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L’ouvrage Le premier féminisme allemand 1848-1933. Un mouvement social de dimension internationale constitue les actes d’un colloque qui s’est tenu à Lyon en janvier 2012 et qui a réuni un groupe de chercheurs, mais surtout de chercheuses françaises spécialistes du féminisme et de l’histoire des femmes en Allemagne depuis le milieu du xixe siècle jusqu’à l’arrivée de Hitler au pouvoir en 1933. L’historiographie portant sur ces sujets remonte aux années 1970, comme l’ensemble de la recherche sur les femmes et le féminisme, mais elle a progressé très lentement, ce qui fait qu’il y avait encore peu de résultats au début du siècle actuel. Le colloque de Lyon a permis de faire le point sur ces travaux.

Compte tenu des multiples approches et perspectives des onze chapitres de l’ouvrage, la logique du plan suivi ne paraît pas évidente. En vue de remédier à ce problème, Patrick Farges et Anne-Marie Saint-Gille tentent, en introduction, de refaire les liens unissant les textes et d’en dégager les principales caractéristiques. Ils reprennent l’hypothèse soulevée dans l’un des chapitres voulant que, « à mesure que les différences sociales inhérentes à une société d’ordres s’amenuisaient avec la révolution industrielle, la différenciation genrée a gagné en importance, jusqu’à devenir le principe dominant de la différenciation sociale » (p. 12). Ils peuvent ainsi relier les différents textes, de même que l’évolution de l’histoire des Allemandes aux grandes questions sociales et aux mouvements de fond de leur société pendant la période considérée. L’introduction tente également de refaire le lien entre les textes du colloque et le renouveau de l’historiographie et de l’épistémologie. C’est ainsi que Farges et Saint-Gille estiment que les textes réunis enrichissent la recherche soit par des analyses fondées sur le concept d’intersectionnalité, soit par des regards croisés entre les mouvements de femmes et les fluctuations de la société allemande ou internationale, ou encore par l’apport du concept de genre.

Les deux premiers chapitres de l’ouvrage portent sur les années d’affirmation des femmes sur la scène sociopolitique entre les révolutions de 1848 et la Première Guerre mondiale. Le premier analyse l’évolution de l’un des premiers journaux d’opinion fondé par des féministes (intitulé Neue Bahnen) qui aura une certaine durée, soit de 1866 à 1870. On y voit la manière dont les femmes conquièrent l’espace public, les contraintes rencontrées, de même que leurs stratégies d’alliance. Le chapitre qui suit se demande si l’engagement social et politique des femmes de cette époque en a fait pour autant des « intellectuelles », concept qui s’impose en Europe depuis l’affaire Dreyfus. L’auteure conclut que les lieux de rencontre féministes, le rôle des associations, celui des revues dirigées par des femmes et leurs conférences autant nationales qu’internationales ont représenté une « fabrique d’intellectuelles », et elle répond positivement à sa question de départ, même si le nombre de celles qui correspondent à la définition est faible.

Les quatre chapitres suivants portent sur les interrelations entre les mouvements féministes et d’autres mouvements sociaux qui traversent l’Allemagne au tournant du siècle et dans les années subséquentes. Ce sont d’abord les liens complexes avec les mouvements pacifistes qui retiennent l’attention (dans deux chapitres). Bien que certains rapprochements entre féministes et pacifistes aient existé, les deux causes peuvent aussi s’opposer avant et pendant la guerre, les femmes engagées dans les mouvements pacifistes n’étant pas forcément féministes et, inversement, les féministes ayant le plus souvent combattu les pacifistes, en particulier au nom du nationalisme. Cette dernière idéologie était d’ailleurs incontournable en Allemagne avant 1914, pendant la guerre et après celle-ci, et elle fait l’objet du chapitre suivant qui traite des liens entre le féminisme et le mouvement Völkisch (variante proprement raciste du nationalisme allemand). L’analyse met en lumière des liens jusqu’alors ignorés entre la lutte pour la cause des femmes et l’idéologie raciste de même qu’entre certaines féministes et l’antisémitisme. Le chapitre qui suit étudie l’intersection entre le mouvement des femmes et le mouvement ouvrier. La place des femmes dans la social-démocratie n’étant pas facilement reconnue, on y voit que les féministes ont senti le besoin de faire ressortir le rôle historique des femmes dans les processus révolutionnaires, tant invoqués par les socialistes, en particulier pendant la Révolution française. L’analyse intersectionnelle prend tout son sens dans ces deux derniers chapitres.

Deux chapitres présentent ensuite des regards croisés entre les féministes allemandes et leurs consoeurs dans le monde, en particulier le monde anglo-saxon. Les échanges internationaux, en particulier lors du premier Congrès international du droit des femmes en 1878, révèlent des complicités et des convergences évidentes, mais aussi des divergences causées par des contextes nationaux générant des revendications spécifiques. L’apport du concept de genre (gender studies) caractérise les deux derniers chapitres qui portent respectivement sur l’Institut de science de la sexualité et sur les masculinités et le masculinisme. On y observe comment l’essor du féminisme et les nouvelles positions sociales occupées par les femmes dans la société allemande ont entraîné une reconfiguration importante des perceptions des hommes sur eux-mêmes. Ces changements ont évidemment influé sur les relations entre les hommes et les femmes, mais aussi sur les relations des hommes entre eux et des femmes entre elles.

L’ouvrage, même s’il ne présente pas un portrait d’ensemble du premier féminisme allemand, n’en constitue pas moins une contribution intéressante quant à certains de ses aspects et une mine de références utiles à quiconque voudrait aller plus loin. L’état actuel de la recherche ne permettait sans doute pas de faire davantage. On peut en conclure que, bien que le rôle de l’identité nationale tienne une place plus grande chez les Allemandes que chez leurs consoeurs des autres pays européens et d’Amérique du Nord, leurs trajectoires respectives ont beaucoup en commun. Les unes comme les autres cheminent pour se dégager d’une conception essentialiste des femmes, elles rencontrent les mêmes blocages dans leurs revendications et ont les mêmes difficultés à obtenir l’appui des mouvements socialistes dans leur combat pour le droit au travail ou le droit de vote. Un dernier point : plusieurs passages uniquement en allemand auraient mérité d’être traduits, les lectrices et les lecteurs n’étant pas nécessairement familiarisés avec cette langue.