Résumés
Résumé
Aujourd’hui, les multiples mouvements autonomes de lesbiennes des années 70 et 80 sont souvent dépeints comme univoques et homogènes sur le plan des idées et des pratiques. En proposant que les identités lesbiennes et leurs mouvements sont depuis toujours intersectionnels, les auteures ont pour objectif d’ébranler cette image. Leur examen des divers courants au sein du mouvement lesbien montréalais de 1970 aux années 2000 leur a permis de mettre au jour les complexités dont il se tisse, et ce, en privilégiant une approche intersectionnelle et « intracatégorielle ». Leur analyse révèle que le lesbianisme et le féminisme ont entretenu des rapports tantôt de complémentarité, tantôt de tension, cette ambiguïté se trouvant aussi parmi les lesbiennes au gré de la classe sociale, de la langue, de l’idéologie et de l’identité nationale. De portée préliminaire, le texte ainsi produit est une invitation à multiplier les travaux sur les mouvements lesbiens à Montréal, dans une perspective tant historique que contemporaine, en explorant d’autres marqueurs identitaires, dont l’âge, la région, l’appartenance culturelle et la religion.
Mots-clés :
- féminisme,
- histoire lesbienne,
- intersectionnalité,
- lesbianisme,
- montréal,
- mouvements lesbiens
Abstract
Today, the multiple autonomous lesbian movements of the 70s and 80s are often depicted as univocal and homogeneous in terms of ideology and practice. Proposing that lesbian identities and movements have always been intersectional, the authors aim to disrupt this image. By examining the diverse currents within Montréal’s lesbian movement from 1970 until the 2000s, they have sought to uncover the complexities that shaped it; to do so, they have adopted an intersectional and intra-categorical approach. Their analysis reveals that lesbianism and feminism maintained a rapport that was sometimes complementary, but at other times filled with tension, an ambiguity that was further shaped by social class, language, ideology and national identity. Preliminary in scope, this text is an invitation to multiply the work on lesbian movements in Montreal, as much from an historical as a contemporary perspective, by exploring other aspects of identity including age, region, cultural community and religion.
Resumen
Hoy en día, los numerosos movimientos autónomos de lesbianas de los años 1970 y 1980 son muy a menudo representados como inequívocos y homogéneos con los planes de ideas y prácticas. Con proponer que las identidades lesbianas y sus movimientos son desde siempre interseccionales, este texto pretende sacudir esta imagen. Al examinar las diversas corrientes dentro del movimiento lésbico en Montreal desde el año 1970 hasta la década del 2000, hemos tratado de descubrir las complejidades con las que se teje favoreciendo un enfoque interseccional y intracategorial. Nuestro análisis revela que el lesbianismo y el feminismo han mantenido relaciones a veces de complementaridad, a veces de tensión, esta ambigüedad también encontrándose entre las lesbianas según la clase social, el idioma, la ideología y la identidad nacional. De alcance preliminar, nuestro trabajo se quiere una invitación a multiplicar los trabajos sobre los movimientos lésbicos de Montreal, tanto en una perspectiva histórica como contemporánea, explorando otros marcadores de identidad como la edad, la región, las afiliaciones culturales y la religión.
Corps de l’article
Depuis la fin des années 80, les militantes lesbiennes de tous horizons (lesbiennes culturelles, féministes, radicales, séparatistes) sont critiquées par les plus jeunes générations de lesbiennes qui considèrent que leurs aînées promouvaient une vision idyllique d’une « culture de femmes » et une définition restrictive de l’identité lesbienne (Jeffreys 2003; Phelan 1989; Stein 1993). En quelque sorte, le lesbianisme féministe américain a été pris en exemple pour illustrer l’incapacité du féminisme de la deuxième vague à prendre en considération les diversités parmi les femmes (qu’elles soient idéologiques ou pratiques) et à les intégrer au sein du mouvement éponyme. Notre intention n’est pas de contester cette lecture critique des relations entre lesbianisme et féminisme, mais bien de l’explorer à l’aune d’une approche intersectionnelle pour le cas de Montréal. En proposant que les identités lesbiennes sont depuis toujours intersectionnelles – en raison premièrement de la relation d’interdépendance qu’entretiennent le genre et la sexualité, mais aussi à cause de l’action d’autres marqueurs de la différence (la classe sociale, l’idéologie, le bagage ethnoculturel et la langue) sur l’identité –, nous espérons perturber quelques-unes des interprétations actuelles de l’histoire récente des lesbiennes.
Certes, des analyses critiques ont déjà traité ce sujet au Québec (par exemple, Chamberland (2002), Hildebran (1998), Lamoureux (1986, 1998 et 2003) et Turcotte (1998)). Nous croyons toutefois que, en raison de sa préoccupation à l’égard de la reconnaissance de l’existence de divers systèmes d’oppression (basés, par exemple, sur l’âge, la classe sociale, le genre, les idéologies, la langue, les sexualités) et de leur intégration dans une démarche analytique consacrée à mettre au jour les inégalités et les marginalisations, l’approche intersectionnelle permet d’enrichir et de nuancer les travaux existants quant à la complexité des relations entre féminisme et lesbianisme, ainsi que parmi les lesbiennes elles-mêmes. En revanche, un regard intersectionnel peut générer la fâcheuse impression que dominent les scissions sur les formes de collaboration, les clivages sur les lieux communs. Comme il ressortira de notre analyse, la classe sociale, la langue et les idéologies ont constitué des forces structurantes du mouvement lesbien montréalais au cours des trois dernières décennies du 20e siècle, mais les travaux existants ne les ont pas analysées – au mieux les ont-ils nommées[1].
Le Québec, notamment sa métropole, nous apparaît tel un espace politique particulièrement propice afin d’examiner la dynamique relationnelle entre lesbianisme et féminisme. En effet, en raison de sa spécificité linguistique et géographique, Montréal a vu émerger un mouvement lesbien[2] original et spécifique sur le plan identitaire. Comme le fait valoir Descarries (2005 : 145-146) à propos du féminisme, la vitalité et l’unicité de ses idées, ses pratiques et ses mobilisations découlent de son positionnement au carrefour de trois influences culturelles – canadienne-anglaise, américaine et française. Nous soutenons que ce terreau marque aussi les autres mouvements sociaux du Québec, dont le mouvement des lesbiennes, gais, personnes bisexuelles, trans*[3] et queer (LGBTQ). S’agissant des lesbiennes, leurs espaces de militance étaient multiples. Ainsi, plusieurs ont été présentes au sein du mouvement féministe, à titre de permanentes ou de militantes ou encore simplement pour socialiser. D’autres, moins nombreuses, ont milité au sein d’un mouvement dominé par les gais. D’autres, enfin, se sont investies dans un mouvement lesbien explicitement autonome (notamment du côté des lesbiennes dites « radicales »). À l’instar des autres mouvements sociaux, le mouvement lesbien a ainsi été façonné par des influences culturelles américaine, canadienne-anglaise et française, mais aussi par ses rapports avec le féminisme (et le mouvement gai). Qui plus est, les nombreux traits qui tissent la société québécoise (sur le chapitre de la langue, de l’identité nationale et de la classe sociale) non seulement n’ont pas empêché la formation d’un mouvement lesbien, mais ils l’ont fortifié en lui insufflant une tonalité particulière.
Notre regard intersectionnel privilégie la période qui se présente comme un « âge d’or » du mouvement lesbien, soit les années 80, avec des débordements du début de la décennie 70 jusqu’aux années 2000[4]. Il n’a aucune prétention à l’exhaustivité, se limitant à réfléchir à quelques moments de l’histoire du lesbianisme féministe montréalais significatifs par rapport à sa trajectoire existentielle. En outre, il prend la forme de réflexions préliminaires, et ce, parce qu’il repose sur des sources secondaires plutôt que du matériel de première main[5]. Cela dit, il n’en reste pas moins original, au moins pour deux raisons. L’une est que peu d’écrits universitaires ont porté sur le mouvement lesbien et sur la prise en considération des lesbiennes dans le mouvement féministe québécois. L’autre est de mettre au centre de notre réflexion l’approche intersectionnelle afin de déconstruire un mouvement trop souvent pensé comme unifié dans son altérité par rapport au féminisme québécois.
Le reste de notre texte ira comme suit. Nous débutons en abordant le concept d’analyse charnière de ce texte, celui de l’intersectionnalité. Ensuite, nous enchaînons par un examen du mouvement lesbien d’abord dans ses rapports avec le mouvement féministe, puis dans ses marquages intersectionnels. À cet effet, nous examinons le mouvement lesbien de l’intérieur avec l’objectif de mettre en lumière ses complexités, le tout en recourant à une approche « intracatégorielle » qui, sans nier quelques dénominateurs communs aux lesbiennes, insiste sur le pouvoir structurant de traits identitaires (la sexualité, la langue, la classe sociale, l’idéologie, etc.) à re/produire des hiérarchies et des relations de pouvoir au sein même du mouvement lesbien et parmi les lesbiennes. Nous concluons avec quelques réflexions générales sur les atouts de l’approche intersectionnelle, afin de développer les savoirs sur le mouvement lesbien québécois dans l’avenir.
Quelques mots sur l’intersectionnalité
La notion d’intersectionnalité n’est pas une innovation conceptuelle du xxie siècle. Selon Harper et autres (2012 : 2-10), trois moments ponctuent son développement : 1) une phase que l’on pourrait qualifier de protothéorique, ou originelle, alors qu’au tournant du xxe siècle sont énoncées les premières analyses croisant le genre, la « race » et la classe en contexte états-unien; 2) une phase de formalisation, durant les années 70 à 90, au cours de laquelle des féministes noires américaines (dont Collins, Crenshaw et hooks) développent une approche structurelle de l’intersectionnalité soucieuse de circonscrire les effets d’oppressions cumulatives; 3) une phase socioconstructiviste qui insiste sur les processus de re/production des marqueurs identitaires. Notre réflexion ne privilégie pas un camp en particulier – l’approche structurelle ou la perspective socioconstructiviste, car, comme le soulignent Harper et Kurtzman (2014 : 17), « l’intersectionnalité reste à la fois ambiguë et imprécise », une fluidité qui nous semble bénéfique pour décrypter un phénomène historique peu documenté et analysé. Notre texte retient plutôt le postulat commun aux lectures structurelle et socioconstructiviste : l’intersectionnalité veut mettre au jour les liens entre identités et économie de fonctionnement (c’est-à-dire les structures et les processus) des régimes sociaux, les rapports de force (soit les hiérarchies et les oppressions mais aussi les résistances) inhérents à cette dynamique et les représentations qui rendent possibles son invisibilité et, par ricochet, son acceptation.
L’intersectionnalité est ainsi un outil théorique et analytique. Puisant aux politiques identitaires, elle permet de déconstruire « les femmes » à l’aune de marqueurs (ou des différences) identitaires qui façonnent le tissu sociétal, tels l’âge, la classe, l’origine ethnique, la religion, les capacités physiques et mentales et, bien sûr, les préférences sexuelles (bien que ce dernier critère ait été négligé la plupart du temps : Shields (2008)). L’intersectionnalité fait donc ressortir non seulement les différences parmi les femmes, mais une dynamique de constitution des identités et des relations sociales en vertu de laquelle des traits identitaires revêtent des valeurs inégales générant, au gré des conjonctures, tantôt des privilèges, tantôt des oppressions. Posée autrement, l’intersectionnalité donne à voir ce qui se dissimule derrière le mythe homogénéisant « des femmes » en révélant la pluralité des rapports de force qui structurent la société politique et, surtout, leur entrecroisement d’où émergent des formes insoupçonnées et complexes d’inégalités sociales, c’est-à-dire des oppressions certes, mais aussi des privilèges – car, en faisant sortir de l’ombre certaines des « femmes-les-plus-démunies », l’intersectionnalité jette du coup la lumière sur des « femmes-privilégiées ». Soutenir que « les femmes » sont pauvres laisse croire que toutes le sont, ce qui n’est pas le cas puisque certaines sont nanties. Cela dit, si beaucoup de femmes vivent dans la pauvreté, cette condition n’a pas pour corollaire une étiologie commune, mais plutôt des entrecroisements complexes de rapports de domination. Par exemple, les lesbiennes sont exposées à la pauvreté en tant que femmes, mais aussi parce que certaines ont dû quitter leur famille ou l’école, ou les deux à la fois, par suite de confrontations à saveur lesbophobe. La pauvreté de certaines lesbiennes peut également tenir au refus de s’engager dans un hétéromariage, qui, hier comme aujourd’hui, constitue un véhicule de mobilité socioéconomique pour les femmes, et à la non-reconnaissance jusqu’à tout récemment des unions et des mariages de même sexe, reconnaissance emportant de nombreux privilèges socioéconomiques, fiscaux et sociétaux. En cela, l’intersectionnalité comme outil théorique et analytique met en évidence des dynamiques s’étendant à une échelle individuelle et sociétale (c’est-à-dire institutionnelle).
McCall (2005; voir aussi Hancock 2007) parle d’intersectionnalité « intracatégorielle » pour décrire ces différences parmi les femmes, comme parmi les lesbiennes. Si ces dernières sont modelées par divers axes d’oppression, les catégories ainsi mises au jour par ces découpages intersectionnels le sont tout autant. En d’autres mots, bien que les lesbiennes aient beaucoup en commun (par exemple, des idées, des pratiques, des réseaux), elles sont aussi bigarrées par divers marqueurs tels que l’âge, la classe sociale, la langue parlée, mais chacune de ces catégories « de lesbiennes » l’est aussi tout autant en son sein. Parmi « les lesbiennes », certaines sont jeunes et d’autres âgées; parmi ces dernières, certaines sont favorisées sur le plan socioéconomique, tandis que d’autres le sont moins; parmi les lesbiennes âgées moins nanties, certaines parlent français et d’autres non, etc. Ces hachurages intersectionnels (qui, par ailleurs, ne doivent pas faire oublier les lieux communs aux lesbiennes) font sortir de l’ombre les entités les plus dépossédées par les dispositifs sociétaux, les minoritaires des minoritaires, ce qui offre ainsi une lunette attrayante pour explorer les trajectoires lesbiennes sous l’angle de leurs diversités.
Nous allons maintenant examiner le mouvement lesbien et le féminisme québécois à Montréal sous deux dimensions : l’une porte sur les rapports entre le féminisme dominant et le mouvement lesbien par l’entremise de l’approche intersectionnelle; l’autre, sur les divisions au sein de ce dernier par l’intermédiaire d’une perspective intracatégorielle.
L’approche intersectionnelle : lesbianisme et féminisme à Montréal
Décrite tantôt comme une modernisation de l’État du Québec et de son administration, tantôt comme un assainissement de ses moeurs et de ses pratiques politiques, ou encore comme un grand chamboulement culturel, la Révolution tranquille a aussi été – et peut-être surtout – une révolution de la société civile. En effet, portés par une vague de contestation plus vaste qui déferle alors sur l’Occident, des (nouveaux) mouvements sociaux prennent d’assaut la société politique québécoise pour y infuser leurs lectures du changement. Bien qu’il soit central quant à cet épisode révolutionnaire québécois, le mouvement nationaliste n’en est pourtant pas le seul protagoniste en son genre. Surfant sur les vagues de la Révolution tranquille, vers la fin de la décennie 60, le mouvement féministe s’impose aussi comme une force de changement de la société politique québécoise. En tant que voix qui remet en question les rapports inégalitaires entre les sexes et qui plaident pour l’autonomie des femmes, le mouvement féministe a – dans une certaine mesure – constitué un espace où certaines lesbiennes ont pu s’épanouir, notamment les lesbiennes féministes, ce qui est déjà moins vrai des lesbiennes radicales.
Les rapports entre féminisme et lesbianisme au Québec ont été empreints d’une complexité allant, selon Lamoureux (1998), d’une invisibilité imposée par un hétérosexisme tout hégémonique à l’affirmation d’une stratégie séparatiste, en passant par une visibilité publique conditionnelle… Quelques analyses laissent croire que la présence de lesbiennes au sein du mouvement féministe n’allait pas de soi, qu’elle pouvait générer des malaises (Baillargeon 2012 : 239-240; Collectif Clio 1982 : 497; Dumont 2008 : 157-158; Lamoureux 1986 : 151-155). Par exemple, certaines féministes considéraient que la visibilité de lesbiennes au sein du mouvement pouvait entraver la légitimité et la respectabilité qu’il recherchait, sans compter que leurs analyses « radicales » de l’oppression des femmes constituaient une douche froide pour des hétérosexuelles accusées de coucher avec l’ennemi (Baillargeon 2012 : 239-241). Pourtant, si la visibilité lesbienne dérangeait certaines féministes, des lesbiennes ne cachaient pas leur agacement devant un féminisme où l’on ne « parlait jamais clairement de lesbianisme » (Charest 1982 : 10; voir aussi Turcotte 1998). En effet, certaines lesbiennes se sentaient invisibilisées, voire ostracisées, au sein du féminisme, que ce soit parce qu’elles n’étaient pas visibles physiquement au sein du mouvement[6], qu’elles ne se sentaient pas interpellées par des revendications féministes ne bousculant guère ce que certaines lesbiennes « radicales » qualifiaient d’« hétéro-patriarcat » (Charest 1982 : 12) ou encore en raison de la lesbophobie de certaines féministes (corollaire du sexisme qu’elles rencontraient dans le mouvement de libération gaie). Il faut dire toutefois que ces malaises n’ont pas été propres au Québec et qu’ils se sont manifestés ailleurs dans le monde occidental, comme en témoigne l’épisode maintenant célèbre où Betty Friedan a qualifié de lavender menace la présence de lesbiennes au sein du mouvement des femmes américain au début des années 70 (Jay 2000).
Pour l’essentiel, la gestion des rapports entre lesbianisme et féminisme s’est matérialisée en deux scénarios : l’affirmation de la visibilité lesbienne hors du féminisme ou l’inclusion des lesbiennes à la mouvance féministe. La première option a signifié pour les lesbiennes, notamment pour celles dite de la frange « radicale », de se distancier du féminisme et d’affirmer leur autonomie en organisant leurs propres groupes et activités. Nous explorerons plus à fond ce scénario dans la section suivante. L’option de l’inclusion a signifié pour les lesbiennes d’aménager un espace qui leur soit propre au sein du féminisme. Par exemple, dès le début des années 80, des lesbiennes contestent leur effacement au sein du mouvement féministe québécois en formant leur propre contingent aux célébrations du 8 mars (Podmore et Chamberland 2015). Pourtant, la présence lesbienne au sein du féminisme peut s’enorgueillir de racines profondes, le féminisme radical ayant fourni au début des années 70 « un terreau de développement au lesbianisme, comme théorie et comme pratique » (Lamoureux 2003 : 253). Relation historiquement ancrée, donc, et s’implantant en tandem « sous le mode de la simultanéité et de l’interaction. Le féminisme crée l’espace public nécessaire à la politisation du lesbianisme, alors que le lesbianisme politique instaure une dimension critique apte à contrer la tentation assimilationniste fortement présente à l’intérieur du féminisme » (Lamoureux 1986 : 153). Les lesbiennes doivent d’autant plus maintenir un lien avec le féminisme que certaines des revendications qu’il porte rejoignent leurs conditions d’existence, car, collectivement, les lesbiennes n’échappent pas (entièrement) au régime du genre qu’il dicte. Il reste que l’inclusion ne peut signifier l’assimilation et, pour ce faire, les lesbiennes doivent se penser comme des « parias rebelles », selon l’expression de Lamoureux (1998 : 183), c’est-à-dire refuser d’être des lesbiennes au sens où l’entend la société hétérosexiste et prendre le leadership de leur formatage identitaire.
Cela dit, des rapprochements significatifs entre féminisme et lesbianisme ont été réalisés à compter des années 90, dont une multiplication des services pour lesbiennes (par exemple, des groupes de discussion) dans les organisations féministes. En 1995, en réponse à l’invisibilité des lesbiennes lors de la Marche des femmes contre la pauvreté « Du pain et des roses », le Comité pour la reconnaissance des lesbiennes (premier comité identitaire de cet organisme) a vu le jour à la Fédération des femmes du Québec (FFQ) (Baillargeon 2012 : 240; Brossard 2004). Au cours de la seconde moitié des années 90, une coalition de groupes féministes, de regroupements lesbiens et gais ainsi que d’organisations syndicales s’est formée pour réclamer la reconnaissance des unions de couples de même sexe et des filiations en contexte d’homoparentalité (Nicol 2005). En 2000, les revendications sur les droits des lesbiennes ont été inscrites dans la plate-forme politique de la Marche mondiale des femmes – non sans quelques difficultés, faut-il préciser (Demczuk 2000). Depuis, la FFQ a soutenu les mobilisations lesbiennes et elle a élu en 2009 sa première présidente ouvertement lesbienne.
En somme, les relations entre le lesbianisme et le féminisme à Montréal à compter des années 70 ont été fort complexes. En effet, pour certaines féministes, la présence lesbienne suscitait le malaise, alors que des lesbiennes vivaient leurs rapports au féminisme en termes d’exclusion. Pourtant, les échanges entre les unes et les autres ont été soutenus, que ce soit sur le plan des idées, des pratiques ou des organisations ou encore des luttes. Ce tricotage de différences, d’interinfluences et de reconfigurations ressort aussi de la dissection du lesbianisme.
L’approche intracatégorielle : des lesbiennes plurielles
Le mouvement lesbien au Québec en général, et à Montréal plus précisément, doit sa naissance à la croisée (ou l’intersection) de deux mouvements, soit le mouvement féministe et le mouvement de libération gaie. Un maelström alliant la classe sociale, la langue, l’idéologie et l’identité nationale a formaté le mouvement des lesbiennes, lui imprégnant une allure particulière. Le Québec des années 60 et 70 bouillonne à la politique des mouvements sociaux, à tel point que les mouvements nationaliste, féministe et libérationniste gai se rejoignent pour un moment : une filiation idéologique entre la libération du Québec et la libération sexuelle se manifeste lorsque le Front de libération des femmes (FLF) et le Front de libération homosexuel (FLH) se joignent à la manifestation anti-Canada au parc La Fontaine, le 1er juillet 1971 (McLeod 1996 : 73). Cette première manifestation ne donne toutefois pas voix au mouvement lesbien de libération : si des lesbiennes y ont participé, c’est à titre de féministes qu’elles l’ont fait et non de lesbiennes ou de lesbiennes féministes (Lamoureux 1998). Pourtant, la conjoncture idéologique et sociétale créée par la Révolution tranquille et les mouvements sociaux qui bercent le Québec d’alors offre au mouvement lesbien un incubateur pour qu’il se développe durant les années 70 et suivantes.
D’après les sources existantes, la classe sociale a constitué le marqueur le plus significatif à la constitution des identités lesbiennes du début des années 70. Selon Hildebran (1997), le mouvement lesbien à Montréal qui émerge au cours des années 70 surfe sur l’expansion d’une classe moyenne. Alors que les lesbiennes de la classe ouvrière créent leur propre culture de bar où elles campent le modèle butch/femme, les lesbiennes de la classe moyenne restent invisibles, comme l’a montré Line Chamberland (1993 et 1996). Situés dans les quartiers populaires et le red light montréalais, les bars que fréquentaient les lesbiennes de la classe ouvrière pendant les années 50 et 60 étaient au-delà des frontières culturelles des lesbiennes de la classe moyenne. Surveillés par la police, ces lieux comportaient beaucoup de risques en fait de visibilité publique. Toutefois, les années 70 changent la donne : l’accès plus large à l’éducation postsecondaire et de meilleures possibilités d’emplois favorisent une mobilité sociale ascendante et, du coup, une plus grande autonomie pour certaines femmes. De nouveaux bars voient le jour au centre-ville de Montréal qui glanent une clientèle plus diversifiée, faisant se côtoyer des lesbiennes de classes sociales et de langues différentes. Par exemple, Orchard (1974 : 31) décrit la clientèle socialement bigarrée qui fréquentait le bar Madame Arthur : « The women who go there are younger, more inclined to be radical feminists and super-dykes. The students, the would-be students, the models, pimps, call girls, fancy dressers and every God damned civil servant in the city make up the rest of the clientele. »
La retenue manifestée par les lesbiennes des classes moyennes du début des années 70 envers les bars a constitué une motivation forte à leur politisation en construisant leur propre mouvement. Certes, les bars mettaient en contact des lesbiennes d’horizons différents[7], mais le climat d’exploitation et de harcèlement qui y régnait a convaincu les lesbiennes des classes moyennes qu’elles avaient besoin de leur propre espace de sociabilité pour développer un mouvement lesbien de libération. Leur idéal s’inspirait d’un féminisme matérialiste (c’est-à-dire la critique féministe de l’exploitation des femmes par le capitalisme) et d’un certain séparatisme plaidant la nécessité pour les femmes d’avoir un lieu où les lesbiennes pourraient s’entraider et développer leur propre culture. Comme l’explique Hildebran (1997), une transformation de la structure des classes sociales au Québec a contribué à libérer le temps et les ressources nécessaires à la réalisation d’un tel projet : d’un côté, les lesbiennes dont les conditions de vie s’amélioraient jouissaient d’une plus grande liberté pour militer et, de l’autre côté, les lesbiennes mieux nanties pouvaient transiger plus aisément avec leurs soeurs moins favorisées.
Si, au début des années 70, ce préjugé défavorable des lesbiennes de la classe moyenne envers les bars était partagé par les anglophones et les francophones, à partir de la moitié des années 70 la question linguistique et les luttes nationales qui la sous-tendent créent des remous parmi les lesbiennes québécoises (Chamberland 1996, 2000 et 2002; Hildebran 1997 et 1998). Montréal voit naître le premier groupe de lesbiennes dans l’espace universitaire anglophone : en 1973, les lesbiennes de Gay McGill claquent la porte pour constituer leur propre groupe autonome, Montreal Gay Women (MGW, qui deviendra Labyris; McLeod (1996 : 120)). De 1973 à 1976, MGW publiera Long Time Coming, première mensuelle lesbienne au Canada, accueillera deux des premières conférences lesbiennes pancanadiennes (en 1974 et en 1975) et organisera plusieurs danses et groupes de discussion. Bien que MGW compte quelques francophones parmi ses rangs, ce groupe fonctionne en anglais, ses réseaux sont américains et anglo-canadiens, tout comme ses accointances idéologiques. Par ailleurs, les sources existantes suggèrent que la plupart des lesbiennes « politiques » francophones venaient de réseaux féministes francophones (Chamberland 2002; Lamoureux 2003). Selon Lamoureux (1998), les militantes lesbiennes francophones évoluaient dans un réseau plus large de féministes radicales s’articulant autour du Centre des femmes et d’autres milieux féministes. Si ces environnements n’étaient pas exempts d’hétérosexisme et de lesbophobie, ils ont néanmoins offert une arène francophone où les lesbiennes ont pu développer une lecture politique de leurs expériences en tant que femmes et établir des liens avec d’autres lesbiennes au sein de ces espaces (Chamberland 2000 : 628; Lamoureux 1998 : 171). Cela dit, il serait faux de croire en une imperméabilité absolue entre les groupes anglophones et francophones; des échanges existaient, que ce soit à une échelle collective ou individuelle.
L’année 1976 marque un tournant de la politique linguistique et sexuelle au Québec, rupture qui touchera le mouvement lesbien. Au printemps, des lesbiennes et des gais résistent à l’intensification de la répression policière hétérosexiste en vue des Jeux olympiques de 1976 en tenant une vaste manifestation publique et, quelques mois plus tard, en mettant sur pied l’Association pour les droits des gai(e)s du Québec (ADGQ)[8]. En novembre, le Parti québécois prend les rênes du pouvoir à Québec; son option de souveraineté-association du Québec, soit l’affirmation de la souveraineté du Québec en association avec le reste du Canada (rest of Canada (ROC)) implique une consolidation du fait français au Québec. Dans cette foulée, des lesbiennes francophones vont jeter les bases de leur propre mouvement, décriant l’hétéronormativité du féminisme québécois et l’anglo-centrisme des mouvements lesbiens et féministes nord-américains. Cette initiative s’inscrit dans une conjoncture plus large. D’abord, un ensemble d’évènements survenus au sein du mouvement féministe en 1975 et en 1976 ont mobilisé les lesbiennes : la parution dans la revue féministe radicale Les Têtes de pioche de textes promouvant le lesbianisme comme une forme d’autonomie des femmes; la présence d’un personnage lesbien dans la pièce de théâtre expérimental féministe La nef des sorcières; un débat sur le féminisme et le lesbianisme à la suite de la diffusion du film Quelques féministes américaines; enfin, une discussion libre et franche sur la sexualité lors de l’anniversaire de la première librairie féministe à Montréal, La librairie des femmes d’ici (Chamberland 2000 : 628; Hildebran 1998; Lamoureux 1998 : 172-175; 2003; Mills 2004 : 195). Ensuite, les lesbiennes francophones qui entretenaient des contacts en Amérique du Nord et au Canada anglais en sont venues au constat qu’il était temps pour elles de s’organiser de manière autonome. Bien que le fait de participer aux activités du MGW, à des conférences lesbiennes pancanadiennes et au premier Festival de musique de femmes du Michigan aux États-Unis ait constitué une source d’autonomisation (empowerment) pour les lesbiennes francophones, ces évènements ont aussi été l’occasion pour elles de prendre conscience que leur statut linguistique minoritaire les plaçait à la marge des mouvements canadien et américain (Chamberland 1995; Hildebran 1998). Ainsi, lorsqu’elles ont pris part à la Quatrième Conférence lesbienne pancanadienne à Ottawa, les discussions entourant la création d’une organisation à l’échelle nationale ont déçu les francophones qui ont alors résolu de mettre sur pied leur propre mouvement (Hildebran 1998 : 222). De retour à Montréal, elles ont fondé la Coop-Femmes, instituant ainsi la première collective lesbienne féministe à but non lucratif où le leadership et l’effectif (membership) étaient à dominance francophone. Plus important encore, la Coop-Femmes a contribué à l’affirmation d’une identité lesbienne (francophone) au sein d’un féminisme (lui aussi francophone).
Au premier regard, la Coop-Femmes offrait une image d’unité quant à ses objectifs : créer un espace lesbien francophone inspiré du principe « réservé aux femmes », et où pourrait s’épanouir le féminisme culturel. Selon Lamoureux (2004 : 218), la Coop-Femmes avait d’abord une vocation culturelle « avec des activités publiques […] orientées sur la musique, la danse, les monologues, les lectures publiques d’oeuvres littéraires, ou les arts visuels ». Bien que l’histoire ne le relate guère, l’homogénéité de l’effectif (membership) de la Coop-Femmes en matière de langue, d’« ethnicité » et de classe sociale ne semblait pas davantage faire de doute[9]. Pourtant, avec le temps des divergences idéologiques se sont manifestées et ont alimenté des débats internes sur les objectifs et les activités de la Coop-Femmes, mais surtout sur le « séparatisme » lesbien (Hildebran 1997 : 58). Pour l’essentiel, ces débats portaient sur l’inclusion à laquelle devrait ou non se prêter le lesbianisme et sur ses alliances.
Bien que les lesbiennes de la Coop-Femmes aient affiché un large éventail d’idées, les sources existantes laissent à penser que, grosso modo, deux perspectives coexistaient en son sein (Chamberland 1995 et 2002; Hildebran 1998; Turcotte 1998). Les lesbiennes féministes, qui formaient le contingent le plus important, plaidaient pour que soit créé un espace consacré à la culture des femmes et maintenus les liens avec le féminisme – option que semble d’ailleurs traduire l’appellation même de « Coop-Femmes » plutôt que « Coop-Lesbiennes »[10]. Ne prenant part aux mobilisations gaies de l’ADGQ qu’en de rares occasions, la plupart de ces lesbiennes voyaient le féminisme cristalliser leurs fidélités premières. Par exemple, lorsqu’elles ont participé au premier défilé de la Fierté gaie en 1979, elles l’ont fait d’abord en tant que féministes, marchant de manière autonome dans le défilé et brandissant des revendications féministes telles les luttes contre la violence faite aux femmes (Podmore et Chamberland 2015). Ce parti pris pour le féminisme et les femmes étaient au coeur d’un enjeu fondamental : celui de définir ce que signifiait au juste la « culture des femmes » à la Coop-Femmes. Le groupe des « radicales », minoritaire, arguait plutôt que les lesbiennes devaient former un mouvement indépendant du féminisme et entièrement voué aux questions qui préoccupaient les lesbiennes, posture idéologique cristallisée par la formule remarquable de Monique Wittig (1980) : « Les lesbiennes ne sont pas des femmes. » Selon les histoires orales d’Hildebran (1997 : 60), le point de cassure entre ces deux perspectives est survenu lorsque des lesbiennes de la faction radicale ont proposé d’accueillir un concert de Linda Shear. Bien que plusieurs artistes lesbiennes féministes de l’époque aient limité leur audience aux femmes et à leurs enfants, Shear ne voulait se produire que pour des lesbiennes et leurs filles. Alors que la Coop-Femmes ne portait pas l’étiquette « pour lesbiennes seulement », le fait d’accueillir Shear a créé un conflit avec celles pour qui le lesbianisme féministe s’inscrivait dans un continuum féministe plus généreux et voyaient la Coop-Femmes comme un espace plus vaste et accessible à toutes les femmes.
Une autre source de tensions s’est manifestée au sein d’un mouvement lesbien – pourtant déjà étiqueté de manière très spécifique par la langue (française) et la classe (moyenne) – et qui allait le tirailler tout au long des années 80 : l’idéologie. Après la dissolution de la Coop-Femmes en 1979, les « radicales » ont mis sur pied une nouvelle collective et ont produit une vidéo et, surtout, une nouvelle revue critique « pour lesbiennes seulement » (Turcotte 1998). En effet, cette année-là le mouvement des lesbiennes radicales sort de l’ombre avec la vidéo Amazones d’Hier, Lesbiennes d’Aujourd’hui (AHLA). Basée sur une série de témoignages de lesbiennes à propos de thématiques qui, aujourd’hui, peuvent sembler dépassées (comme l’identité butch et la sortie du placard), l’intention de la vidéo AHLA était pourtant clairement politique : conscientiser les lesbiennes en leur demandant de réfléchir sur le lesbianisme en tant que posture et identité politiques plutôt que sur le féminisme ou les droits des « gai(e)s ». Dans la foulée de la vidéo et au gré du développement du mouvement, la revue Amazones d’Hier, Lesbiennes d’Aujourd’hui a constitué le porte-voix du lesbianisme radical au Québec (notamment à Montréal), mais d’un lesbianisme radical pour l’essentiel animé en français, qu’il s’agisse de ses sources d’inspiration venant pour beaucoup du mouvement radical en France, de sa langue de publication et des lesbiennes qui s’y investissaient.
Cette scission consommée, les lesbiennes n’ont pas constitué pour autant un ensemble homogène, sur le plan des idées et des pratiques, par rapport au féminisme. Dans un ouvrage paru en 1985 et intitulé Les lesbiennes et le féminisme, Carolle Roy proposait une cartographie de la présence lesbienne au sein du féminisme québécois du début des années 80. Son analyse met au jour non seulement la complexité des liens entre féminisme et lesbianisme, mais leur enchevêtrement bien plus que leur opposition. Deux critères guident sa cartographie, soit ce qu’elle nomme la « pratique sexuelle lesbienne » (au sens gramscien de praxis) et la présence ou l’absence d’un discours théorique et politique au regard de cette pratique. De la conjugaison de ces deux critères, Roy (1985 : 80-99) dégage cinq types-idéaux : les hétérosexuelles, les lesbiennes, les hétérosexistes, les féministes et, enfin, les lesbianistes (qui peuvent être radicales ou séparatistes). Il y aurait beaucoup à dire sur cette cartographie, mais nous tenons à souligner ici que l’idéologie (c’est-à-dire l’interprétation du lesbianisme comme une posture politique de critique radicale de ce qu’il est convenu de nommer aujourd’hui le « régime du genre ») a constitué un facteur important de différenciation parmi les lesbiennes québécoises du début des années 80. Loin d’être négatives, ces postures critiques des lesbiennes à l’égard du féminisme ont favorisé la multiplication et la diversification des identités lesbiennes ainsi que leurs positionnements politiques. Selon Chamberland (2002), « en élargissant la définition du lesbianisme, en brouillant les frontières, [le mouvement des lesbiennes] a attiré des femmes ayant des expériences de vie très diverses, pour lesquelles le désir, la pratique sexuelle, l’identité personnelle et la vision politique formaient des configurations variées ». Bien que les francophones aient constitué le noyau dur du mouvement lesbien tout au long des années 80, l’afflux de lesbiennes d’horizons variés a contribué à le complexifier.
Cette diversification et cette expansion rendent possible la formation d’une communauté lesbienne qui, au cours des années 80, connaît son « âge d’or », ce qui ébranle ainsi l’idée suivant laquelle l’identité lesbienne était étroite et homogène (Demzcuk et Remiggi 1998). Selon Chamberland (2000 : 628), à partir de 1982 les lesbiennes se mobilisent, que ce soit dans le militantisme politique, la construction d’une communauté ou encore les activités culturelles. Les Journées de la visibilité lesbienne, qui se tiennent de 1982 à 1989 pour devenir Les Journées d’interactions lesbiennes jusqu’en 1992, ont joué un rôle d’avant-scène dans cette mobilisation lesbienne ainsi que la visibilité et le réseautage des lesbiennes entre elles. Le nombre de publications lesbiennes s’accroît au cours de cette période : Amazones d’Hier, Lesbiennes d’Aujourd’hui et Ça s’attrape paraîtront pendant toute la décennie, à côté de publications plus limitées produites par des groupes spécifiques comme Les Sourcières et, en mode bilingue, Bulletin du projet Lavande/Project Lavender Bulletin et, plus tard, Info lesbo/Lesbo info (Bourque 1998).
Un élément important dans la formation d’un mouvement lesbien plus vaste et hétéroclite au cours de cette période réside dans la création d’espaces institutionnels et commerciaux offrant à des lesbiennes aux parcours diversifiés la possibilité de se rencontrer et d’échanger entre elles (Lamoureux 2004; Podmore 2006). L’ouverture en 1982 du Labyris et de Lilith, les deux premiers bars pour femmes seulement à Montréal dont les propriétaires étaient des lesbiennes, a attiré une clientèle à prédominance francophone mais plurielle en fait de classes sociales et d’idéologies (Podmore 2006). Dans les environs se trouvaient des cafés, le Centre des femmes du Plateau et d’autres commerces (comme La librairie des femmes d’ici) que les lesbiennes fréquentaient aussi. En 1984, des lesbiennes et des groupes culturels lesbiens ont loué un espace dans une ancienne école et y ont créé l’« École Gilford ». Située dans le quartier du Plateau-Mont-Royal, où habitaient plusieurs lesbiennes, l’École était pensée comme un espace communautaire lesbien ouvert à toutes (Boisvert et Boutet 1998). Jusqu’à sa fermeture en 1993, cet espace multifonctionnel a constitué un lieu de prédilection où travailler à la création d’une communauté lesbienne et débattre du lesbianisme en tant qu’engagement politique depuis une pluralité d’approches.
Si les années 80 ont permis la multiplication des places et des mobilisations lesbiennes sous diverses moutures, comme ailleurs la fin des années 80, le début de la décennie 90 amène un virage générationnel qui remet en question la « culture lesbienne », mais fortifie également le mouvement lesbien francophone. Cette remise en question est portée par l’avènement des mouvements politiques queer, l’émergence d’un mouvement lesbien et gai ainsi que la commercialisation des identités lesbiennes et gaies, notamment avec la croissance du « Village gai ». La critique queer s’est manifestée en 1990 lorsqu’une nouvelle génération de lesbiennes (et de gais) ont protesté contre la répression policière survenue lors d’une fête privée appelée Sex Garage (Crawford et Herland 2014). La Deuxième Conférence internationale sur le sida tenue à Montréal en 1989 a été l’occasion pour des groupes militants (comme ACT-UP et Queer Nation) de mettre en oeuvre leurs « tactiques-spectacles » formatées au style américain. Cela dit, les conséquences de ces mouvements sur le militantisme lesbien sont ambiguës. La politique queer s’inscrit clairement dans un clivage générationnel et, comme le mentionne Chamberland (2000 : 658), ses influences ont été plus manifestes sur les anglophones, bien davantage branchées au mouvement américain que les francophones et pour qui se réclamer « d’être queer » avait une résonance linguistique et historique (voir aussi Demzcuk et Remiggi (1998)). Les lesbiennes anglophones (peut-être aussi celles qui étaient bilingues), notamment les étudiantes à l’université, ont davantage subi l’influence de la politique queer – au demeurant, comme leurs vis-à-vis américaines. Toutefois, l’expansion du Village gai à la fin des années 80 a favorisé une institutionnalisation d’un mouvement désormais lesbien et gai. Ensemble, les lesbiennes et les gais ont mis sur pied et ont développé des institutions (comme le Centre communautaire des gais et des lesbiennes de Montréal, la « Fierté gaie » de Divers-Cité et le festival des films Image+Nation). Qui plus est, l’expansion du Village gai a contribué à la commercialisation des identités lesbiennes (et gaies), comme l’illustrent les pages du premier magazine lesbien montréalais à l’apparence et au contenu très glamour Gazelle (1993-1998; Bourque 1998). Pour des plus jeunes et des lesbiennes qui ne se retrouvaient pas dans le projet de construction identitaire des lesbiennes francophones, tel qu’il était cristallisé dans les bars du Plateau et l’École Gilford au cours des années 80, le Village et une coalition avec les gais ouvraient de nouvelles avenues (Podmore 2013).
Cette trajectoire ne révèle toutefois pas entièrement la complexité du mouvement lesbien des années 90 à Montréal. En effet, on y voit l’implantation d’une large palette d’organisations de lesbiennes, qu’il s’agisse de groupes de soutien pour une diversité d’expériences lesbiennes (comme l’Association des mères lesbiennes), de regroupements à connotation professionnelle (par exemple, l’Association des femmes d’affaires et professionnelles gaies), ethnique (comme Nice Jewish Girls) ou encore de groupes destinés aux loisirs culturels et sportifs. Si plusieurs lesbiennes poursuivent leur engagement au sein du mouvement féministe (notamment dans le contexte de la Marche mondiale des femmes), d’autres s’allient plutôt aux gais et aux queers pour combattre l’hétérosexisme. Pourtant, plusieurs militantes lesbiennes considèrent qu’il n’est pas aisé de travailler en coalition avec des gais, parce que leurs intérêts en tant que lesbiennes peinent à être représentés. La consultation publique réalisée par la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse du Québec en 1993 sur la violence et la discrimination envers les lesbiennes et les gais illustre ces difficultés. Les gais de la Table de concertation des lesbiennes et des gais du Grand Montréal ont défini la violence homophobe de manière clairement genrée, soit le passage à tabac de gais dans le Village qui frappe au premier chef les hommes (Namaste 2000). En conséquence, dès le début de la consultation publique, les lesbiennes ont formé leur propre caucus afin que soient visibles leurs expériences spécifiques en tant que lesbiennes, et pendant les audiences le caucus s’est retiré de la Table parce que ses membres considéraient que les problématiques lesbiennes n’étaient pas correctement prises en considération (Demzcuk 1994). Le riche éventail des mobilisations lesbiennes, l’invisibilisation de leurs dossiers en contexte de coalition gaie et la fermeture de l’École Gilford en 1993 ont alimenté la conviction qu’un mouvement lesbien autonome non seulement restait pertinent, mais qu’il devait élargir son mandat de représentation. C’est ainsi qu’a été fondé le Réseau des lesbiennes du Québec en 1996, en tant qu’organisation lesbienne « nationale » dont le mandat consiste à lutter pour les droits des lesbiennes du Québec dans toutes leurs diversités. À cette époque-là, le mouvement se voulait multiniveau : de nombreux groupes l’animaient sur le plan local, des regroupements imposaient leur visibilité dans l’agglomération montréalaise (comme la Table de concertation des lesbiennes et des gais du Grand Montréal) et le Réseau assumait un leadership à l’échelle du Québec. Tout cela – et bien plus, mais nous devons nous restreindre ici par manque d’espace – révèle la complexité du mouvement lesbien des années 90 au Québec, particulièrement à Montréal, et fait mentir le discours dominant nord-américain voyant dans la fin des années 80 l’extinction des mobilisations lesbiennes.
Conclusion
À l’heure actuelle encore, le lesbianisme est trop souvent présenté comme homogène sur le plan idéologique et des pratiques, dépourvu de diversités socioculturelles. Examinant le mouvement lesbien au Québec du début des années 70 jusqu’aux années 2000, nous avons cherché à mettre au jour quelques-unes des complexités dont il se tisse, et ce, en privilégiant une approche intersectionnelle. Notre objectif était de souligner que, contrairement à ce que veut faire croire une certaine mémoire contemporaine sélective, les identités lesbiennes et leurs mouvements tels qu’ils se sont implantés à Montréal ont, depuis toujours, fait dans la pluralité et la complexité et ont ainsi créé une conjoncture qui invite à une analyse intersectionnelle. Comme nous l’avons montré, le mouvement lesbien est d’abord (sans dire qu’il est uniquement cela) le fait de féministes. Au sein du mouvement féministe, certaines lesbiennes sont restées discrètes quant aux tenants politiques de leur lesbianisme, alors que d’autres, au contraire, l’ont mis en avant en lui aménageant une niche exclusive au sein du féminisme. Qu’il s’agisse de l’une ou l’autre position, les lesbiennes vivaient « l’inconfort du “ dedans/dehors ” par rapport au féminisme » (Lamoureux 2004 : 219). C’est peut-être pourquoi d’autres lesbiennes ont préféré quitter le mouvement féministe pour créer un mouvement lesbien. La focalisation mise sur une approche intracatégorielle pour disséquer le mouvement lesbien a permis de montrer que son développement a suivi une trajectoire complexe façonnée par la classe sociale, la langue et les idéologies. Loin de signer la mort du mouvement lesbien, ces dimensions identitaires ont plutôt encouragé de vastes mobilisations qui, durant les années 80, ont pris la forme d’une visibilité grandissante des lesbiennes dans l’espace public et ont amené la création de lieux culturels et politiques à la source de l’expansion du mouvement.
Nous l’avons écrit en introduction, notre réflexion se veut préliminaire; elle repose sur des sources de seconde main et, en cela, reste tributaire d’interprétations indépendantes de notre volonté. Pourtant, nous croyons que soumettre ces sources à la loupe de l’intersectionnalité a permis de les nuancer et de les enrichir en attirant l’attention sur ce qu’elles ne dévoilent pas sciemment : bien que beaucoup d’éléments rassemblent les lesbiennes, plusieurs les séparent aussi en raison de la classe sociale, de la langue et des idéologies, comme l’a montré notre lecture. Car, hélas, bien des spécificités et des différences parmi les lesbiennes restent dans l’ombre, dont l’âge, la région (par exemple, hors de Montréal), les communautés culturelles, la religion. Nous avons mentionné que la décennie 90 a été le théâtre d’un virage générationnel avec les mouvements politiques queer, le début de l’affirmation d’un mouvement LGBT et la commercialisation des identités lesbiennes et gaies. Qui sont les lesbiennes qui portent ce tournant générationnel? Y trouve-t-on plutôt des anglophones ou des lesbiennes fortement scolarisées ou encore des Montréalaises? Comment s’est manifesté le mouvement lesbien hors de Montréal? Quels ont été les ancrages des lesbiennes issues de communautés culturelles non dominantes (c’est-à-dire francophones et anglophones) par rapport au mouvement lesbien québécois de 1970 jusqu’aux années 2000? Des lesbiennes autochtones, issues de communautés culturelles ou de minorités visibles, ont-elles pris part au mouvement lesbien de cette époque et, le cas échéant, quelles formes ont adoptées leurs engagements? Dans une province où la religion a longtemps été omnipotente et a contrôlé les esprits de plusieurs générations de Québécoises, y compris de lesbiennes, quelles stratégies les lesbiennes ont-elles mises en oeuvre afin de réduire les tensions entre leur lesbianisme et leurs (éventuelles) convictions religieuses? Ces stratégies variaient-elles selon l’âge, la région et la langue? Des lesbiennes seraient-elles restées à l’écart du mouvement lesbien devant ce qu’elles percevaient comme une impossible réconciliation de ces tensions? Voilà des exemples de questionnements qui pourraient inspirer des travaux futurs sur les lesbiennes, le mouvement lesbien et le féminisme au Québec.
Parties annexes
Notes biographiques
Manon Tremblay est professeure titulaire à l’École d’études politiques de l’Université d’Ottawa. Ses recherches portent sur les femmes en politique et, plus récemment, sur le mouvement des lesbiennes et des gais. En 2015, elle a fait paraître 100 questions sur les femmes et la politique. Nouvelle édition revue et augmentée (Les éditions du remue-ménage), Queer Mobilizations : Social Movement Activism and Canadian Public Policy (UBC Press) et The Ashgate Companion to Lesbian and Gay Activism (Ashgate).
Julie Podmore est professeure au Collège John Abbott et professeure affiliée à l’Université Concordia. Elle est aussi cochercheuse à l’Équipe de recherche SVR (sexualité, vulnérabilité et résilience) et à la Chaire de recherche sur l’homophobie à l’Université du Québec à Montréal (UQAM). Ses recherches sont parues dans Gender, Place and Culture, Journal of Homosexuality, Journal of Lesbian Studies et Social and Cultural Geography.
Notes
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[1]
Par exemple, Lamoureux (2004) nomme plusieurs de ces forces structurantes du lesbianisme montréalais (« les générations, les influences politiques, le statut social et la langue d’usage » (p. 221), « des femmes professionnelles » (p. 222) ou encore « la pauvreté relative des lesbiennes, et principalement des lesbiennes “ politiques ” » (p. 223)), mais sans les analyser comme participant à la complexité du lesbianisme montréalais, de ses identités et de ses mouvements.
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[2]
Par « mouvement lesbien », nous entendons l’ensemble des idées, des discours, des pratiques et des organisations de lesbiennes. Loin d’être homogène, le mouvement lesbien se compose d’une pluralité de courants idéologiques (dont les lesbiennes féministes, radicales ou séparatistes) et de discours, de pratiques (certaines à saveur culturelle, d’autres plus clairement politiques) et d’organisations. Nous parlerons aussi des « lesbianismes » pour traduire cette diversité inhérente au mouvement lesbien.
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[3]
« Trans* » désigne les personnes transgenres et transsexuelles.
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[4]
Au Québec, les mobilisations lesbiennes se sont largement concentrées à Montréal. Le mouvement lesbien a pris son envol au début des années 70, mais déjà au terme de cette décennie et au début des années 80 régnaient plusieurs interprétations du lesbianisme comme posture politique, dont le lesbianisme radical (organisé de manière autonome), le lesbianisme féministe (où des lesbiennes entretenaient des liens étroits avec le féminisme) et le lesbianisme culturel (orienté vers l’édification d’une culture de femmes/lesbiennes). Les années 80 sont vues comme un « âge d’or » du féminisme lesbien, précisément en raison de la coexistence de ces diverses interprétations et du rôle qu’elles ont joué, particulièrement au cours de la première moitié des années 80, dans la construction d’un mouvement lesbien visible et autonome.
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[5]
Cette façon de faire n’est pas sans limites, notamment parce que les sources secondaires témoignent d’une sélection et d’une interprétation des événements dont sont tributaires celles et ceux qui y recourent a posteriori. Qui plus est, il existe peu de sources secondaires portant sur l’histoire des lesbiennes et du mouvement lesbien au Québec, contrairement à ce qui existe dans le cas des mouvements féministe et gai. Les recherches se basant sur des récits de vie sont rares (Chamberland 1995 et 1996; Hildebran 1998) et la plupart des analyses sont écrites de la main de chercheuses qui militaient dans le mouvement au cours des années 70 à 90 (Chamberland 1995 et 2002; Lamoureux 1998, 2003 et 2004; Turcotte 1998). En conséquence, bien que le recours à des sources secondaires comporte des limites, il offre aussi la possibilité de faire une relecture de leurs observations et conclusions et de l’enrichir d’un regard intersectionnel.
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[6]
L’invisibilisation des lesbiennes au sein du féminisme a pour corollaire leur invisibilité dans les livres sur l’histoire des femmes au Québec, où elles ne sont pratiquement pas mentionnées. Pour s’en convaincre, il suffit de consulter Baillargeon (2012), Collectif Clio (1982) et Dumont (2008), qui ne leur consacrent que quelques paragraphes.
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[7]
Madame Arthur est souvent mentionné comme le premier bar où les lesbiennes ont parlé de féminisme (Chamberland 2008). En outre, c’est peut-être aussi le lieu où s’est tenue la première manifestation publique de lesbiennes : en 1974 s’organise le boycott de Madame Arthur, afin de protester contre le harcèlement continu des lesbiennes par le personnel du bar et les clients (mâles) voyeurs admis pour « observer » les lesbiennes (Chamberland 2008; Orchard 1974; Tavormina 1991).
-
[8]
Une idée veut que la répression policière dans les bars et les saunas ait constitué une question de peu d’importance pour les lesbiennes. Cela reste à démontrer, plusieurs photos de l’époque témoignant de la présence de lesbiennes aux manifestations contre la police. En outre, au cours de cette opération de nettoyage en préparation des Jeux olympiques de 1976, les forces policières ont effectué des descentes dans quelques bars lesbiens, dont le Baby Face et le Jilly’s. Il est clair que la formation du mouvement gai et la fondation de l’ADGQ dans le giron de ces évènements résultent pour l’essentiel du militantisme d’hommes gais. Toutefois, plusieurs indices portent à croire que des lesbiennes y ont contribué aussi, la lumière restant toutefois à faire quant à la nature et à l’ampleur de leur participation.
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[9]
Selon les témoignages recueillis par Hildebran (1997), la classe et la langue sont les deux principaux critères définissant la communauté lesbienne qui gravitait autour de la Coop-Femmes. Comme cela s’est produit ailleurs durant les années 70, la Coop-Femmes reflétait les valeurs du féminisme culturel. Même l’ouverture de la Coop-Femmes à toutes les femmes, les observations de Hildebran (1997) amènent à penser que certaines lesbiennes ne s’y trouvaient pas particulièrement à l’aise, notamment celles qui étaient issues de la classe ouvrière et qui s’identifiaient comme butches. Bilingue au moment de sa fondation, la Coop-Femmes est devenue au fil du temps une organisation fonctionnant uniquement en français (Hildebran 1997 : 61).
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[10]
Chamberland et Hildebran se sont toutes deux penchées sur les raisons ayant mené au choix de « Coop-Femmes ». Par exemple, Hildebran (1997 : 57) écrit que, si l’évincement du mot « lesbiennes » n’a pas été sans créer de remous, cette décision a été prise pour des raisons de sécurité.
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