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Alors que la Cour suprême du Canada étudie la décision rendue par la juge Susan G. Himel de la Cour supérieure de l’Ontario, qui invalide trois articles du Code criminel concernant la pratique de la prostitution et que la Commission à la santé et au bien-être du Québec termine une consultation sur la procréation assistée, dont la maternité de substitution, l’ouvrage de Kajsa Ekis Ekman arrive à point nommé au pays.
En effet, L’être et la marchandise, Prostitution, maternité de substitution et dissociation de soi, produit par cette jeune journaliste culturelle suédoise et traduit en français par Catrin Mondain, s’inscrit dans l’actualité des réflexions et des luttes du mouvement féministe québécois.
Ekman propose deux parties : dans la première partie, intitulée « Partie I – Prostitution », elle analyse le discours protravail du sexe, ses origines et son développement depuis les années 60 ainsi que le processus de réification du corps. Dans la seconde partie, intitulée « Partie II – Mères porteuses », l’auteure trace le portrait de l’industrie de la maternité de substitution, principalement en Inde, et critique le double discours axé sur le bonheur familial et la contestation des normes sociales prônée par les pro-industries de la maternité de substitution.
« Partie I – Prostitution »
D’entrée de jeu, l’auteure démontre dans la première partie comment la prostitution en est arrivée à devenir le métier le plus moderne du monde. À la suite de la recommandation de l’Organisation internationale du travail en 1998 de légaliser cette activité afin que les États puissent en percevoir des revenus, plusieurs pays ont adopté cette politique, même si l’on sait que la légalisation de la prostitution entraîne une hausse de la traite des femmes et des enfants, et ce, dans le monde entier. Selon les discours, la prostituée est devenue une professionnelle du sexe, forte et indépendante. Cette proposition est mise en opposition avec celle des féministes qui réduisent le droit des femmes à disposer de leur corps et manifestent une attitude hostile à l’égard de la sexualité (p. 13-14). Ekman traite du processus d’élimination de la notion de victime dans le discours des théoriciennes et des théoriciens qui se fondent sur la diversité sexuelle (queer) : « Au fond, s’il n’y a pas de victimes, il ne peut pas y avoir non plus d’agresseur […] les hommes sont blanchis » (p. 35).
Par la suite, l’auteure fustige l’anthologie Global Sex Workers de Kamala Kempadoo, professeure à l’Université du Colorado, ainsi que d’autres recherches scientifiques qui sous-tendent qu’elles laissent la parole aux prostituées : « Cette structuration a pour avantage d’affranchir l’intellectuelLe [sic] de la responsabilité de sa propre prise de position […] les auteures évitent d’être considérées comme pro-prostitution » (p. 40-41). Par ailleurs, le culte de la Pute, dans les cercles culturels, est bien décrit par Ekman en tant que fantasme culturel. L’attitude des personnes qui flânent dans le Red Light District d’Amsterdam et le quartier du Raval à Barcelone explique, entre autres, l’importance de faire semblant d’effacer les frontières avec les prostituées, tout en maintenant ces frontières bien en place (p. 49).
Dans le chapitre « Les années deux mille. « Des syndicats de travailleuses du sexe » », l’auteure démontre que l’idée de syndicats de prostituées confère une respectabilité aux lobbys protravail du sexe et qu’il ne s’agit pas véritablement de syndicats de travailleuses puisqu’ils sont contrôlés par des proxénètes dont les activités principales ont pour objet de convaincre les responsables politiques de la nécessité de légaliser l’industrie du sexe (p. 79).
Enfin, dans le chapitre intitulé « L’être et la marchandise dans l’industrie du sexe », l’auteure décrit le phénomène de la dissociation de soi à partir de la notion de réification, c’est-à-dire la chosification, développée par le philosophe et sociologue marxiste hongrois, Georg Lukȧcs : « La réification est un état constant de non-engagement et de distanciation du monde, où les rapports économiques apparaissent comme quelque chose qui ne nous concerne pas, où les marchandises semblent dotées d’une vie propre, tandis que les êtres humains se sentent totalement impuissants » (p. 105).
Ekman relate les travaux de Cécile Hǿigard et Liv Finstad qui décrivent les six mécanismes de défense pour survivre à la réification. Ainsi, les prostituées du monde entier utilisent les moyens suivants :
[la] déconnection (en pensant à autre chose ou en prenant des drogues ou de l’alcool), l’établissement de frontières physiques (certaines parties du corps ne doivent pas être touchées), la limitation de la durée du rapport, la dissimulation du Moi véritable (en utilisation un faux nom, d’autres vêtements et en s’abstenant d’évoquer [leur] vie privée), l’escroquerie du client et l’évitement des prostitueurs auxquels la prostituée pourrait s’attacher.
p. 109
Malgré l’utilisation de ces mécanismes, une majorité de prostituées souffrent « de troubles dissociatifs somatiques : elles ont perdu la faculté de sentir certaines parties de leur corps. C’est ce qui se produit lorsque le sexe devient un travail » (p. 115). Cependant, depuis les années 2000, la gent masculine désire rencontrer le véritable Moi de la prostituée grâce à la girlfriend experience. Ici, c’est donc toute la femme qui est à vendre dans une supposée relation amoureuse achetée.
« Partie II – Mères porteuses »
Pour les personnes peu familiarisées avec le phénomène des mères porteuses, cette partie de l’ouvrage d’Ekman est très instructive. Quoique la maternité de substitution ne soit pas encore légale dans la majorité des pays, un lobby, composé d’associations de couples sans enfant, d’essayistes queer et de responsables politiques tant de droite que de gauche, revendique qu’elle le soit, comme c’est le cas aux États-Unis, en Ukraine, en Hongrie, en Corée du Sud, en Afrique du Sud, en Israël, aux Pays-Bas et en Inde. Dans ce dernier pays, des spécialistes évaluaient, en 2006, à 449 millions de dollars l’industrie des femmes qui mettent au monde des enfants par contrat. Il s’agit là d’une source d’enrichissement pour celles-ci, qui obtiennent pour chaque naissance de 2 500 à 6 500 dollars, et pour les agences qui les mettent en relation avec des couples qui commandent un ou une enfant dont la génétique est liée au père. De plus, « on rapporte que le commerce illégal de grossesses, où l’on offre aux femmes une somme équivalant à 12 000 dollars par enfant, a débuté en Chine » (p. 141).
L’auteure analyse le contenu d’articles de journaux suédois qui focalisent sur le bonheur familial grâce aux mères porteuses pour les couples sans enfant. Cependant, « la fonction de la mère porteuse est de permettre de fonder des familles, mais elle n’a absolument pas le droit d’en faire partie » (p. 149). Dans ces articles, la femme qui enfante n’est pas présentée comme la mère de l’enfant, elle est rarement interviewée, la constellation classique « maman-papa-enfant », c’est-à-dire la famille complète et entière, est encouragée dans le pays où vivent les couples. De plus, la mère porteuse est considérée comme une bonne fée, une âme altruiste, une Madone. Néanmoins, gare à celle qui voudrait changer d’idée en cours de grossesse, rencontrer l’enfant après sa naissance ou en partager la garde.
À cette « famille idéale » dépeinte dans les journaux et les magazines suédois s’ajoute un autre discours produit par des théoriciennes et des théoriciens queer, des journalistes culturels, des philosophes et des responsables politiques libéraux : « La maternité de substitution devient une pratique qui « transgresse les normes » et qui défie les anciens modèles conservateurs […] elle déconstruit l’idée de la maternité « biologique », de la paternité et de ce qui constitue la famille » (p. 150-151).
Ensuite, Ekman établit une analogie intéressante des arguments en faveur de la prostitution et de ceux pour la maternité de substitution, puisque, selon elle, « [l]a maternité de substitution peut être analysée comme une forme élargie de la prostitution » (p. 157). Dans les deux cas, c’est un homme qui paie pour pouvoir utiliser le corps d’une femme afin de satisfaire ses désirs transformés, par les discours, en besoins essentiels. La prostitution et la maternité de substitution sont associées à un travail. Les femmes sont considérées comme des objets mis sur le marché. La réification est à l’oeuvre chez la prostituée et la mère porteuse puisqu’elles en arrivent à considérer que certaines parties de leur corps ne font plus partie d’elles-mêmes ou de leur Moi (p. 192). Pour l’auteure, la réification des mères porteuses est plus poussée que celle des prostituées puisqu’elle dure 24 heures sur 24, ce qui constitue, en soi, de l’esclavage (p. 193). La dissociation émotionnelle doit être présente lorsque la prostituée accomplit des actes sexuels et quand la mère porteuse porte un ou une enfant pour ensuite l’abandonner à sa naissance. Tout comme chez les prostituées, « les femmes ayant subi l’inceste ou celles ayant perdu un enfant sont surreprésentées parmi les mères porteuses » (p. 203). Aux yeux d’Ekman, cette souffrance est dissimulée derrière les cultes de la « Madone » et de la « Pute », qu’elle documente, par la suite.
Enfin, l’auteure raconte plusieurs histoires de mères porteuses qui ont changé d’idée, dont celle de la première femme mère porteuse légale aux États-Unis, Elizabeth Kane, qui a fondé la National Coalition Against Surrogacy, six ans après avoir abandonné son fils : « Le récit de Kane est représentatif de ce que vivent les mères porteuses états-uniennes » (p. 207). Lorsqu’elles décident de garder l’enfant, des mères porteuses doivent enclencher un processus qui consiste à réparer les blessures dues à la dissociation de soi (p. 213).
Conclusion
Il est encourageant de constater que le cadre théorique utilisé par Ekman puise tant aux concepts définis par les féministes radicales (patriarcat et rapports sociaux de sexe) qu’à ceux qui ont été élaborés par les marxistes (aliénation et réification). Il en ressort une critique basée sur des conditions matérielles objectives vécues par les prostituées et les mères porteuses dans un monde où règne un capitalisme de plus en plus sauvage. Cet ouvrage est, sans aucun doute, une analyse sérieuse de la société issue du mouvement des femmes et nourrie par celui-ci. Est-il besoin de rappeler que ce mouvement vise la transformation en profondeur des rapports sociaux de sexe en vue d’une société égalitaire…
Bonne lecture!