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Nous sommes habituées – depuis plusieurs décennies ‒ à regarder avec une certaine envie et beaucoup d’admiration les efforts déployés dans les pays scandinaves pour assurer une véritable égalité entre les hommes et les femmes. C’est sans surprise que l’on constate, au vu des résultats du Global Gender Report 2014[1] produit par le Forum économique mondial, que les cinq pays scandinaves – dans l’ordre : l’Islande, la Finlande, la Norvège, la Suède et le Danemark ‒ se classent aux cinq premières places de ce palmarès de 142 pays qui mesure les écarts entre hommes et femmes dans quatre domaines : l’économie, le pouvoir, l’éducation et la santé. Pendant les six années précédentes, quatre des cinq pays scandinaves occupaient les premières places. Le Danemark a, depuis, rejoint le peloton de tête.
Devant ces résultats enviables, il est intéressant de noter qu’un secteur subit aujourd’hui encore beaucoup de pression pour réussir à s’inscrire dans ce mouvement, pour finir par faire plus de place aux femmes, et s’attaquer vigoureusement aux stéréotypes : l’univers des médias. Dans cette industrie, ainsi que le rapportent les auteures de l’ouvrage Making Change. Nordic Examples of Working Towards Gender Equality in the Media, la prédominance masculine persiste à la fois dans l’industrie en tant que telle et dans la production médiatique. Pour illustrer cette dernière, on examine le cinéma, le journalisme, le jeu vidéo et la publicité.
Making Change. Nordic Examples of Working Towards Gender Equality in the Media est un ouvrage collectif auquel a contribué plus d’une trentaine de personnes – majoritairement des femmes, à quelques rares exceptions – issues du monde universitaire, de la société civile ou de l’industrie des médias. Divisé en deux parties, ce livre réunit dans la première un recueil de textes sur le thème : « Ce que nous faisons ». La seconde partie regroupe un bilan des activités du groupe Nordic Gender and Media Forum Project créé par les pays scandinaves pour suivre les progrès réalisés en vue de l’atteinte des objectifs adoptés à la Conférence de Beijing en 1995. Le groupe compte à son actif une conférence et quatre séminaires qui ont permis de rassembler à ce jour plusieurs centaines de personnes. On trouve aussi dans la seconde partie du livre des statistiques abondantes pour permettre justement aux leaders scandinaves de faire le suivi des résultats au regard de la plateforme adoptée à Beijing.
Il en résulte un intéressant portrait. Du côté pratique, des descriptions d’expériences prometteuses, des difficultés de parcours ou des erreurs commises et des échecs. Du côté théorique, une réflexion en filigrane : « The lack of gender equality in the Media is often an echo of lack of gender equality overall » (p. 12).
L’intérêt pour les études féministes scandinaves concernant ce secteur qui résiste encore à l’égalité hommes-femmes se manifeste dans la recension que fournit l’ouvrage des thèses de doctorat traitant du thème « genre et médias » : un total de plus d’une centaine en cours en 2014 dans quatre des cinq pays scandinaves.
Dans le domaine du cinéma, les pays scandinaves se comparent tristement au reste du monde occidental. Anne Gjelsvik a intitulé son texte : « The Nordic Celluloid Ceiling », soit le plafond de celluloïd, plutôt que le plafond de verre… Ainsi, 100 % des films réalisés en Islande le sont par des hommes; c’est le cas de 93 % en Suède. En Norvège, on compte 78 % d’hommes à la réalisation cinématographique, mais ce pays présente tout de même un résultat inférieur aux cibles retenues puisqu’en 2006 le gouvernement norvégien est intervenu, par l’entremise de subventions à la production, pour fixer à 40 % la représentation minimale de chaque sexe dans les fonctions importantes du monde du cinéma, et ce, dans un délai de quatre ans. Sans être un échec complet, les résultats ne sont tout de même pas au rendez-vous. À vrai dire, il faut se réjouir, car le nombre de femmes dans les postes de décision a augmenté notablement, passant de 18 % en 2006 à 33 % en 2012.
De l’autre côté de la caméra, les résultats ne rassurent pas non plus. Ainsi, selon Gjelsvik, (p. 17) un nombre alarmant de films scandinaves ne se qualifie pas au test de Bechdel. Rappelons que, pour réussir ce test, un film doit comporter au moins deux personnages féminins, désignés par un nom, qui parlent ensemble d’un autre sujet que d’un personnage masculin. L’auteure rapporte que, des dix films norvégiens les plus populaires de 2010 à 2013, six ne passent pas le test. Parmi les réponses concrètes à cette absence des femmes des scénarios de films, des salles de cinéma de Suède ont lancé en 2013 la campagne A-Rating. Il s’agit de coter les films selon les critères ultrasimples du test de Bechdel. La responsable de cette campagne, Ellen Tejile, considère que l’industrie doit assumer la responsabilité de présenter au public des films qui ne sont pas seulement des histoires d’hommes racontés par des hommes (p. 44).
En ce qui concerne le journalisme, les chiffres atteints par les pays scandinaves s’avèrent intéressants puisque, dans la plupart des entreprises de presse de ces pays, on constate la parité entre les hommes et les femmes dans les fonctions de reporters et de cadres intermédiaires. Cependant, le nombre de femmes est encore très faible dans la prise de décision sur le contenu des nouvelles. Cette faible participation des femmes entraîne-t-elle le fait que seulement 23 % des nouvelles en Islande contre 32 % en Suède ont une femme comme sujet principal? En Scandinavie, l’autorégulation des médias est la règle et les États hésitent à intervenir, même pour y promouvoir les droits des femmes, craignant que l’on n’y voie une tentative de censure ou d’atteinte à la liberté d’expression. Cependant, le journalisme scandinave a encore des problèmes d’égalité hommes-femmes, et les auteures se demandent à qui appartient cette liberté d’expression que l’on protège, et si c’est celle des femmes que l’on accepte de brimer.
Par ailleurs, là comme partout dans le monde occidental, les journalistes sont au coeur d’une crise économique des médias sans précédent et les décisions d’affaires font craindre les pertes d’emploi de bon nombre de journalistes. Certaines entreprises de presse voient cependant une option rentable financièrement dans une plus grande ouverture des nouvelles aux préoccupations des femmes qui représentent encore 51 % du bassin potentiel de l’auditoire ou du lectorat.
Le rôle et la place des femmes dans l’industrie du jeu vidéo est un sujet récent de discussion et de recherche, en Scandinavie comme ailleurs. L’attention accordée à ce domaine des médias se révèle particulièrement riche dans cet ouvrage. Le fait est connu : l’absence des femmes dans les fonctions liées au design de jeux vidéo est criante. On sait qu’elle repose en partie sur une relative absence de femmes dans les filières technologiques. Ce n’est pas la seule raison cependant, et il n’est pas inutile de rappeler, ainsi que le fait l’ouvrage (p. 81) comment, en 2014, une véritable campagne de harcèlement et de peur a visé les femmes designers de jeux, les critiques féministes de jeux et, d’une manière générale, ceux et celles qui ont pris position contre le mot-clic (hashtag) « #gamergate » où l’ex-conjoint d’une designer de jeux l’accusait sur Internet d’avoir obtenu de bonnes critiques en séduisant leurs auteurs. Aujourd’hui, le récit narratif collectif est bien implanté concernant le jeu vidéo : on le destine en premier lieu aux jeunes hommes, qui construisent leur masculinité « through their participation in typically male-coded “ hard-core gamer ” subcultures » (p. 82). Cependant, pour Johanna Koljonen, on tient trop à ce portrait de l’industrie du jeu vidéo. Ainsi que cette auteure le dit, en matière de chiffres, ce secteur se compare au cinéma. Pourtant, on ne présente pas les femmes cinéastes ou les spectatrices de films en salle comme des exceptions fascinantes à une norme culturelle, comme on le fait pour les femmes dans l’industrie du jeu ou pour les joueuses elles-mêmes. Elle souhaite qu’une représentation plus juste du milieu du jeu vidéo permette aux jeunes femmes de s’y retrouver plus facilement et de ne pas s’en sentir exclues. Pourtant, selon le texte de Silje H. Hommedal, « Gender and Computer Games in the Construction of Identity » (p. 95), on constate qu’une majorité de joueurs (garçons) considèrent qu’il existe un lien naturel entre les jeunes hommes et les jeux vidéo ou que les jeux vidéo, c’est l’affaire des garçons…
Dans les pays scandinaves, les discussions sur la publicité comme facteur discriminant et comme fabrique à stéréotypes à l’endroit des femmes date du début des années 70. Tous les États du nord de l’Europe ont par la suite légiféré pour interdire formellement la publicité discriminatoire ou sexiste à l’égard des femmes. En Suède, la question est dévolue à un système d’autorégulation.
On aurait souhaité dans ce chapitre un peu plus d’illustrations des résultats de tous ces efforts, par exemple un bilan des plaintes ou des décisions rendues concernant ces plaintes. On aurait aimé voir des publicités scandinaves, surtout pour promouvoir la vente de certains produits qui donnent lieu ici à de désolants stéréotypes comme la vente de bières, d’outils ou même de voitures. On y apprend cependant que les sensibilités diffèrent d’un pays à l’autre, que ce qui passe au Danemark suscite la colère en Suède ou en Islande et que la parité n’est pas encore atteinte en matière de salaire ou d’emplois dans les agences de publicité et de relations publiques, mais que l’objectif 2020 semble réaliste à l’horizon 2020.
La lecture de Making Change. Nordic Examples of Working Towards Gender Equality in the Media est très inspirante. On y trouve le reflet de réussites importantes sur le chemin de l’égalité des femmes et l’on y perçoit nettement que les changements opérés l’ont été à force de luttes et de mobilisations importantes. Une question notable demeure toutefois sans réponse à la lecture de l’ouvrage : pourquoi l’univers des médias est-il loin derrière les autres secteurs de l’industrie en Scandinavie concernant la promotion des droits des femmes? D’où vient la résistance? Néanmoins, on ne peut que constater la distance qui sépare le Québec des pays scandinaves, notamment à quel point l’industrie des médias est vue comme un bien collectif dans ces pays du nord de l’Europe. Un immense fatalisme à l’égard des contenus, souvent sexistes et discriminatoires, et devant les attitudes des médias comme employeurs, alors que la place des femmes est encore si faible, semble au contraire frapper la population québécoise.
Parties annexes
Note
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[1]
Voir le site Web suivant : reports.weforum.org/global-gender-gap-report-2014/rankings/.