Corps de l’article
Dans ce petit essai tout à fait captivant, Yvonne Knibiehler nous entraîne aux sources de la conceptualisation de la virginité féminine en Occident pour mieux remonter le cours de son histoire et saisir les multiples significations qu’elle a prises au fil des siècles. En essence, l’ouvrage cherche à montrer que, si le caractère sacré de la virginité féminine a été au fondement même de la domination masculine, elle a pu aussi s’avérer une forme de liberté et même une source de pouvoir pour les femmes.
Divisée en 5 parties et 14 courts chapitres, l’étude commence par quelques réflexions liminaires sur la définition même de la virginité. D’emblée, l’auteure souligne que la virginité ne peut se restreindre à un phénomène physique : être vierge, et perdre sa virginité, comporte aussi une dimension mythique, morale et sociale qui témoigne de la complexité de cette notion et de sa composante culturelle. Dans l’Antiquité gréco-romaine, par exemple, Knibiehler note que la virginité est surtout le fait de déesses qui assument pleinement cet état, leur refus des rapports intimes symbolisant l’intégration des femmes dans la cité et la résistance aux pulsions sexuelles destructrices; pour leur part, les vierges mortelles sont honorées, notamment à titre de prêtresses, mais aussi bien gardées, car les filles, celles des citoyens à tout le moins, incarnent l’avenir et doivent donc être préservées jusqu’au mariage qui survient d’ailleurs aussitôt que 14 ans. Mais les anciens ne se préoccupent guère des signes physiologiques de la virginité, les médecins niant l’existence de l’hymen et ne faisant aucune allusion à la déchirure qui se produirait au moment de la première pénétration. Bref, dans l’Antiquité, la virginité semble surtout une question religieuse, les déesses, comme les filles vierges, faisant l’objet d’un culte qui renvoie à la capacité des femmes d’enfanter au profit des hommes et de la pérennité de la cité. De fait, c’est l’enfantement qui met un véritable terme à la virginité féminine et non la pénétration.
Les sociétés façonnées par les religions monothéistes (judaïsme, christianisme, islamisme), examinées en deuxième partie, vont charger la virginité de sens nouveaux mais aussi très différents. Ainsi, le judaïsme semble avoir été la première religion à considérer le saignement au moment de la défloration comme la preuve de la virginité féminine, cette manifestation concrète de la pureté de l’épousée garantissant l’authenticité de la descendance masculine. Pour sa part, l’islam, qui ignore le péché originel et confère un caractère sacré à l’union du couple, considère qu’il est primordial que l’homme épouse une vierge afin de s’assurer de l’attachement de son épouse et de mieux la dominer, tandis que, dans la culture musulmane, déflorer une vierge est souvent représenté comme une mesure de la virilité et le summum de la jouissance masculine. Le christianisme, de son côté, révolutionne la conception de la virginité en la dissociant de la sexualité, puisqu’elle devient un but en soi et pas seulement un état temporaire, et en en faisant l’apologie autant pour les hommes que pour les femmes. Alors que le judaïsme et l’islamisme n’accordent aucune valeur symbolique ni morale à la virginité et à la chasteté, le christianisme lui confère une haute valeur spirituelle et en fait un idéal de vie qui permet de se rapprocher de Dieu. Même si les Pères de l’Église s’assureront que les vierges consacrées ne portent pas atteinte à la domination masculine, la virginité chrétienne, nous dit l’auteure, permettra aux filles d’exister de manière indépendante des hommes et de se soustraire à la maternité en leur fournissant une justification quasi inattaquable.
La troisième partie, qui comporte, comme les deux premières, trois chapitres, s’emploie à examiner cet « apogée de la virginité féminine » qui s’étend du Moyen Âge à l’âge classique. Pendant que l’existence de l’hymen fait l’objet de débats passionnés entre médecins et que la justice cherche à réprimer le viol, la virginité, notamment la virginité consacrée, élevée au rang de vertu morale, ouvre aux femmes la possibilité de s’instruire, d’agir dans le monde et d’obtenir une reconnaissance sociale, que l’on songe aux abbesses, aux mystiques, aux apostoliques ou à Jeanne d’Arc. La lente élévation de l’âge au mariage durant cette période conduit aussi à inciter les jeunes filles, nouvelle figure féminine en émergence, à intérioriser la nécessité de se garder vierges pour leur futur époux, ce qui encourage leur éducation morale, préférablement dans des couvents pour les plus aisées. La pudeur féminine devient alors une vertu qu’elles doivent cultiver et la modestie, un code de conduite qu’elles doivent respecter. L’examen de conscience, qui précède la confession, contribue à placer les fidèles, notamment les femmes, à l’écoute de leurs sentiments et leur apprend ainsi à mieux se connaître, favorisant une autonomie individuelle qui peut alimenter des velléités d’émancipation. Le mysticisme que l’Église encourage fait aussi rêver à un amour humain aussi puissant que l’amour de Dieu qui permet d’atteindre l’extase; vierges de corps, les jeunes filles, semble-t-il, perdent une certaine virginité de l’âme.
La période qui va des Lumières au mouvement féministe contemporain, étudiée dans la quatrième partie, montre comment les sciences, en particulier la médecine, mais aussi l’anthropologie et la psychologie, désacralisent la virginité féminine tout en plaçant plus que jamais les femmes sous la domination masculine. L’hymen devient alors la marque distinctive de la virginité féminine, qui n’est donc plus morale ni spirituelle mais purement anatomique; en même temps, l’anthropologie naturalise la pudeur féminine, présentée comme une barrière à la concupiscence masculine, celles qui ne maîtrisent pas leurs pulsions étant bientôt qualifiées d’hystériques. Dans la France napoléonienne, les droits des femmes subissent plusieurs reculs, notamment sur le plan sexuel (interdiction, par exemple, des recherches en paternité) qui viennent refermer les portes que la Révolution avait ouvertes. L’ignorance des filles en matière sexuelle devient garante de leur pudeur, pendant que la Vierge Marie fait l’objet d’un véritable culte que les « oies blanches » sont invitées à émuler. Les idées républicaines qui refont surface à la fin du xixe siècle favorisent cependant une émancipation des femmes qui se fait, Yvonne Knibiehler insiste, avec l’accord des hommes. L’éducation des filles lui paraît au coeur de cette révolution qui prend aussi appui sur la psychanalyse, celle-ci présentant le désir sexuel comme une pulsion « naturelle » présente dès l’enfance chez tout être humain et qu’il est malsain de combattre; la virginité féminine, au sens de pureté morale, n’existe donc pas. L’érotisation de la culture de masse et le mouvement féministe contemporain, qui sera fort critique des théories freudiennes, mais surtout l’évolution de la contraception achèvent de dévaloriser la virginité; désormais, les femmes peuvent exercer leur sexualité hors mariage, sans crainte de devenir enceintes. Si cette liberté sexuelle a souvent été perçue comme le symbole de l’égalité homme-femme, il est vite apparu qu’elle servait aussi les hommes, « les vierges n’étant plus interdites » (p. 173).
En apparence totalement disqualifiée, la virginité féminine n’en demeure pas moins un sujet de préoccupations sociales et même un idéal pour certaines catégories de jeunes femmes, comme le montre la cinquième et dernière partie du livre qui s’attarde aux décennies plus récentes. Perdre sa virginité, même sans risque de grossesse (ce qui n’est pas toujours le cas), demeure un rite de passage important, souvent subi par les filles menacées d’être délaissées si elles ne se plient pas aux nouveaux usages. Cela n’empêche pas que certaines jeunes femmes désirent préserver leur virginité, jusqu’au mariage ou même leur vie durant, pendant que d’autres, d’origine maghrébine pour la plupart, subissent des hyménoplasties, preuve que la virginité et le fantasme masculin de la défloration sanglante demeurent encore prégnants dans certaines cultures.
Yvonne Knibiehler offre ici un ouvrage foisonnant. On pourrait déplorer que le portrait qu’elle trace demeure par moments trop impressionniste et que le propos semble parfois éclaté, tout comme on aurait souhaité que les références soient indiquées plus clairement et plus fréquemment, mais le livre a aussi les qualités de ses défauts, c’est-à-dire qu’il établit de très nombreux liens entre les différentes dimensions (sociale, culturelle, économique, juridique, démographique, religieuse) de la virginité, tout en mettant au jour ses contradictions. Au final, il démontre de manière convaincante que la domination masculine sur la sexualité féminine a pris de multiples visages et que la virginité a été au coeur de cet enjeu. Telle quelle, cette histoire de la virginité en Occident sera utile à ceux et celles qui s’intéressent à l’histoire des femmes et du genre, à l’histoire du corps et de la santé ou encore qui pratiquent l’histoire culturelle.