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Créée en 1996 par Sylvie Crossman et Jean-Pierre Barou, la maison d’édition Indigène se veut novatrice en proposant des ouvrages qui favorisent un dialogue non hiérarchique entre les arts et les savoirs provenant de sociétés diverses. Avec quelque 80 ouvrages déjà publiés dans cette perspective, cette maison d’édition lance, avec un coffret regroupant les textes « Féministe, encore et toujours », de Françoise Picq, « Féminismes, ailleurs » des auteures Claire Auzias, Lina Ben Mhenni, Marcia Langton, Malika Mokeddem et Michèle Therrien, et « État sauvage », d’Isabelle Sorente, les premiers titres d’une nouvelle collection intitulée « Femmes, où en êtes-vous? » Une collection qui veut donner un espace de discussion sur la diversité féministe, dont les premiers textes, comme le souligne l’éditrice, « attest[e]nt que les femmes demeurent une insécable communauté d’insoumises, un état de liberté, par-delà tout enlisement institutionnel et les limites de la parité » (Crossman, p. 6).
Le texte « Féministe, encore et toujours » débute par une question qui donne le ton au coffret et qui s’inscrit dans la mouvance actuelle. En demandant : « Comment peut-on encore être féministe aujourd’hui? » (p. 5), Picq récupère la remise en question des critiques qui qualifient le mouvement féministe de désuet, arguant que les acquis en matière d’égalité entre les sexes seraient tels qu’il se révélerait obsolète de poursuivre les demandes, les prises de position et les revendications à cet égard. Il va sans dire qu’il est essentiel, non seulement de garder un regard critique devant ces discours populaires, mais qu’il est également important, tel que le permet ce coffret, de donner la parole aux féministes de différents horizons afin qu’elles puissent partager leurs réflexions diverses, différentes, mais aussi complémentaires. Isabelle Sorente, avec l’essai « État sauvage », offre un texte qui, sans détonner, se démarque certainement des autres par sa dimension littéraire dont la prose est subversive et passionnée. En s’éloignant de tout discours conformiste, l’auteure propose un texte qui jette un regard particulier sur ce qu’elle nomme le « piège de la domestication » (p. 5), celle de l’être humain. Mais si « l’animal [a été] dressé depuis des millénaires à endurer et à subir » (p. 5), Sorente s’efforce de nous démontrer que les femmes ont, grâce notamment aux révolutions et aux revendications, renégocié les conditions de cette vie domestique. Plus encore, selon elle, « le féminin est un entraînement de la conscience, capable de libérer l’homme de la condition domestique » (p. 15).
Dans un autre registre, Picq retrace brièvement certaines revendications du féminisme français qui, si elles dérangeaient à leur époque, à postériori, ont été considérées comme légitimes. À la lumière de ce retour historique, force est de constater, comme le souligne l’auteure (p. 6), que nous connaissons bien « ce discours qui distingue un bon féminisme : passé, utile et légitime, et un mauvais féminisme, actuel, qui serait inutile et illégitime. C’est le même qui accompagne chaque réveil féministe, avec toujours le même refrain : “ Mais qu’est-ce qu’elles veulent encore? ˮ » (p. 6). Il est vrai que certaines avancées sont observables en matière de droits de femmes. Toutefois, bien que les avancées législatives et politiques soient des plus importantes, il est crucial de se questionner sur les effets réels de ces mesures sur le quotidien des femmes et sur la diminution réelle des inégalités basées sur le genre. La parité, comme le mentionne l’auteure, n’est pas nécessairement gage d’égalité. Si les Françaises ont accès au vote, à l’éducation ou aux différentes professions, reste qu’elles sont toujours responsables de 80 % des tâches domestiques et familiales, qu’elles sont toujours les cibles de violences, bref qu’il reste encore beaucoup de chemin à faire. Un bout de chemin qui demanderait, notamment, de repenser l’organisation sociale et du temps de travail afin qu’il y ait un véritable partage des tâches et des responsabilités (p. 7). Sur le ton de l’ironie, Picq reprend le discours alléguant que le féminisme soit nécessaire uniquement chez les « Autres », celles des pays et des cultures où les droits des femmes seraient prétendument vraiment bafoués (p. 5-6) : « Les femmes c’est vrai, sont maltraitées dans le monde… en Arabie saoudite, en Afghanistan, en Inde ou au Japon. Là, on pourrait comprendre qu’elles ne soient pas satisfaites de leur sort. Mais en France au xxie siècle, le féminisme c’est ringard! ».
Le féminisme n’est pas ringard, ni en France ni ailleurs. Autant Picq et Sorente que les auteures du texte collectif « Féminismes, ailleurs » le démontrent. Elles démontrent également la nécessaire pluralité et la formidable diversité des féminismes. Claire Auzias, Lina Ben Mhenni, Marcia Langton, Malika Mokeddem et Michèle Therrien y vont de courts textes dans lesquels elles présentent différentes facettes et visions féministes contemporaines qui, comme le mentionne Crossman en introduction, sont des féminismes « mal connus, voire jugés improbables […] [Il s’agit de] [c]inq femmes caractérisées par une pensée savante, libre, mais jamais séparées de la complexité, de l’implacabilité du réel. Solidaires de leur peuple ou de leurs soeurs, mais sans concession envers les dérives de leur tradition, et toujours reliées à l’espérance » (p. 5).
En donnant la parole à des Algériennes, Tunisiennes, Roms, Aborigènes ou Inuites, ou en prenant la parole à ce titre, les auteures ouvrent des pistes de réflexion qui s’inscrivent dans la foulée des postures adoptées par celles qui préconisent l’utilisation de la théorie de la connaissance située ainsi que de l’analyse intersectionnelle. En privilégiant l’adoption d’une grille analytique pluridimensionnelle et en remettant en question la hiérarchisation des axes d’inégalité sociale, l’intersectionnalité tend à ouvrir la réflexion sur les relations entre ces derniers. Elle permet également d’aller plus loin que l’explication unidimensionnelle en facilitant une compréhension plus intégrale des multiples formes de discriminations interconnectées. Et aborder les inégalités depuis la diversité peut parfois signifier, pour les femmes Roms par exemple, de se retrouver devant un double défi : « leur désir explicite et affirmé d’émancipation et le désir non moins affirmé de pouvoir conserver leur identité tsigane, de ne pas se fondre dans la culture de masse, ni se déculturer, car leur culture spécifique est un giron tout autant protecteur qu’encombrant et contraignant, avec lequel elles souhaitent toutes composer » (Auzias, p. 12). Elles doivent ainsi se définir et se positionner autant à l’intérieur de leur communauté en tant que femmes qu’à l’extérieur de celle-ci en tant, justement, que membres de leur communauté. Un féminisme singulier ne peut répondre à cette double identification. Comme le soulève Langton, « [l]e féminisme blanc, du haut de ses privilèges, ne peut rien provoquer en nous » (p. 23). Elle ajoute toutefois que « [l]es principes du féminisme – le droit à l’égalité, le droit de se réaliser – ont eu néanmoins un impact sur la communauté aborigène » (p. 23). Ainsi, être féministe ne veut pas toujours dire pour les femmes visées de rejeter d’emblée les cultures dites traditionnelles, mais parfois de choisir « de prendre le meilleur de leur culture d’origine et de la culture occidentale » (Therrien, p. 18). En d’autres mots, d’être en mesure de se définir elles-mêmes et de définir le féminisme auquel elles adhèrent et celui qu’elles promeuvent. Le bref texte « Féminismes, ailleurs », nous permet d’effleurer ces visions diversifiées grâce à des textes engagés et engageants. Notre seul bémol est que, en tant que néophyte dans plusieurs de ces univers, notre curiosité est piquée et nous restons avec l’envie d’en savoir plus et d’approfondir chacun des contextes mentionnés.
Les textes proposés dans le coffret « Femmes, où en êtes-vous? », quoique différents en terme de styles et d’approches, répondent, chacun à leur façon, à l’invitation au dialogue proposée par la maison d’édition. Certains thèmes semblent récurrents. Par exemple, toutes les auteures abordent, à un degré ou à un autre, la socialisation différenciée et sa portée dans la vie des femmes. En outre, plusieurs soulèvent la question de la non-mixité, laquelle a toujours été importante au sein des groupes féministes. Picq, tout en reconnaissant que, « [s]i l’on considère l’égalité entre les femmes et les hommes comme un choix de société, il peut sembler évident que le combat doive être mené en commun », elle ajoute toutefois que le « mouvement féministe des années 1970 avait choisi une autre option » (p. 19). Les tenantes de la non-mixité, de cette époque comme de la nôtre, voient dans ce choix la nécessaire rupture, tant collective que personnelle, avec le groupe dominant et aux mains duquel se génère l’exploitation. Toutefois, la non-mixité est parfois revendiquée non seulement à l’égard des hommes, mais aussi par rapport aux autres groupes de femmes. Un point est clair à ce sujet : sans s’en dissocier complètement et tout en reconnaissant les apports du mouvement dominant, dans certains groupes féministes, afin de bien établir les bases d’un féminisme à leur image, les femmes ont besoin de se retrouver entre elles avant de partager avec les autres (Auzias, p. 10) :
Pour faire face aux spécificités des cultures du monde, plusieurs féministes du temps jadis ont choisi de rompre avec le féminisme intégral d’origine, pour se consacrer aux formes internes de l’oppression sexuée et de leur libération, dans le cadre de leur propre culture. Sous l’inspiration de notions venues d’outre-Atlantique, les considérations dites « post-coloniales » font, de nos jours, fureur et permettent à des femmes de civilisations autrefois opprimées par le capitalisme occidental de chercher une formulation adaptée à leur demande triple ou double, de concilier leurs résistances sur divers fronts, entre soi.
Comme l’abordent les auteures dont les textes sont réunis dans ce coffret, bien que les luttes spécifiques changent d’une génération et d’un continent à l’autre, cette résistance sur divers fronts est caractéristique des mouvements de revendications féministes depuis leurs débuts. S’il est vrai que chaque époque ou contexte comporte ses enjeux et ses priorités, il est indéniable que « [c]haque mouvement prend appui sur ce qu’a conquis le précédent et sur la conscience des limites de ces acquis » (Picq, p. 16). En insistant sur l’importance de la connaissance de l’histoire du féminisme, sur la défense des acquis tout en acceptant que les enjeux puissent être redéfinis générationnellement, les propos de Picq (p. 5) font écho à ceux de Mokkeden qui se réjouit de voir que la génération de femmes ayant participé aux Printemps arabes reprenait « le flambeau de nos revendications et nous donnait raison contre notre temps! » (p. 36) ainsi qu’aux propos bien sentis de Ben Mhenni, jeune cyberdissidente tunisienne qui affirme ceci (p. 39-40) : « C’est de toutes ces femmes, mes femmes, nos femmes, et d’autres comme celles que je n’ai pu citer ici, que moi, femme, jeune, tunisienne jusqu’à la moelle des os, m’inspire, me fait, me construit; et c’est en pensant à elles que je me ressource, me renforce pour résister et continuer à me battre… battre et…VAINCRE! ». Un peu en réponse au titre de la collection et un peu en réponse à la question de Picq, à savoir comment il est possible d’être féministes aujourd’hui, le coffret permet l’entrée en dialogue de femmes diverses qui démontrent, même si elles ne sont pas toutes au même endroit (physiquement, culturellement et idéologiquement), qu’elles participent à la même réflexion. Il sera d’ailleurs intéressant de découvrir les apports des prochaines auteures qui participeront au développement de cette collection.