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Depuis plus de quinze ans, Liliane Blanc lutte contre l’oubli et l’occultation des créatrices et, surtout, contre l’idée préétablie qui veut que seuls les hommes aient créé de « vrais » chefs-d’oeuvre. Formée en histoire, en littérature et en pédagogie, cette conférencière exceptionnelle a révélé à de nombreux auditoires québécois un apport des femmes aux arts infiniment plus riche que celui que rapportent les traditionnelles histoires de l’art ou encyclopédies musicales et littéraires.
En 1991, Liliane Blanc[1] publiait un premier essai sur les femmes et la création artistique, qui rassemblait l’information accessible, mais dispersée, sur un certain nombre de peintres, de musiciennes et d’écrivaines. À partir des témoignages laissés par ces artistes, la chercheuse proposait une réflexion sur les obstacles que les femmes ont dû surmonter, jusqu’au XXe siècle, pour pouvoir s’exprimer à travers la création : le droit romain, les préjugés sur leurs capacités intellectuelles, l’interdiction d’accéder à l’éducation, leur statut social, le rôle du père et le milieu artistique lui-même, essentiellement masculin… Depuis la parution de ce livre (aujourd’hui épuisé), Liliane Blanc s’est constamment fait demander une mise à jour et la réédition d’Elle sera poète, elle aussi! Quand elle a accepté de relever le défi, elle ne se doutait pas encore que la somme d’informations accumulées au fil des ans serait telle qu’il lui faudrait réorganiser son travail et le scinder en trois publications. Une histoire des créatrices - L’Antiquité, le Moyen Âge, la Renaissance est donc le premier de trois ouvrages qui retracent le parcours méconnu des femmes en création artistique.
Le projet est d’autant plus ambitieux que la période proposée dans le premier ouvrage est la plus délicate à circonscrire. L’Antiquité sera forcément plus discrète que les dix siècles du Moyen Âge, eux-mêmes moins prolixes que la courte mais florissante période de la Renaissance. En effet, plus on recule dans le temps, moins il existe de données biographiques sur les artistes et plus il est difficile d’authentifier les oeuvres, notamment à cause de l’anonymat des créateurs et des créatrices, courant jusqu’à la Renaissance. S’ajoutent à cela la disparition des oeuvres et, dans le cas des femmes précisément, l’abandon du nom de jeune fille au moment du mariage, les ateliers dirigés par des hommes qui s’approprient les oeuvres ou encore les oeuvres faites à deux mais, par habitude, signées par l’homme.
Qu’à cela ne tienne! Liliane Blanc traque les moindres indices susceptibles de nous conduire vers les « emmurées », comme elle les a déjà nommées, et ce, d’où qu’elles soient. Car cette histoire des créatrices commence au Japon et en Mésopotamie, avant de traverser la Grèce et la Rome antiques et de parcourir la Chine, l’Inde, le Moyen-Orient et l’Europe.
La somme est édifiante. Des centaines de poètes, musiciennes, sculpteures, brodeuses, philosophes, compositrices, graveuses, épistolières, traductrices, enlumineuses, librettistes, pamphlétaires, peintres, dramaturges et mémorialistes sont ici ressuscitées. Il arrive qu’elles ne fassent l’objet que de quelques lignes : dès les premières pages de son ouvrage, Liliane Blanc explique qu’elle a préféré signaler le nom de certaines femmes, « plutôt que de risquer une injustice en les ignorant » (p. 22). Nous découvrons ainsi que, 2 000 ans avant la prêtresse sumérienne Enheduanna, considérée comme « le premier écrivain mésopotamien connu, tous sexes confondus » (p. 23), il y aurait eu une poétesse moyen-orientale nommée Mahd al-Aadiyya, dont certains textes ont vraisemblablement inspiré une sourate du Coran. De même, des doutes suffisants permettent de penser que certains des auteurs à l’origine du Cantique des cantiques et de plusieurs autres passages de la Bible pourraient être des femmes. Ou encore qu’Homère aurait plagié « une certaine Dafné » (p. 40), dont un critique espagnol a déjà évoqué « les beautés les plus remarquables de ses immortels poèmes » (p. 40), mais dont il subsiste peu de traces.
Dans la plupart des cas, cependant, Une histoire des créatrices donne accès à une foule d’éléments biographiques sur les femmes recensées, ainsi qu’à la description sommaire de leur oeuvre, souvent illustrée par des extraits lorsqu’il s’agit d’écrits. Pour des raisons évidentes, Liliane Blanc peut nous offrir des portraits détaillés des figures les plus notoires de la création féminine des époques qu’elle aborde : la vie et l’oeuvre des Sapho de Lesbos, Hildegarde von Bingen, Christine de Pizan, Louise Labbé, Sofonisba Anguissola, etc., ont été beaucoup plus et mieux documentées que celles d’autres artistes.
Cependant, pour chaque femme que la mémoire collective a gardée vivante, au moins dix ont sombré dans l’oubli. Un grand nombre d’entre elles, surtout du IXe au XIIe siècle, sont religieuses puisque le monastère a représenté l’un des rares lieux où une femme pouvait parfaire son éducation : généralement issues de milieux nobles, elles sont alors responsables d’abbayes, musiciennes, visionnaires, écrivaines ou peintres, parfois, tout cela à la fois. D’autres ont fréquenté la cour grâce à leur noblesse ou parce que leur talent leur permettait d’être pensionnées à Versailles, à Londres ou à Vienne. Toutefois, aux côtés des mystiques et des aristocrates, se faufilent des laïques et des courtisanes, dont l’oeuvre a souvent été écrite ou composée au prix de sacrifices immenses. Toutes ces créatrices n’ont pas forcément produit de chefs-d’oeuvre ni connu la gloire. Elles ont cependant en commun d’avoir revendiqué, chacune à leur manière, leur liberté et défié les préjugés et les mentalités.
Une histoire des créatrices - L’Antiquité, le Moyen Âge, la Renaissance est également l’occasion de briser des mythes. L’Héloïse d’Abélard n’est pas qu’une grande amoureuse : c’est une intellectuelle, une femme hors du commun et la Française la plus érudite de son temps. Marie de France, dont on ne sait presque rien sinon qu’elle signait de ce nom certains de ses textes (« Je m’appelle Marie, je suis de France »), a écrit Le corbeau et le renard, trois siècles avant La Fontaine. Les femmes troubadours ont bel et bien existé, même si peu de leurs oeuvres sont répertoriées. Jusqu’à la fin du XIe siècle, le Japon a été une société subissant fortement l’influence du matriarcat. Et la Renaissance, malgré un contexte social peu favorable aux femmes et bien que le patrimoine artistique mondial de cette époque ne soit aujourd’hui composé que de noms masculins, a vu éclore une multitude de talents féminins documentés, notamment, par l’auteur de la première histoire de l’art parue au XVIe siècle, Giorgio Vasari… mais dont l’important chapitre sur les femmes a été supprimé lors des éditions et des traductions ultérieures.
Liliane Blanc nous entraîne donc hors des sentiers battus en nous proposant un abrégé de l’histoire du monde, telle qu’elle s’est présentée pour les femmes artistes. Des femmes dont la personnalité hors du commun leur a permis, contre vents et marées, de produire une oeuvre que, plus tard, on a négligée, méprisée, abandonnée ou niée. La chercheuse québécoise nous raconte leur étonnante histoire. Érudite et polyglotte, elle ne se contente pas d’explorer les territoires les plus connus de la francophonie, mais elle nous présente aussi des Andalouses, des Chinoises, des Tamoules, des Persanes, des Arabes... Sa rigueur lui interdit de s’avancer vers les Africaines ou les Américaines du Nord et du Sud d’avant les colonisations, pour qui il manque encore trop de preuves. Elle nous promet cependant de les raviver dès que celles-ci surgiront.
Une généreuse bibliographie (incluant une discographie), organisée par époque, par continent et par artiste, complète cet ouvrage. Elle donnera vite envie, à ceux et celles qui le souhaitent, d’approfondir la vie et l’oeuvre des premières écrivaines, musiciennes et autres créatrices. En attendant la suite, puisque les deuxième et troisième ouvrages formant cette histoire des créatrices nous conduiront jusqu’au XXe siècle. Nous avons déjà hâte.
Parties annexes
Note
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[1]
Blanc (1991) : quelques extraits de ce livre sont diffusés à l’adresse web suivante : sisyphe.org/.
Référence
- BLANC, Liliane, 1991 Elle sera poète, elle aussi! Les femmes et la création artistique. Montréal, Le Jour Éditeur.