Parvenir à avoir de l’argent à soi a certainement été l’un des cris du coeur les plus souvent exprimés par les femmes au XXe siècle. Cependant, au-delà de la simple possession de l’argent, qu’allait signifier pour elles le fait de disposer d’un salaire propre? Comment cela se traduirait-il dans leurs relations avec leur conjoint et avec la société? C’est à ces conséquences de l’accès au travail rémunéré pour les femmes et des lois leur reconnaissant le droit à la libre disposition du salaire ainsi gagné que s’intéresse l’ouvrage De l’argent à soi. À cette fin, l’équipe de recherche a interrogé 24 personnes formant 12 couples hétérosexuels dans la région de Genève. Il s’agissait d’entretiens compréhensifs semi-directifs. Les partenaires conjugaux étaient interviewés séparément sur les ressources économiques, la gestion financière, le contrôle de l’argent et la consommation au sein du couple. On les invitait à donner des exemples concrets de leurs façons de faire. Donnant accès à un grand nombre d’extraits de ces entretiens, l’ouvrage fait entrer les lectrices et les lecteurs dans un segment de la vie de ces couples qui, s’il ne nous surprend pas, ne manque pas de nous éclairer concrètement sur les significations bien différentes que les femmes et les hommes peuvent donner à l’utilisation de l’argent dans la famille. Ainsi, Géraldine qui tient à un compte séparé dira (p. 86) : « C’est vrai que j’ai besoin d’avoir mes sous, où je me dis je fais ce que je veux avec mes sous, si j’ai envie d’acheter un cadeau... » Pour sa part, son conjoint explique le fait d’avoir des comptes séparés par l’objectif de protéger Géraldine en cas de faillite. Ce simple exemple donne une idée du grand intérêt qu’il y a à prendre connaissance des comptes rendus exhaustifs (verbatim) présentés dans ce livre qui sont déjà une vraie contribution aux réflexions personnelles des lectrices et des lecteurs ainsi qu’à la découverte en miroir de leurs propres comportements. Cette qualité du matériel recueilli est évidemment le fruit de la haute valeur de la recherche entreprise par Laurence Bachmann. L’enquête repose sur des bases éminemment solides, comme on peut le constater au chapitre 1 qui fait l’état des savoirs sur le rapport à l’argent marqué par le genre, incluant un détour par le XIXe siècle, et au chapitre 2 qui explique avec une précision rare la constitution de ce qui sera l’objet d’étude de cette recherche : l’appropriation par les femmes de l’idéal démocratique d’égalité à travers leur usage de l’argent. Quant au chapitre 3, il décrit et justifie avec rigueur la démarche méthodologique utilisée pour l’enquête. À noter que la notion de « souci de soi », qui se réfère à une réflexion permanente sur ses propres pratiques associée à un travail personnel de transformation de soi, est présentée comme l’une des clés pour comprendre la valeur symbolique que revêt l’argent à soi pour les femmes et comme un intermédiaire entre l’idéal social d’égalité et son appropriation par les femmes. C’est là l’un des concepts porteurs de cette recherche. Impossible de passer sous silence l’insistance de l’auteure à mettre en garde le lectorat, avec raison, contre la tentation de considérer les femmes interrogées comme des marginales, ce qui mènerait à discréditer la valeur de signification de leurs propos. À l’intérieur du groupe socioéconomique au sein duquel elles se trouvent, soit des professionnelles gagnant de l’argent et appartenant aux classes moyennes à capital culturel élevé, ces femmes sont normales et rien ne laisse croire que la valeur symbolique de l’importance qu’elles accordent à l’argent pour soi ne soit pas partagée par …
Laurence Bachmann, De l’argent à soi. Les préoccupations sociales des femmes à travers leur rapport à l’argent., Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2009, 239 p.[Notice]
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Francine Harel Giasson
HEC Montréal