Corps de l’article
Rares sont les récits autobiographiques de travailleuses sociales en milieu hospitalier qui ont fait l’expérience du passage de la Révolution tranquille et de la disparition de la mainmise des communautés religieuses sur les services sociaux et hospitaliers. L’ouvrage de Monique Meloche présente un regard intime, personnalisé, presque quotidien, sur les transformations que les établissements hospitaliers et sociaux ont connues depuis les années 50.
La reconstitution de l’expérience professionnelle de Monique Meloche s’appuie sur ses agendas de travail « soigneusement conservés ». L’auteure refuse ainsi de considérer son récit comme autobiographique et lui donne plutôt le statut de « mémoire de vie professionnelle ». Et il s’agit en effet bien de cela. Aucun élément de vie personnelle – vie familiale, conjugale, amicale, etc. – ne transparaît dans ce livre qui procède de manière chronologique, à travers la succession des emplois et des collègues fréquentés. Bien que le contenu de cette trame soit toujours captivant, il aurait été fort intéressant de mieux connaître les conditions de vie de Monique Meloche pour dépasser la frontière entre le privé et le public – qu’elle s’est bien gardée de franchir – et prendre la mesure de plusieurs déterminants sociaux comme l’origine sociale, le sexe, le statut matrimonial, et bien d’autres, sur sa trajectoire et ses perspectives particulières.
À chaque période charnière et à chaque changement d’établissement, l’auteure retrace le contexte historique et les composantes structurelles qui caractérisent chaque époque et milieu. Ces parties sont des plus intéressantes, et il aurait été souhaitable que le reste des chapitres, qui porte surtout sur des « cas exemplaires » et sur ses relations de travail avec ses collègues, soient mieux intégrés dans un cadre plus général d’interprétation historique. Enfin, l’auteure insiste davantage sur la période allant de 1950 à 1970 et passe rapidement sur la période plus récente, soit de 1971 jusqu’en 1995. On comprend aisément l’importance de la première période, mais on reste un peu sur notre faim en ce qui concerne la seconde, dans laquelle l’auteure n’articule plus ses expériences personnelles autour des conditions plus générales de croissance et de professionnalisation des professions paramédicales.
Le premier chapitre pose les conditions initiales du choix du service social au cours des années 50 et rappelle d’emblée que l’orientation des jeunes filles vers cette nouvelle profession relevait souvent d’un second choix, réaliste, devant l’impossibilité tacite pour les femmes de faire carrière dans le milieu universitaire. L’auteure propose une bonne synthèse de l’état des services sociaux montréalais de l’époque qui suivaient alors les divisions linguistiques et religieuses de la population. Les catholiques francophones devaient se soumettre aux conditions de moralité et de bonne conduite exigées des autorités religieuses responsables de presque tous les services sociaux auxquels ils et elles avaient accès. Même dans les oeuvres laïques gérées par des femmes de la bourgeoisie, les normes sexuelles et morales catholiques régnaient. Les mères célibataires, par exemple, n’avaient pas accès aux visites prénatales, au médecin et à la layette fournis par l’Assistance maternelle aux femmes pauvres de la ville. La Loi sur les mères nécessiteuses de 1937 excluait également les femmes qui avaient donné naissance hors mariage. Les femmes vivant seules étaient souvent soupçonnées par les services sociaux de vivre en concubinage et faisaient l’objet d’enquêtes particulièrement approfondies avant d’être soutenues et aidées. L’auteure rappelle aussi la situation peu enviable des femmes mariées qui, jusqu’au milieu des années 60, étaient considérées comme des mineures et devaient fournir l’autorisation de leur mari pour accoucher ou se faire opérer. Ces considérations sur les contraintes exercées par la religion catholique sur les femmes jusqu’à la fin des années 60 – notamment le difficile accès à la contraception et à la séparation conjugale – traversent l’ensemble du livre.
Les communautés religieuses féminines ont bâti dans la première moitié du XXe siècle de gigantesques établissements (orphelinats, hôpitaux spécialisés, notamment pour mères célibataires) recueillant, soignant et gardant à l’écart du monde les personnes marginales, handicapées ou considérées comme délinquantes. Vivement critiqué à partir des années 60, ce modèle institutionnel est propre au milieu catholique. La communauté anglo-protestante de Montréal a plus rapidement mis sur pied des services laïques centrés sur le soutien en milieu familial, ne disposant pas de main-d’oeuvre bon marché comme les religieuses et de structures institutionnelles comparables, capables d’accueillir des milliers de personnes.
Le premier emploi de Monique Meloche a été au Montreal General Hospital, hôpital fondé en 1820 par un groupe de protestantes. Au coeur des quartiers centraux défavorisés de la ville, le service social de cet hôpital était en fonction depuis 1920. Les travailleuses sociales s’occupaient surtout des démarches pour obtenir des services externes, du soutien financier et des placements à long terme ainsi que des évaluations familiales et sociales typiques de l’étude sur dossiers (case-work), méthode d’intervention qui dominait alors la pratique du travail social. Après une brève formation en réhabilitation des personnes handicapées aux États-Unis, l’auteure a été engagée à l’Occupational Therapy and Rehabilitation Center fondé en 1952 par Miss Lethbridge, entrepreneure remarquable, qui a contribué à la professionnalisation des divers types de professions paramédicales. Davantage douée pour les affaires que pour la gestion du personnel, selon l’auteure, Miss Lethbridge accordait une grande importance à l’administration de son centre, notamment lors des séances du conseil d’administration qui étaient chaque fois l’occasion de réceptions que le personnel devait l’aider à organiser, ce qui limitait le temps de thérapie et obligeait parfois l’annulation des traitements prévus pendant ces journées.
Charlotte Tassé de l’Institut Albert-Prévost, directrice de l’établissement où a travaillé ensuite Monique Meloche, considérait également que les étudiantes auxiliaires devaient « apprendre à recevoir » en servant tous les après-midi le thé à l’ensemble du personnel. L’auteure touche à une dimension rarement mise en évidence dans l’historiographie, dimension à première vue banale et sans importance, mais qui nous informe aussi sur la division sexuée du travail dans la définition des nouvelles professions féminisées. Premier hôpital psychiatrique d’une longue série où s’est spécialisée Monique Meloche, l’Institut Albert-Prévost était dirigé par l’une des rares femmes laïques à occuper une fonction de direction. Gardienne d’une vision moins médicale des soins à apporter aux personnes souffrant de problèmes de santé mentale, Charlotte Tassé a croisé régulièrement le fer avec le docteur Camille Laurin. L’auteure souligne fort justement que cette rivalité en cachait une autre, plus générale, entre le personnel masculin et le personnel féminin, chacun voyant son emprise séculaire sur les populations vulnérables faiblir progressivement au profit de l’expertise médicale de plus en plus hégémonique. Les nouvelles professionnelles paramédicales de l’institution (travailleuses sociales, ergothérapeutes, psychologues) se sont rangées rapidement derrière le docteur Laurin et son approche plus médicale et scientifique de la santé mentale.
À la suite des lois fédérales de 1951 sur la santé mentale, plusieurs hôpitaux universitaires ont ouvert des cliniques en psychiatrie. L’Institut Albert-Prévost était alors considéré comme « avant-gardiste » dans ses traitements peu violents des patientes et des patients psychiatrisés, car plusieurs hôpitaux pratiquaient encore les électrochocs sur une base régulière, les comas insuliniques, les isolements sensoriels et les lobotomies. Les pratiques en psychiatrie étaient, durant les années 50, en pleine transformation et la pharmaceutique marquait un tournant dans les traitements des patients. Monique Meloche s’est retrouvée au Douglas Hospital lorsqu’on commençait à ouvrir les portes des salles jusque-là verrouillées et à faire usage des médicaments comme le Largactil, rendant possibles certaines réinsertions de patients et de patientes qui n’auraient pu auparavant quitter l’hôpital. À partir de ce moment-là, toutefois, les pressions pour « sortir des institutions » les personnes internées, même les cas les plus lourds se sont intensifiées et ont réduit le nombre de « réussites spectaculaires ».
Rejetant définitivement l’horizon d’une carrière de gestionnaire pour s’inscrire résolument dans la pratique clinique, Monique Meloche décide d’aller parfaire ses connaissances et perfectionner ses habiletés analytiques à la célèbre Tavistock Clinic, à Londres, dans un milieu particulièrement avant-gardiste, fondée vers 1920-1921 par la Fabian Society. Ce sera alors l’occasion pour Monique Meloche de se spécialiser dans les thérapies avec les enfants, les adolescents et les adolescentes ainsi que d’intégrer durablement des activités de recherche dans son quotidien professionnel. Une grande part des chapitres suivants portent sur les occasions de collaboration – surtout avec des médecins – qui l’ont amenée à publier plusieurs articles dans des revues professionnelles et à participer à la rédaction de rapports, notamment pour la commission Castonguay au début des années 70.
De retour au Québec, Monique Meloche accepte temporairement un emploi à l’Hôpital Saint-Jean-de-Dieu, principal asile psychiatrique pour catholiques francophones. Les soeurs dirigeaient encore l’établissement, mais la rivalité entre les médecins qui représentent l’État et les religieuses rendait le climat de travail très tendu, surtout depuis la publication au début des années 60 du rapport Laurin, commandé après la parution de l’ouvrage Les fous crient au secours dans lequel Jean-Charles Pagé racontait les « horreurs quotidiennes » vécues à l’Hôpital Saint-Jean-de-Dieu. Le portrait que trace Monique Meloche de son expérience à cet hôpital – qualifié par elle de « pire » de sa vie professionnelle – est très sombre : « rigidité » des soeurs envers les patients et les patientes, « étroitesse d’esprit », « personnel très déprimé, lent, sans énergie ni idée ou projets nouveaux » (p. 157). En retard de dix ans sur le Douglas Hospital en matière de désinstitutionnalisation, l’Hôpital Saint-Jean-de-Dieu n’a pas accueilli favorablement les réformes qui ont mené au retrait des religieuses des établissements psychiatriques et hospitaliers en général.
Heureuse de quitter cet environnement peu conforme à sa vision du travail avec des personnes souffrant de problèmes de santé mentale, Monique Meloche a été engagée comme travailleuse sociale – clinicienne à la nouvelle clinique en pédopsychiatrie de l’Hôpital Notre-Dame où elle est demeurée jusqu’à la fin de sa carrière, 27 années plus tard. Refusant à de nombreuses reprises des promotions à des postes de gestion, l’auteure raconte dans le dernier chapitre son travail auprès des enfants et des adolescentes, notamment ses premiers cas de jeunes filles anorexiques, les vicissitudes de l’approche psychanalytique qu’elle affectionnait particulièrement, mais qui a perdu progressivement de son lustre à partir de la fin des années 70, et les nombreux projets de recherche et d’innovations thérapeutiques auxquels elle a participé.
Notons, pour terminer, les remarques fort intéressantes de l’auteure sur la spécificité des travailleuses sociales en milieu hospitalier qui auraient publié davantage d’articles que leurs collègues travaillant dans d’autres sphères de pratique. Monique Meloche soumet l’hypothèse que « le travail en milieu pluridisciplinaire doit sûrement stimuler à la fois la réflexion, le retour sur la pratique et l’émulation » (p. 206). À côté de cela, elle souligne que ces mêmes travailleuses sociales en milieu hospitalier, invitées à présenter leurs réflexions et leurs recherches lors de journées scientifiques pluridisciplinaires, « hésitaient à les présenter, à cause de l’ampleur de la tâche, ou encore par peur de se mouiller » (p. 203). L’intérêt pour la recherche et la curiosité intellectuelle de l’auteure est manifeste, mais ces remarques indiquent qu’elles n’étaient pas partagées également par toutes les travailleuses sociales qui, rappelons-le, se situaient dans un rapport hiérarchique avec les médecins et les autres spécialistes dont la légitimité intellectuelle et l’expertise clinique étaient nettement mieux reconnues. À aucun moment, cette hiérarchie ne transparaît dans le récit de Monique Meloche, ce qui est tout de même étonnant. Peut-être est-ce le résultat d’une position sociale et professionnelle particulière qui n’est pas suffisamment explicitée pour que l’on puisse l’expliquer. Néanmoins, cet ouvrage propose un récit d’une lecture facile et agréable qui propose un bon aperçu des transformations des services sociaux québécois depuis les années 50 et, surtout, offre un regard « de l’intérieur » des principaux établissements hospitaliers psychiatriques montréalais, dans le milieu tant anglophone que francophone.