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L’auteure de Première dame, second rôle explore l’ambiguïté du statut des conjointes de quelques hommes d’État occidentaux depuis la Seconde Guerre mondiale. De manière plus précise, cet ouvrage examine la mise en scène que font les médias de ces femmes qui partagent le quotidien du président ou du premier ministre. Sa thèse générale veut que les médias aient contribué à rendre visibles ces femmes sans statut légal ou officiel dans les régimes démocratiques. En revanche, cette sortie de l’ombre ne s’est pas faite sans heurts, générant des questionnements quant à l’influence qu’elles pouvaient exercer sur ces hommes dont elles partagent la chambre à coucher (et donc sur les décisions publiques) ainsi qu’une certaine concurrence avec les femmes élues en politique. Vu autrement, l’auteure explore si, au XXIe siècle, l’idée vieille comme le monde selon laquelle il y aurait une femme derrière chaque grand homme est toujours d’actualité.
Armelle Le Bras-Chopard est professeure de science politique à l’Université de Versailles/Saint-Quentin-en-Yvelines. Elle compte à son actif plusieurs ouvrages, dont Le masculin, le sexuel et le politique (Plon, 2004) et Le procès en sorcellerie des femmes (Plon, 2006). Ce dernier entretient peut-être une certaine filiation avec l’ouvrage recensé, par le truchement de l’idée qui veut que les femmes soient sources de désordre.
Outre l’introduction et la conclusion, l’ouvrage comporte six chapitres. En introduction, Le Bras-Chopard constate que les monarchies d’Ancien Régime conféraient un statut et des pouvoirs réels à la conjointe du prince, prestance découlant d’ententes de filiation et de l’obligation d’engendrer une descendance (masculine, il va sans dire). Au contraire, l’avènement de la démocratie représentative ainsi que la division du public et du privé qui lui sert de trame de fond ont repoussé la conjointe du prince élu au non-politique, à la famille. Or, soutient l’auteure, « [s]i le système politique [démocratique] n’accorde aucun statut à ces épouses, les médias, eux, vont leur donner visibilité et consistance » (p. 10). Par exemple, si leur mise en scène retient l’attention, leurs idées intéressent aussi, leurs ambitions intriguent et leur quête d’autonomie inquiète peut-être… Autrefois « potiches », les conjointes de chefs d’État sont aujourd’hui des actrices politiques à part entière – résultat de l’action des médias.
Le chapitre 1, intitulé « Homme public, femme privée », explore deux questionnements. Le premier concerne la convention selon laquelle un homme qui aspire à diriger l’État doit être marié. L’engagement marital serait source de respectabilité et de stabilité. L’expérience canadienne, dont Le Bras-Chopard ne traite malheureusement pas, offre une belle illustration de cette équation. Lors de la course à la chefferie du Parti progressiste-conservateur au début des années 90, des journalistes avaient souligné que Jean Charest était uni à sa conjointe depuis plusieurs années et qu’ensemble ils avaient fondé une famille, au contraire de Kim Campbell qui cumulait alors deux divorces. Pourtant, les conquêtes casanovesques du premier ministre Trudeau à la suite de sa séparation puis de son divorce au début des années 80 ne manquaient pas d’émoustiller les médias, qui avaient bien d’autres choses à traiter alors que la politique canadienne naviguait à ce moment-là dans des eaux extrêmement troubles. Le second questionnement du chapitre 1 concerne les obligations de représentation qui pèsent sur les conjointes d’hommes d’État : pourtant citoyennes comme les autres, c’est-à-dire dépourvues de tout rôle politique officiel mais aussi de droits et de pouvoirs conséquents, elles n’en sont pas moins tenues à une kyrielle d’obligations publiques, certes, mais également privées. Par exemple, elles doivent « se comporter en maîtresse de maison » (p. 31), tout en jouant « à l’intérieur du palais républicain leur rôle d’hôtesse » (p. 33). Qui plus est, « elles doivent être présentables » (p. 33), se transformant dès lors en « ambassadrices de la mode et, [d]es grandes marques s’affichent sur elles, d’autant mieux portées que l’épouse est elle-même glamour » (p. 34) : Carla Bruni et Michelle Obama confortent sans l’ombre d’un doute cette lecture.
Le chapitre 2 porte sur la théâtralisation du chef d’État et, surtout, la mobilisation de la première dame au coeur de ce dispositif de mise en valeur. L’épouse du président ou du premier ministre endosse alors plusieurs rôles : bien sûr, celui de « mère de famille » (ou de Mom-in-chief selon la version de Michelle Obama) heureuse, entourée de ses enfants, et pourquoi pas des chiens aussi (p. 39), mais également d’épouse aimante, préférablement jeune et belle, afin de souligner les prouesses séductrices et la virilité du chef de l’exécutif. Forcée de s’exhiber, l’épouse peut également être mise au service de la stratégie politique de son conjoint : « Cherie Blair […] raconte comment, en 2002, le Premier ministre britannique a décidé de révéler la fausse couche de son épouse pour détourner l’attention de l’opinion publique de la rumeur d’une invasion imminente de l’Irak » (p. 44). Cependant, l’instrumentalisation des épouses de chefs d’État peut-elle être aussi simpliste, se questionne Le Bras-Chopard, la population n’étant pas totalement dupe de ces mises en scène hollywoodiennes et les médias interrogeant la nature véritable de celle que le président ou le premier ministre a choisie pour conjointe. C’est là l’objet du chapitre 3 intitulé « Quelle influence? » : « comment départager l’influence que toute femme exerce sur son mari de l’influence sur l’homme politique, quand le privé et le public se conjoignent dans un même individu? » (p. 52), s’interroge l’auteure. Trois considérations encadrent sa réflexion. Primo, Le Bras-Chopard dissèque le stéréotype de l’influence féminine, et ce, par le truchement d’auteurs tels Rousseau (incontournable lorsqu’il est question de l’asservissement des femmes…), Comte et aussi Proudhon. Elle donne ainsi la mesure de quelques arguments qui ne peuvent manquer de faire sourire le lectorat d’aujourd’hui, comme ces propos à saveur naturaliste : « l’influence est peu visible [ce qui] tiendrait encore à la physiologie des deux sexes : le mâle a ses organes sexuels à l’extérieur du corps, la femme les cache à l’intérieur : elle devient alors, elle-même, emblème de dissimulation, d’hypocrisie, un éternel secret pour l’homme, ce ‘trou noir’ qui restera encore incompréhensible à Freud » (p. 53). Secundo, Le Bras-Chopard développe l’idée selon laquelle les petits soins prodigués à l’homme d’État (ou son maternage…) constituent autant d’occasions de l’influencer : « Dans ce rôle de contribution au bien-être du mari, l’épouse de l’homme politique répond à la vocation traditionnelle de toute femme : elle est à son service. Son influence s’apparente davantage à un soutien, présenté comme inconditionnel, mais cet équilibre personnel qu’elle lui assure a une incidence sur le comportement de celui qui prend les décisions politiques » (p. 61). Tertio, l’auteure se demande si cette influence (supposée et peut-être réelle) des épouses sur « leur » homme d’État est de nature politique, elles qui n’ont pas de statut politique officiel, mais sont tout de même dotées de droits et capables d’opinions comme « simples » citoyennes.
Alors que les chapitres 1 à 3 me semblent embrasser une approche qui pose les premières dames en victimes de la machine exécutive et du cirque médiatique qui l’entoure, les chapitres 4 et 5 les définissent plutôt comme des actrices stratégiques du jeu politique. D’ailleurs, les titres révèlent cette capacité agissante : « La soif d’exister par elle-même » et « La tentation du pouvoir ». L’argument qui anime le chapitre 4 veut que, si les épouses d’hommes politiques « acceptent de jouer le jeu dans ce second rôle, elles entendent avoir leur propre vie à côté, dans cet espace apolitique où elles sont consignées. Avoir leurs activités privées mais aussi des activités publiques sans être politiques où elles profiteront de leur qualité de ‘femme de’ et s’exposeront à titre personnel aux médias » (p. 69). Les conjointes d’hommes d’État cherchent ainsi à se développer une vie parallèle à celle, officielle, qui découle de leur alliance maritale, vie où elles seront reconnues en tant que personnes pleines et entières et non comme l’« appendice de […] ». Elles s’adonnent à du bénévolat, mettent sur pied des fondations, prêtent leur nom à diverses causes : ce sont autant d’initiatives facilitées, voire rendues possibles, par leur statut de « femmes de […] ». Pourtant, cette « autre vie » doit se tisser d’activités non politiques, et ce, pour ne pas gêner l’engagement politique de leur alter ego président ou premier ministre.
Dans le chapitre 5, Le Bras-Chopart poursuit son argument d’une quête d’autonomie des épouses d’hommes d’État par rapport à leur célébrissime conjoint, l’élargissant toutefois aux obligations publiques officielles qui découlent de leur union conjugale : « elles veulent avoir leur place au soleil, à côté et certes au-dessous du titulaire officiel du poste, mais pas dans l’ombre » (p. 84). Elles deviennent ainsi médiatrices entre le prince élu et le peuple, représentation symbolique qui peut parfois aller jusqu’à se substituer au conjoint dans des événements officiels. Ce rôle quasi officiel dans la conduite des affaires de l’État conféré par le président ou le premier ministre à sa partenaire n’est pas sans soulever certaines critiques, comme celles qu’a essuyées Hillary Rodham Clinton lorsqu’elle s’est attelée à la tâche titanesque de réformer le système de santé aux États-Unis. En fait, ce n’est qu’au retrait de la vie politique de l’homme d’État que la conjointe, avide d’exister politiquement par et pour elle-même, peut éventuellement voir ses aspirations satisfaites, comme le laissent à penser les cas nombreux de veuves de politiciens élues aux États-Unis (phénomène plus répandu autrefois que maintenant, il est vrai). En fait, un conjoint toujours actif politiquement peut ternir la carrière politique de sa compagne, comme en témoignent les premiers mois de la gouverne de Cristina Fernández de Kirchner à la tête de l’État argentin ou la campagne de Hillary Rodham Clinton pour décrocher le ticket démocrate en vue des élections présidentielles américaines de 2008. Les conjoints de politiciennes ne sont pourtant pas soumis au même régime que les conjointes de politiciens.
Le chapitre 6, qui termine l’ouvrage, m’apparaît le plus intéressant, notamment parce qu’il amène des perspectives novatrices sur les rapports entre les femmes et la politique et qu’il invite à des recherches futures. Ainsi, Le Bras-Chopard y aborde deux problématiques qui, à ma connaissance, n’ont pas fait l’objet d’études sérieuses jusqu’à ce jour, mais qui, à mon sens, mériteraient une telle attention. La première concerne la (potentielle) concurrence entre les conjointes d’hommes politiques et les femmes élues en politique. Certes, les unes et les autres ont beaucoup en commun : le statut de minoritaires dans l’arène politique, les diktats de la féminité et du paraître, le harcèlement médiatique. En revanche, les politiciennes et les conjointes d’hommes d’État font bande à part en cela que ces dernières sont dépourvues de la légitimité démocratique. Cette relation ambiguë entre les politiciennes et les conjointes de politiciens (et pas seulement de chefs d’État) doit être approfondie et élucidée, ne serait-ce que parce que les unes et les autres se disputent un espace restreint de « représentation politique au féminin » qui, au demeurant, ne pèse pas sur le tandem politiciens versus conjoints de politiciennes. C’est du moins ce qui ressort de la deuxième problématique de ce chapitre traitant du rôle des conjoints de femmes politiques. Le goût de l’auteure pour l’insolite se manifeste lorsqu’elle écrit qu’à l’occasion du G-8 de 2008 « le mari d’Angela Merkel organis[a] […] les occupations des ‘épouses’ » (p. 119). Il reste que les conjoints de femmes politiques ne sont pas soumis aux mêmes impératifs de l’être et du paraître : « Il y aurait ainsi deux poids, deux mesures pour juger un homme et une femme politique; deux poids, deux mesures dans l’évaluation des rôles de leurs conjoints respectifs, mais un seul poids, une seule mesure pour l’appréhension de l’épouse de l’homme politique et de la femme politique » (p. 119).
En conclusion, outre qu’elle rappelle les principales observations de son analyse, Le Bras-Chopard insiste pour que soit mieux circonscrit et compris le « statut de la femme du Prince » (p. 124). J’appuie entièrement cette proposition, d’autant plus si ces travaux se montrent soucieux de mettre au jour et de critiquer l’hétéronormativité qui trône ainsi au sommet de l’État.
Le principal mérite de Première dame, second rôle est d’explorer une problématique à peu près totalement ignorée par les sciences politiques, ce que signale d’ailleurs l’auteure en introduction (p. 12). Cette ignorance est d’autant plus troublante que les travaux sur les rôles politiques des médias sont nombreux. Serait-ce l’objet qui ne fait pas sérieux ou, vu autrement, qui n’est pas considéré comme politique, les conjointes n’étant pas élues et donc ne relevant pas de l’espace d’investigation consacré des sciences politiques? Il semble que l’un des mots d’ordre du féminisme de la deuxième vague, à savoir que le privé est politique, n’ait pas été entendu de l’ensemble des politologues… quoique certaines oreilles restent peut-être volontairement bouchées… Autre atout : l’ouvrage, concis, se lit comme un roman et regorge d’anecdotes qui ne manquent pas de faire tantôt sourire, tantôt sourciller.
J’ai toutefois regretté que l’auteure n’exploite qu’un nombre restreint de conjointes de chefs d’État, essentiellement Cherie Blair, Carla Bruni, Hillary Rodham Clinton, Michelle Obama et Cecilia Sarkozy. En outre, certaines analyses m’apparaissent limitées, peut-être parce qu’elles manquent de vision, par exemple : « Au 10, Downing Street, Margaret Thatcher cuisinait le repas du soir pour son mari, au prétexte d’évacuer le stress de la journée, dit-elle dans ses Mémoires… Ou de se déculpabiliser? Car ces femmes vivent dans une culpabilité permanente d’être trop peu présentes à la maison » (p. 116). Est-ce certain? Difficile d’imaginer une Margaret Thatcher rongée par la culpabilité… De fait, il est tout à fait possible que des femmes non seulement ne se sentent aucune culpabilité à ne pas assumer les rôles féminins traditionnels, mais y voient là une forme de libération. A contrario, il est également possible que ces rôles que la tradition consacre aux femmes constituent pour certaines un dispositif de contrôle sur l’autre et une stratégie d’autonomisation (empowerment) pour elles-mêmes. Les femmes ne peuvent être que des victimes, toujours… Il importe, me semble-t-il, que le féminisme s’émancipe d’idées toutes faites qui musellent ses analyses (par exemple, la notion de masse critique selon laquelle plus nombreuses au sein d’institutions les femmes en changeront les façons d’être, de dire et de faire) et limitent ses capacités à décrypter la complexité des sociétés du XXIe siècle et, surtout, des êtres humains qui les animent.