumulation consciente de capital érotique chez Tina Baines Brereton et chez les autres danseuses qui donnaient corps au stéréotype. Bernice Jordan (1993-1994) s’exprime de façon similaire :
Oui, c’était un travail, mais c’était tellement agréable! C’était comme aller à une fête tous les jours. C’était comme ça, quand danser était ton travail. Je pense réellement que Tina [Baines Brereton] et Marie Claire [Germain] et toutes ces filles-là, je suis sûre qu’elles vous diraient la même chose. C’était de la belle danse saine, c’était une bonne vie saine, et c’était du bon plaisir sain pour tout le monde dans ce temps-là. Les hommes, eux, ils adoraient ça, c’était leur relaxation, c’était quelque chose qu’ils appréciaient, et toi, tu étais là à faire ton travail. C’était innocent, c’était un travail, tu avais un beau corps, et tu gagnais bien ta vie, en étant belle! […] Les gens disaient dans mon dos que je « faisais ma fraîche », mais pour moi c’était [Pause] une danse! Une routine! Pas du sexe! C’était de la danse! Certains disaient aussi que j’étais une mauvaise femme, mais je ne l’étais pas! J’étais seulement un être humain! Ce que je faisais sur scène, c’était des choses que j’avais copiées d’autres danseuses pour devenir danseuse moi-même. Et j’ai dû apprendre vite! Et j’ai pu gagner un revenu que j’ai rapporté à ma mère toute ma vie. [Froncement de sourcils.] Les gens disaient de moi que j’étais paresseuse [Pause]. Alors, étant « paresseuse », je me suis trouvé un talent, et j’ai poussé ce talent hors de moi pour [Hésitation], pour survivre.
Ce récit de Bernice Jordan offre une critique particulièrement sophistiquée des contraintes de genre et de classe que les politiques de la respectabilité noire imposaient aux femmes de l’époque, surtout en ce qui a trait à l’exclusivité mutuelle entre l’ascension sociale et le capital érotique de leur corps. Les discours de la respectabilité noire insistaient sur l’importance pour les femmes de couleur de la classe ouvrière de se distancier de leur capital érotique dans leur quête de sécurité économique, les forçant ainsi à choisir entre deux formes de capital. À l’opposé, les danseuses citées ci-dessus résistaient à ces contraintes et mettaient plutôt à profit le capital érotique de leur corps pour échapper à la précarité et, à tout le moins durant le court espace-temps du numéro de variétés, à la violence raciale et genrée.
« Chaque oppression doit, afin de se perpétuer, corrompre et déformer les diverses sources de pouvoir qui ont le potentiel de nourrir l’énergie du changement chez les populations opprimées », signale la féministe noire Audre Lorde (1984 : 53-54; ma traduction) :
Pour les femmes, cela s’est traduit par une suppression de l’érotisme comme source de pouvoir et de connaissance éprouvée dans nos vies […] On nous a encouragées à douter de cette ressource que la société occidentale a tant calomniée, exploitée, dévaluée. D’une part, la superficialité de l’érotisme est encouragée pour renforcer la preuve de l’infériorité féminine; d’autre part, on fait souffrir les femmes en les amenant à se sentir à la fois indignes et suspectes en raison de l’existence même de leur potentiel érotique […] Mais l’érotisme offre une source de réapprovisionnement et une force provocatrice à la femme qui ne craint pas sa révélation, et qui ne succombe pas au mythe selon lequel la simple sensation suffit.
Comme je l’ai signalé au début de mon texte, pour plusieurs femmes dans le jazz, le processus de distanciation entre le jazz et l’érotisme du corps a été une stratégie féministe importante, qui faisait écho aux discours d’émancipation raciale et de la respectabilité noire qui circulaient à l’époque, aux États-Unis comme dans d’autres importants centres ferroviaires de l’Amérique du Nord-Est tels que Montréal. En même temps, les danseuses théâtrales qui donnaient corps au stéréotype du primitif-exotique sur scène reconnaissaient et exploitaient le potentiel érotique de leur corps afin d’accéder à un métier créatif qui leur offrait non seulement une plus grande mobilité sociale, mais aussi une échappatoire, quoique temporaire, à la violence raciale et genrée. Leur contrôle stratégique de ce pouvoir devrait donc aussi être reconnu comme une voix importante au sein du féminisme noir de la première moitié du xxe siècle. Plutôt que d’éprouver de l’aversion envers des costumes et des décors primitivisants ou d’exprimer un sentiment d’impuissance devant un métier qui les exploitait et les objectivait, ou encore d’afficher leur mépris envers des conventions scéniques qui cautionnaient leur auto-exotisation, Tina Baines Brereton et Bernice Jordan parlent du lien qui les unissait à leur métier comme de l’amour. « Tu as une belle poitrine », commence Bernice Jordan (1993-1994; mon italique),
qui se tient toute haute, et tu fais bouger tes pompons, tu te secoues, tu tournoies, tu fais le bump ou le grind […] Ah, j’aimais tellement ça! Surtout au théâtre, quand on se dandinait en descendant la passerelle, j’aimais tellement ça faire ça! Regarder les hommes en train de me regarder [Rires]!
De l’avis de Tina Baines Brereton (1993), être sur scène était « la meilleure chose au monde » :
J’adorais ça, je ne l’ai jamais regretté. C’était dur, mais j’adorais ça, chaque minute. Si je devais recommencer ma vie à zéro, je referais exactement la même chose. J’étais amoureuse de moi-même. Et j’étais amoureuse de mon travail.
La thématique du plaisir, de la joie, de l’amour, sans équivoque et omniprésente dans les témoignages de ces femmes, est un important indicateur de ce que la féministe noire bell hooks (1984 : 104) a défini comme la nécessité de « repenser la nature du travail » pour les femmes de couleur de la classe ouvrière en Amérique du Nord. Le travail de scène ne donnait pas seulement lieu à un soulagement créatif, identitaire et économique. Il créait un espace-temps pour l’« amour », comme le décrit Julia Kristeva (1987 : 5; ma traduction) : « [C]e moment où le “ moi ” assume son droit d’être extraordinaire. Souverain sans être individualiste. Divisible, perdu, anéanti; mais aussi, et à travers l’imagination, en fusion avec l’être aimé […] Paranoïaque? Je suis, en amour, au zénith de la subjectivité. » Le travail de la scène permettait aux femmes de couleur de la classe ouvrière d’avoir accès, lorsqu’elles se tenaient debout sous les projecteurs, à un sentiment de complétude qui leur était dénié lorsqu’elles sortaient de scène – à un espace-temps où elles avaient l’impression de se tenir au-dessus des discours marginalisants et des traumatismes que ceux-ci engendrent. Sur scène, elles étaient à la fois observatrices et observées, les « produits » de discours identitaires marginalisants en même temps que des sujets amoureux, pour paraphraser Sara Ahmed, où l’idéalisation de l’objet aimé – leur travail – leur permettait d’exister à l’intérieur ou à travers ce qu’elles avaient plutôt qu’à l’intérieur ou à travers ce qui leur manquait (Ahmed 2004 : 128; ma traduction). La scène était l’un des rares endroits où elles pouvaient s’approprier à la fois le potentiel érotique de leur corps et la mobilité sociale. Sur scène, les femmes de couleur de la classe ouvrière s’appropriaient à la fois le capital culturel, économique et érotique. Sur scène, elles se donnaient le droit d’être extraordinaires, de réclamer à la fois la mobilité sociale et le capital érotique de leur corps que les discours de la respectabilité noire tendaient à séparer. Sur scène, elles se tenaient au zénith de leur subjectivité.
La danse et le travail envers et contre « l’Autre »
Pour les femmes de couleur de la classe ouvrière, le fait de concevoir la danse comme un travail, et qui plus est comme un travail qu’elles aimaient, était essentiel à leur survie psychosociale. Cependant, la réappropriation de leur capital érotique s’accomplissait aussi à travers un processus de désarticulation de deux « Autres » : la danseuse blanche et la travailleuse du sexe[8]. « Quand les clients voulaient voir un bon spectacle, terre à terre », commente Tina Baines Brereton (1993; mon italique),
[i]ls se rendaient dans le centre-ville [pour voir les spectacles au] Rockhead’s [Paradise] et [au Café] Saint-Michel, et voilà! C’était des spectacles avec des artistes de couleur seulement. C’est ce qui faisait toute la différence. Les spectacles avec des danseuses blanches étaient bons aussi [...] Mais quand [les gens] venaient voir nos spectacles, ils venaient pour écouter notre musique, pour entendre nos chansons, pour voir nos danses à nous. C’était complètement autre chose, c’était vraiment différent […] On se faisait appeler des hoofers, parce qu’on allait « le danser ». Et beaucoup de filles blanches aussi, elles allaient « le danser ». Elles n’étaient pas dans les rues en train de le vendre […] Même si elles ne pouvaient pas faire deux pas comme il faut, elles pouvaient travailler quand même. E for Effort, si vous voyez ce que je veux dire. Elles n’étaient pas si mauvaises. Parfois, elles descendaient dans le centre-ville pour venir voir nos numéros... et je leur disais : « Prends ça! » Elles peuvent bien essayer de voler mes numéros! Elles ne le feront certainement pas de la même manière [Rires, d’un ton fier]!
Dans cet extrait, Tina Baines Brereton procède à la légitimation de la danse jazz noire en marquant la différence non pas avec une, mais bien avec deux « Autres » : celles qui « le vendaient » dans la rue et celles qui « le dansaient » même si elles ne « pouvaient pas faire deux pas comme il faut ». La travailleuse du sexe est ici dévaluée sur le plan moral et sert à distinguer la danse jazz des discours dominants sur le vice[9]. En d’autres termes, la danse jazz est légitimée dans un processus de production de différence avec une « Autre » que l’on présente comme « moins » morale. Une différence est aussi établie entre la danse noire et la danse des Blanches, perçue comme plus superficielle, moins experte. Dans l’argumentaire de Tina Baines Brereton, il est clair que le travail des danseuses blanches est aussi conçu en tant que métier – la danse blanche n’est pas immorale –, mais une hiérarchie de valeur est établie entre les « bons spectacles » des cabarets où les artistes de couleur étaient employées et les routines présentées dans les cabarets chics où les technologies de ségrégation raciale étaient davantage activées.
Tina Baines Brereton (1993) décrit l’un de ses numéros ici :
Le strip-tease, c’était tu y vas et tu teases : je portais cinq costumes, j’en enlevais quatre, et à la fin, j’en avais juste un, et c’est tout! Ça n’allait pas plus loin que ça, on n’enlevait jamais tous nos vêtements. Non, il y avait d’autres filles qui enlevaient tout. Mais ma famille ne l’aurait pas permis. Pas question, et merci mon Dieu de ne pas m’avoir laissée faire ça! Parce que maintenant je peux aller n’importe où et dire que personne ne m’a vue au complet [Rires]. Mais ça, c’était un gros « non » pour nous […] Ce qu’on faisait, c’était plutôt du teasing et, dans ce sens-là, c’était plaisant. On montait sur scène avec tous nos costumes, et on teasait. On n’en portait plus qu’un à la fin, et ça laissait quelque chose pour l’imagination! Mais de nos jours, il ne reste plus grand-chose pour l’imagination.
Il en reste pourtant encore beaucoup pour l’imagination de l’historienne. Malgré le fait que Tina Baines Brereton se dévêtait elle-même stratégiquement, elle ne s’identifie jamais comme une effeuilleuse dans son entrevue. Au contraire, comme je l’ai décrit ci-dessus, la stratégie qu’elle adopte afin de se réapproprier son capital érotique est de déconstruire le discours dominant sur le vice en évoquant une « Autre » qui est « moins » morale : la danseuse nue. De manière similaire, quand la réalisatrice Meilan Lam demande à Bernice Jordan (1993-1994) si elle était effeuilleuse, cette dernière lui répond :
Oh, mon Dieu, non! Je suis beaucoup trop petite! […] Les filles de couleur faisaient le spectacle, et la belle fille blanche se déshabillait. Vraiment de belles filles, souvent grandes et gracieuses. Mais chaque fois qu’une belle fille blanche faisait son strip, elle se faisait arrêter par la police! […] C’est une bonne chose que nous ayons été les song-and-dance girls; au moins, nous, nous pouvions rentrer à la maison!
Les points communs entre les costumes, les routines et les mouvements l’emportaient largement sur les différences entre les numéros de déshabillage stratégiques des danseuses noires et blanches décrits plus haut. Pourtant, Bernice Jordan suggère que les danseuses de couleur n’étaient pas arrêtées par la police montréalaise pour avoir exécuté des routines érotiques. Pourquoi les song-and-dance girls et les « belles, grandes et gracieuses » filles blanches étaient-elles vues assez différemment par les autorités municipales pour que les unes puissent se réclamer de leur capital érotique sur scène en toute impunité, et non les autres? Si le fait de concevoir la danse comme un travail qu’elles aimaient était essentiel à la survie psychosociale des danseuses jazz, le fait de se réclamer de leur capital érotique en distinguant la danse noire de la danse blanche était essentiel à leur survie socioéconomique – à ce que la soirée se termine par une sortie de scène plutôt qu’une entrée en prison[10].
La scène de variétés noire comme espace sécuritaire au déploiement du capital érotique
La description que fait Ethel Bruneau (1993-1994) des « autres filles » qui travaillent Chez Parée durant les années 50 se base sur une stratégie analogue à celle qui a été présentée plus haut, où une différence est établie entre elle et une Autre qu’elle imagine moins autonome, ayant moins de capacité d’action, moins de liberté de choisir :
Je me disais : « Mon Dieu, mais comment peuvent-elles faire ça? » Parce que moi, j’étais évidemment très stricte avec moi-même. Je ne pouvais pas concevoir qu’on puisse aller s’asseoir sur les genoux d’une personne que l’on n’aime pas, qu’on aille mettre ses bras autour de lui [Expression faciale horrifiée]. Tu ne l’as jamais vu avant! [Pause; autre expression faciale horrifiée] Et tu l’embrasses! C’est dégoûtant!
Cet aspect de l’autonarration des danseuses de couleur ressort également lorsqu’elles évoquent leur distance, à la fois critique et physique, des « clients ». Dans le cas de Mary Brown (1993-1994), le fait d’établir une distance entre elle-même et les membres du public impliquait un refus de les regarder directement pendant qu’elle dansait :
Les seules fois où je regardais vraiment le public, c’est quand je chantais. Je trouvais quelqu’un, soit un couple ou une personne plus vieille, et je chantais pour eux. Je ne chantais jamais pour un jeune homme, parce que c’était certain qu’il allait se faire des idées.
Quant à Tina Baines Brereton (1993), il s’agissait aussi de refuser que les clients la touchent sans son consentement (les termes en italique sont en français dans l’entrevue) :
Je me souviens de beaucoup d’endroits où je travaillais seule comme danseuse, et où c’était difficile d’accéder à la scène parce qu’ils étaient tous là, à la queue leu leu, pour essayer de m’attraper! [Rires] « Madame, juste pour toucher, un p’tit peu là, juste pour vous toucher un petit peu. » Je disais [Ton moqueur, mais ferme] : « Arrête ça! »
L’acte de refus – du contact visuel direct avec un membre du public, d’être touchée par lui, de s’asseoir sur lui et de mettre ses bras autour d’un spectateur qu’elles n’aimaient pas ou d’embrasser quelqu’un qu’elles ne connaissaient pas – était un lieu important où les danseuses articulaient une idéologie légitimante autour de la production de différence. Pour Bernice Jordan (1993-1994), refuser de travailler quand des faveurs sexuelles étaient demandées impliquait un processus de délimitation ferme entre « vendre son corps sur scène et le vendre hors scène ». « Jamais je ne me “ mêlais ” avec les clients des cabarets », insiste aussi Ethel Bruneau (1993-1994), avec une expression qui évoque la panique, le dégoût (les termes en italique indiquent l’accent mis par la danseuse durant l’entrevue) :
Je ne me suis jamais assise à boire des semblants de cocktails pour faire de l’argent sur le dos des clients. Je leur disais que j’étais une artiste, que je faisais des spectacles, et c’est tout. Et quand je finissais mes spectacles, j’allais m’asseoir et je lisais mon livre […] Des années plus tard, quand je les revoyais ou que je les rencontrais dans la rue, ils me disaient; « Vous savez, Miss Swing? Vous, vous étiez une danseuse et on vous respectait parce que vous ne vous laissiez pas faire. » Ça, c’est quelque chose dont je suis fière, parce que jamais [Interruption] […] Et il y en avait plusieurs comme moi. Il y avait moi-même, Mary Brown, il y avait Tanya Grace […] On ne se mêlait pas, parce qu’on était des artistes. Ils ne nous traitaient pas comme ils traitaient les danseuses nues et les « marcheuses ». Ils nous traitaient comme des artistes de la danse. Parce qu’on le demandait. Quand les patrons nous demandaient d’aller voir des clients, on leur disait : « On ne se mêle pas, on est des artistes. » On est un numéro dans le spectacle, et les numéros, ça ne se mêle pas avec le public. En fait, ils pouvaient seulement forcer les filles qui ne savaient pas vraiment bien danser à se mêler avec des clients. Et c’est pour ça qu’elles étaient là, elles. Elles étaient là pour aller voir les clients, et faire de l’argent pour les cabarets.
Le même genre de dégoût envers ce qu’elles appelaient du mixing émerge de l’entrevue de Mary Brown. Toutefois, dans son cas, établir sa différence avec une « Autre » paraît encore plus important que de garder intacte la déclaration, défendue par Ethel Bruneau ci-dessus, selon laquelle elle ne se « mêlait » jamais (Brown 1993-1994; les termes en italique indiquent l’accent mis par la danseuse durant l’entrevue) :
Chez Parée, les filles se mêlent aux clients. Et au Métropol, elles se mêlent aussi. Et je pense qu’au All-American elles se mêlent. Moi, j’ai travaillé Chez Parée [elle hésite et s’interrompt] quand mon mari était là pour remplacer [un autre musicien]. Moi, je ne me mêle pas. Je n’aime pas les mains, tu vois? […] Mais on pouvait faire beaucoup d’argent en faisant boire les hommes. Avec du champagne, on pouvait faire dix dollars ou quand même pas mal d’argent, pour ça. Des fois, je parlais aux gens qui venaient me voir durant quelques minutes, puis je trouvais une autre fille pour qu’elle aille s’asseoir avec eux […] À certains endroits, on devait absolument tenir un verre dans nos mains, parce que si les clients nous voyaient les mains vides, ça les dérangeait […] Je buvais toujours du soda au gingembre (ginger ale) avec des cerises dedans. Les serveurs mettaient un peu de vodka autour du verre, juste pour que ça sente l’alcool. Mais il y avait d’autres filles qui buvaient beaucoup et qui se rendaient malades […] Moi, je versais le champagne dans une serviette [Rires] […] Ce n’est pas bien gentil de raconter ça. Mais oui, moi, je versais le champagne dans une serviette [Rires]! Les hommes, ils dépensaient 40, 50 dollars. Je leur en versais à eux, et puis j’en versais dans une serviette [pour que la bouteille se vide plus vite]! [Rires]
Mary Brown (1993-1994) parle aussi de cadeaux qu’elle a reçus de certains membres du public; un manteau de vison, une fourrure de castor, entre autres : « J’ai redonné les deux, parce que ce qui venait avec le cadeau, c’était plus que ce que j’étais prête à payer, si tu vois ce que je veux dire. » Toutefois, la montre en diamants, quelqu’un la lui a volée dans les loges. Et le bateau jouet construit par un homme de la marine, elle l’a donné à son fils : « Il l’a tout brisé, et j’ai appris par la suite que ça valait beaucoup d’argent! » En somme, à travers les discours et les anecdotes parfois contradictoires de Mary Brown, on comprend bien l’importance d’opérer un processus discursif de désarticulation entre le vice et la moralité – entre un soi « droit » et une « Autre » immorale –, même dans les cas où la preuve de pratiques comme le mixing fait surface. Soutenir sa droiture morale est ainsi moins important en tant que preuve factuelle qu’à titre de stratégie de désarticulation du discours du vice.
En résumé, le fait de se distancier des danseuses nues, de celles qui se « mêlaient » et des travailleuses du sexe, puis de présenter la danse jazz comme un métier, voilà autant d’éléments essentiels aux processus de résistance de ces danseuses par rapport aux discours dominants qui associaient le capital érotique qu’elles déployaient sur scène aux discours du vice. Il apparaît ainsi que, alors que les danseuses donnaient corps au stéréotype « primitif-exotique » sur scène, leurs multiples interactions avec leurs agents, leurs patrons, leurs collègues de scène, de même que le public d’hier (en particulier lorsqu’elles se « mêlaient ») et d’aujourd’hui (par l’entremise de leurs entrevues) doivent être comprises comme d’importantes interventions où les attentes exotisantes et primitivisantes en ce qui a trait à la marchandisation de leur corps sont, d’une part, refusées et, d’autre part, désarticulées de la notion de capital érotique. Si les danseuses choisissaient de mettre à profit leur capital érotique au sein de l’espace sécurisé de la scène, leur résistance aux discours hégémoniques portant sur le vice une fois hors scène offrait l’occasion aux personnes qui les écoutaient de méditer sur les discours exotisants et primitivisants qui étaient associés aux citoyennes de couleur en Amérique du Nord. Dès qu’elles descendaient de scène, portant leurs « petits souliers plats, un chandail et un gilet », comme le décrit Bernice Jordan (1993-1994), « avec [leur] petite valise pour aller travailler dans un autre cabaret », le rêve était dissous – pour elles, comme pour le public :
[Sur scène, on] avait l’air tellement glamour […] On avait l’air plus grandes, et on était tellement gracieuses! On se disait : « Wow, ça, c’est le paradis! » Mais lorsqu’on descendait de scène, on se rappelait bien que l’on n’était pas si gracieuses que ça [Rires]! Mais sur scène, on avait l’impression de valoir un million de dollars.
Le public savait, bien sûr, que ces femmes n’étaient ni « exotiques » ni « primitives », malgré les décors et leurs costumes exotisants et primitivisants, et qu’elles ne venaient pas de Harlem comme l’indiquaient les publicités de l’époque, mais qu’elles étaient plutôt des filles du coin, urbaines, modernes, professionnelles. La relation entre ces femmes et les discours dominants n’était donc pas définie exclusivement en rapport avec les attentes exotisantes et primitivisantes du spectateur blanc et avec les images stéréotypées de la culture populaire afro-américaine véhiculées dans les médias de masse. D’une part, malgré le fait que les structures de discrimination raciale et genrée dans l’articulation du précariat canalisaient leurs parcours de vie vers l’industrie du divertissement, ces femmes incarnaient consciemment le stéréotype du primitif-exotique cautionné sur scène. D’autre part, hors scène leurs refus multiples et récurrents d’être associées au discours du vice, et leurs stratégies de délimitation de la scène en tant qu’espace sécurisé pour le déploiement de leur capital érotique, déstabilisaient les fantasmes coloniaux propagés à travers les images stéréotypées de la culture populaire afro-américaine durant la première moitié du xxe siècle.
Ainsi, la danse jazz doit être comprise comme un lieu liminal où ce qui est moral et ce qui est immoral était déstabilisé, un lieu qui troublait les hiérarchies et les dichotomies existantes sur lesquelles reposait le discours dominant du vice[11]. En d’autres termes, dans la relation dialectique entre ce qui est fait sur scène et ce qui est fait hors scène, les danseuses citées ci-dessus s’appropriaient un espace-temps qui minait la ténacité de l’exotisme et du primitivisme dans les représentations de la culture populaire afro-américaine. Lorsque les danseuses refusaient de se soumettre aux fantaisies colonialistes des membres du public, le stéréotype primitif-exotique se déchirait, en quelque sorte – se dévoilait dans toute son artificialité. Tant et aussi longtemps que les femmes avaient l’occasion de résister aux conventions scéniques de l’industrie du divertissement, non pas simplement à travers la négation de leur capital érotique ou la parodie dans la représentation sur scène, mais grâce à des stratégies de légitimation culturelle de la danse jazz, leurs voix avaient le même pouvoir que celui qu’elles ont aujourd’hui : interrompre les processus de littéralisme à travers lesquels les artistes de couleur sont réduites à ce qu’elles représentent sur scène. À la toute fin de son entrevue, Bernice Jordan (1993-1994) insiste :
L’intériorité du bonheur est là, et il faut le garder là, à l’intérieur, si l’on veut survivre […] C’est la seule manière de survivre – de savoir ce que l’on a vraiment à l’intérieur de soi. N’est-ce pas? Si c’est vraiment en dedans, cela se déploiera vers l’extérieur. De la bonne manière. J’espère que j’ai fait le bon choix [en devenant danseuse], parce que c’est ce dont je voudrais que les gens se souviennent, lorsque je fermerai les yeux pour de bon. Voilà! C’est tout ce que je peux vous dire de la petite fille de Saint-Henri, 70 ans plus tard! […] La vie a été bonne pour moi, et je remercie ma force intérieure, parce que c’est grâce à elle que tout s’est finalement bien passé.
Que reste-t-il de la contribution des danseuses jazz de couleur si l’on n’analyse que le stéréotype, les structures d’oppression et les histoires d’agression, et que l’on omet de parler de cette force intérieure, de ce survivalisme obstiné – de ce bonheur bouleversant?
Parties annexes
Note biographique
Vanessa Blais-Tremblay est titulaire d’un doctorat en musicologie et d’une spécialisation en études du genre et des femmes de l’Université McGill. Ses recherches portent sur la musique et la vie musicale des femmes, en particulier sur les relations entre identité, esthétique et genre, et sur les processus de légitimation culturelle – approche se situant au confluent de la sociomusicologie et de l’historiographie. Plusieurs articles issus de sa thèse de doctorat sont à paraître en 2019 et en 2020, notamment dans Jazz and Culture, Women and Music: A Journal of Gender and Culture et Les Cahiers de la SQRM. Elle est chargée d’enseignement à l’Institut Genre, sexualité et féminisme (IGSF) de l’Université McGill.
Notes
-
[1]
À ce propos, voir aussi Farah Jasmine Griffin (2001) et Shane Vogel (2008).
-
[2]
Les entrevues originales, chacune d’une durée de plus d’une heure, n’avaient jamais été transférées sur un format accessible aux chercheuses avant que j’effectue le transfert avec l’archiviste Caroline Sigouin en 2014. Seuls les quelques courts extraits inclus dans le documentaire de 52 minutes avaient été pris en considération dans des études antérieures (par exemple, Joanna Mansbridge (2014) et Lys Stevens (2011)). Ce projet de recherche, issu de ma dissertation (Blais-Tremblay 2018), est le premier à mettre les entrevues d’archives originales complètes en rapport avec les récits historiques du jazz. Ces entrevues constituent actuellement les seules sources d’archives institutionnalisées connues permettant de contextualiser la danse exotique dans les milieux jazz de l’entre-deux-guerres à partir du point de vue des danseuses noires montréalaises. Aucune étude n’a, à ce jour, relevé d’archives similaires aux États-Unis ou ailleurs au Canada. Les entrevues originales sont ainsi particulièrement exceptionnelles, et leur rareté a été l’élément principal ayant déterminé le choix des danseuses citées dans mon article. S’il n’est bien sûr pas possible de généraliser la perception des danseuses de couleur quant à leur travail à partir des quelques cas cités, l’ouvrage When You Let Your Bum Do the Drumming : Jazz Collaborations on the Variety Stage, sur lequel je travaille actuellement, contextualisera la perspective particulière des danseuses de couleur montréalaises sur le circuit transnational du spectacle de variétés en Amérique du Nord. Le présent article ne fait donc état que d’une perspective actuellement sous-représentée dans la critique sur la danse exotique dans les milieux jazz de l’entre-deux-guerres.
-
[3]
Le musicologue Brian Harker (2008 : 67; ma traduction) signale aussi les obstacles suivants à la recherche sur la danse afro-américaine dans l’entre-deux-guerres : « la nature éphémère de la danse, l’absence de traces sous forme de notation écrite et le manque de films sonores ». Sur l’importance des sources orales dans l’historiographie féministe du jazz, voir Sherrie Tucker (2004 et 2000).
-
[4]
Voir aussi Karen Herland (2005), Danielle Lacasse (1994) et Andrée Lévesque (1989).
-
[5]
Les cabarets jazz montréalais ont fait l’objet de plusieurs études, mais aucune ne considère la participation des danseuses de couleur. Voir, en particulier, Sandria P. Bouliane (à paraître), John Gilmore (1988), Nancy Marrelli (2013 et 2004) et Peggy Roquigny (2012).
-
[6]
À ce sujet, voir aussi Denise Baillargeon (1996), Bettina Bradbury et Tamara Myers (2005), Margaret Hobbs (1996), Nancy Janoviček et Catherine Carstairs (2013), Andrée Lévesque (1994) et Tamara Myers (2006).
-
[7]
À ce sujet, voir en particulier David C. Este (2004), Jacqueline Jones (1985), Charmaine Nelson (2010 et 2004), Shirley Small et Esmeralda M. A. Thornhill (2008) ainsi que Dorothy Williams (1997).
-
[8]
Les liens entre l’émergence du jazz et le travail du sexe ont été documentés dans de nombreuses villes aux États-Unis, telles que La Nouvelle-Orléans, Chicago, Kansas City, Los Angeles et New York. Voir, par exemple, Tucker (2004).
-
[9]
Sur cette question, voir aussi Brenda Foley (2005), Becki Ross (2009), Dahlia Schweitzer (2000) et Rachel Shteir (2004).
-
[10]
À ce sujet, voir aussi Hazel Carby (1992).
-
[11]
Voir aussi Kevin J. Mumford (1997).
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