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Cet ouvrage, constitué de deux parties principales, veut faire émerger de la méconnaissance actuelle des « vieillesses de femmes actives » ainsi que documenter la naissance et l’essor d’une retraite féminine. Aline Charles amorce son propos avec limpidité en expliquant la nécessité de conjuguer des analyses constructivistes sur trois objets distincts, soit la vieillesse, les femmes et le travail, afin de pouvoir circonscrire des fins de vie professionnelle de longue durée et l’accès à la retraite chez les femmes.
À cette fin, l’auteure, rattachée au Département d’histoire de l’Université Laval à Québec, s’est intéressée à la main-d’oeuvre de deux grands hôpitaux de la ville de Montréal, soit l’Hôpital Sainte-Justine et l’Hôtel-Dieu, où pendant longtemps des religieuses ont joué un rôle majeur. Aline Charles a ainsi examiné 27 000 dossiers de femmes et d’hommes ayant travaillé dans ces deux hôpitaux de 1940 à 1980, à titre de religieuse, de personne salariée ou encore de bénévole. Les 2 356 dossiers de celles et ceux qui avaient 50 ans ou plus au moment de leur départ de ces milieux de travail ont été retenus. Ils ne constituent que 9 % du total. Outre une forte croissance de la main-d’oeuvre, ce faible pourcentage s’explique aussi par le fait que celle-ci était particulièrement jeune parce que la majorité des femmes n’avaient alors pas une vie professionnelle continue.
Ces dossiers individuels ont été minutieusement dépouillés et constituent la base de données à partir de laquelle Aline Charles déploie son analyse. Des documents d’archives (des hôpitaux, des communautés religieuses, d’associations patronales, professionnelles et syndicales, d’universités ainsi que des Archives nationales du Québec), qui permettent de situer les parcours professionnels de cette main-d’oeuvre féminine âgée tant dans le contexte de l’organisation du travail de l’hôpital où elles ont travaillé que dans celui, plus large, des relations de travail et des politiques gouvernementales, s’ajoutent comme sources documentaires à ces dossiers individuels.
Faire porter la recherche sur du personnel hospitalier a permis de creuser la question de la construction sociale de la vieillesse et de la retraite chez les femmes en disposant d’un grand nombre de cas, la main-d’oeuvre y étant très majoritairement féminine (82 %). Le choix de l’historienne de ne pas se limiter aux seules salariées ne relève cependant pas d’une simple nécessité numérique. Bien au contraire, son choix méthodologique de prendre en compte non seulement les employées, mais d’élargir aux religieuses et aux bénévoles permet de mettre davantage en relief les articulations fondamentales entre activité de travail et retraite, activité et vieillesse ainsi qu’entre la vieillesse et la retraite. Par exemple, si le travail des religieuses partage avec celui des bénévoles la caractéristique d’être « gratuit », le travail des bénévoles a en commun avec celui des employées d’être « volontaire ». On voit donc émerger plus clairement comment, au cours des années 60, les pensions (exception faite de la pension de sécurité de la vieillesse, universelle) s’articulent autour du salariat et le seuil d’« entrée en vieillesse », autour du départ à la retraite.
Avant de préciser les modalités spécifiques du vieillissement et de la vieillesse des femmes en milieu hospitalier, l’auteure documente minutieusement, dans la première partie de son l’ouvrage, l’évolution des trois groupes de femmes. Elle conclut que la tendance a été à la quasi-disparition des religieuses et à la mise à l’écart des bénévoles, c’est-à-dire à la marginalisation du travail gratuit au cours de la période retenue. Comme dans d’autres sociétés industrielles avancées, la seconde moitié du XXe siècle se caractérise notamment, sur le plan du travail, par l’acceptation de l’emploi salarié pour les femmes, une syndicalisation accrue, une certaine laïcisation et, au Québec, la prise en charge de la santé (et de l’éducation) par l’État. La première partie de l’ouvrage se termine par un portrait plus spécifique des femmes vieillissantes ou âgées de chacun des trois groupes au terme de leur vie professionnelle. Des parcours retenus à partir des dossiers individuels, 15 % se terminent avant 1960, 34 % avant 1970 et 51 % avant 1980. Distributions normales à la fois à cause de l’accroissement du nombre de femmes à travailler jusqu’à la fin de leur vie adulte ainsi que du vieillissement de cette main-d’oeuvre au cours de ces quatre décennies (tendances qu’on aurait aimé voir chiffrées).
Dans la seconde partie de l’ouvrage, l’auteure découpe en trois segments cette période marquée par des bouleversements majeurs. La pertinence de cette périodisation relève des phases de transformation de l’objet d’étude de l’auteure : pour commencer, les années 40 et 50, durant lesquelles le vieillissement et le travail demeurent des processus individualisés, alors que les femmes ne sont pas encore très nombreuses ni longtemps sur le marché du travail; puis, les années 60 pendant lesquelles tant le travail des femmes que la définition de leur vieillesse ont connu des bouleversements à la fois « tranquilles et révolutionnaires ». À ces brèves années de rupture, qui constituent le coeur dynamique de l’ouvrage, succède une dernière décennie, celle des années 70, au cours de laquelle se consolident les tendances de la décennie précédente.
Si l’ensemble de ce livre se parcourt avec intérêt, pour les lecteurs et les lectrices qui s’intéressent aux mécanismes des changements sociaux, le chapitre pivot sur les années 60 s’avère particulièrement passionnant. La description de la situation des femmes vieillissantes des décennies précédentes a notamment fait apparaître des femmes salariées qui, faute d’être syndiquées et d’avoir des conditions de travail normées, étaient à la merci de l’évaluation que leurs supérieures ou supérieurs faisaient tant de leur rendement que de leur dévouement. La transformation rapide de ce tableau ainsi que ses conséquences sur les religieuses et les bénévoles apparaît phénoménale. De ces trois cas de figure distincts, celui des salariées devient dominant. Dans un marché du travail où l’âge devient un critère de plus en plus saillant, pour les employées, les conditions de travail définies par des conventions collectives ont été un préalable à une vieillesse « uniforme, pensionnée et inactive ». Quant aux religieuses et aux bénévoles, devenues minoritaires, la vieillesse « individualisée et active » demeurait encore possible, tout en étant en voie de disparition.
La conclusion de cet excellent ouvrage réitère de façon un peu trop répétitive les constats qui se sont déjà dégagés des analyses des processus de déconstruction-reconstruction de la deuxième partie. Par ailleurs, l’auteure souligne avec raison la rapidité d’implantation et la puissance du « modèle vieillesse-retraite » qui lie l’âge (critère normatif), la pension (un droit) et le retrait de l’emploi (une obligation); elle souligne également la réduction des écarts entre les sexes sur ce terrain. Toutefois, le constat des changements majeurs survenus dans ce domaine depuis le début des années 80 l’amène à insister sur son caractère éphémère et la présence d’un nouveau cycle de déconstruction-reconstruction des acquis. Le balancier se déplace maintenant vers un processus d’individualisation des statuts après une brève période de normes collectives strictes.
On ne peut que souhaiter qu’Aline Charles poursuive ses travaux sur la question du vieillissement au travail et du passage à la retraite chez les femmes qu’elle a réussi à formuler si clairement et à étudier sur le terrain avec autant de minutie. Les pistes de recherche ne manquent pas pour donner suite à cet ouvrage qui opère une percée importante dans la connaissance historique de la dynamique des rapports sociaux de travail dans lesquels sont insérées les femmes.