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Marie-José des Rivières :Nous te remercions, Huguette, d’avoir accepté de nous rencontrer pour cet entretien au sujet de la revue Recherches féministes dont tu as été la première directrice et l’une des fondatrices. Combien de temps as-tu exercé cette responsabilité de direction et pourrions-nous en savoir plus sur les débuts de la revue?

Huguette Dagenais : Officiellement, j’ai été directrice de la revue pendant dix ans, soit du premier numéro paru en mai 1988 jusqu’à l’automne 1997. Cependant, il y a eu beaucoup de travail invisible mais essentiel auparavant. Je me rappelle les nombreuses réunions du comité du Groupe de recherche multidisciplinaire féministe (GREMF), qui a fondé la revue, des démarches de toutes sortes que j’ai faites pour obtenir le financement à l’interne de la production des deux premiers numéros et du travail considérable qu’a représenté la préparation des premières demandes de subvention au Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (CRSH) et au Fonds pour la formation des chercheurs et l’aide à la recherche (FCAR) du gouvernement du Québec en vue du financement à long terme de la revue. Car, à l’université, non seulement ces deux subventions sont essentielles à l’infrastructure et à la diffusion d’une revue de recherche, mais elles constituent une reconnaissance du caractère scientifique d’un périodique. Comme il fallait présenter deux numéros pour soumettre sa candidature, lorsque nous avons fait paraître le premier numéro, « À propos d’éducation » (vol. 1, no 1), le deuxième numéro, « Femmes et développement » (vol. 1, no 2), était déjà très avancé. Les subventions du CRSH et du FCAR ont été obtenues durant notre première année de publication.

Toutefois, il est important de rappeler que, sans l’appui financier de la Faculté des sciences sociales, la revue n’aurait pas pu voir le jour. La revue doit beaucoup au leadership du vice-doyen à la recherche en sciences sociales de l’époque, Antoine Ambroise, ainsi qu’au Vice-rectorat à la recherche de l’Université Laval, avec le regretté Yves Giroux et Michel Gervais, respectivement vice-recteur adjoint et vice-recteur à la recherche à ce moment-là. C’est d’ailleurs le vice-doyen Ambroise qui a pris son bâton de pèlerin et est allé solliciter la collaboration financière de ses collègues d’autres facultés (administration, droit, sciences de l’éducation, sciences infirmières) pour la production du premier numéro ainsi que du Département d’anthropologie pour celle du deuxième numéro. La Faculté des sciences sociales a ensuite fourni un montant égal au total de ces contributions et le Vice-rectorat à la recherche en a fait autant avec ce total global. C’est ainsi que nous avons pu publier les deux premiers numéros et démarrer solidement. Ces trois hommes croyaient personnellement à la revue : ils y étaient même abonnés. Jusqu’en 2001, la Faculté des sciences sociales a aussi fourni à la revue Recherches féministes l’aide de son service des communications, en particulier les précieuses compétences de sa graphiste, Monique Brideau.

Simona Mancini :À quand remontent les premières rencontres?

Huguette Dagenais : L’idée de la revue a surgi bien avant sa fondation. En fait, nous en avons parlé dès les premières rencontres des professeures et des étudiantes de maîtrise et de doctorat qui ont fondé le Groupe de recherche multidisciplinaire féministe (GREMF) en 1982 et au début de 1983, année d’obtention de notre premier budget de fonctionnement. Cependant, il aurait été prématuré d’entreprendre un projet de revue à ce moment-là. Nous avons plutôt décidé de publier des documents de travail (l’équivalent des working papers publiés dans les milieux universitaires anglophones) et nous avons mis sur pied les Cahiersde recherche du GREMF. Nous avons fait paraître les cinq premiers numéros en 1985; aujourd’hui, sur le site Web des études féministes à l’Université Laval (www.etudesfeministes.fss.ulaval.ca), la liste des cahiers comprend 112 titres, tous publiés parallèlement à la revue et sans lui faire concurrence de quelque manière que ce soit. Dès les débuts du GREMF, nous avons aussi établi les midis-rencontres (1984), ouvert le centre de documentation (1985) et publié l’ouvrage collectif Les femmes et la santé (1985), sous la direction de Colette Gendron. Personnellement, j’ai eu le plaisir d’organiser pour le GREMF le colloque « Approches et méthodes de la recherche féministe » (1985), le premier de ce type au Québec, et d’en publier ensuite les actes sous le même titre (1986). Collectivement et fébrilement, nous avons aussi monté notre volumineux dossier de candidature pour la Chaire d’étude sur la condition des femmes, que nous avons obtenue en 1988. C’est à la même époque et avec le même enthousiasme, la même collaboration interdisciplinaire que nous avons élaboré le projet de la revue Recherches féministes. Une belle aventure!

Marie-José des Rivières :Comment la direction de la revue t’a-t-elle été confiée?

Huguette Dagenais : Cela s’est fait naturellement. Nous, les membres du GREMF, formions un groupe de chercheuses très proches les unes des autres (nous le sommes restées d’ailleurs); de 16 au début, nous avions rapidement atteint et dépassé la vingtaine de membres actives. Par souci d’efficacité, nous avions formé des comités, dont celui qui a planché sur le projet de la revue : j’en faisais partie. En tant que cofondatrice et première coordonnatrice du GREMF, j’étais déjà familiarisée avec les rouages de l’administration de la recherche; de plus, j’étais prête à relever ce défi, malgré la somme de travail additionnelle que cela représentait. On m’a donc confié la revue, simplement. La plupart des fondatrices de la revue ont par la suite dirigé ou codirigé un numéro et certaines (Diane Lamoureux, Roberta Mura, Chantal Théry et moi-même) ont fait partie du premier comité de rédaction. Officiellement constitué avant la sortie du premier numéro, ce comité comprenait également des collègues d’autres universités, c’est-à-dire Cécile Coderre (Université d’Ottawa), Monique Dumais (Université du Québec à Rimouski), Nadia Fahmy-Eid (Université du Québec à Montréal) et Arpi Hamalian (Institut Simone de Beauvoir, Université Concordia). Avec autant de compétences réunies, les rencontres du comité étaient très intéressantes et très animées! Nous étions mobilisées autour d’un but commun : celui de produire une revue scientifique à caractère interdisciplinaire bien ancrée dans les préoccupations de la communauté de la recherche féministe et du mouvement des femmes. Aujourd’hui je garde un excellent souvenir de la vingtaine de réunions du comité de rédaction que j’ai présidées en tant que directrice : non seulement nous avons toujours épuisé les ordres du jour très chargés de nos deux rencontres annuelles, mais nous avons aussi beaucoup ri ensemble!

Marie-José des Rivières :Comment ont été choisis les thèmes des premiers numéros?

Huguette Dagenais : Pour toutes les membres du GREMF, il était logique que le premier numéro soit consacré à l’éducation puisque, pour vraiment changer les choses, il faut partir de la base et travailler sur les mécanismes de reproduction des inégalités. Préparé par un collectif dirigé par Roberta Mura, « À propos d’éducation » a donc été l’occasion d’un examen des contenus et des méthodes de l’éducation donnée et reçue au primaire, du sexisme dans les interactions verbales en classe et de la sexualisation des tâches de direction d’école; l’occasion également d’un rappel historique concernant le peu de place faite aux femmes dans les carrières scientifiques et d’une réflexion sur les pratiques de promotion de l’égalité entre les sexes grâce au renouvellement de la pédagogie.

Le deuxième numéro, portant sur le développement international, témoignait de l’actualité de cette problématique, qui était au centre des préoccupations et des débats en sciences sociales et dans le milieu de la coopération internationale durant les années 80. Cela a été relativement facile pour moi de diriger le numéro « Femmes et développement », puisqu’il s’agissait de mon propre domaine de spécialisation. Nous avons d’ailleurs obtenu des collaboratrices de renom, notamment la grande sociologue Andrée Michel, auteure de plusieurs ouvrages sur la famille, le travail féminin, le sexisme et le développement. Mireille Neptune Anglade, Marie-Andrée Couillard et Marie France Labrecque, qui menaient respectivement leurs recherches en Haïti, en Malaisie et au Mexique, ont aussi participé à ce numéro, qui traitait de l’articulation complexe entre les idéologies et les pratiques en matière de développement. Le numéro contenait également un document intitulé Guide des sources d’information. Les femmes et le développement, préparé par Gaétan Drolet, alors responsable des acquisitions en études féministes à la bibliothèque de l’Université Laval, qui a été bien utile à des générations d’étudiantes et d’étudiants par la suite. Quant au troisième numéro, « Lieux et milieux de vie » (vol. 2, no 1), édité par Denise Piché, il portait sur l’espace domestique et l’espace public, notamment en milieu urbain.

Simona Mancini :La revue Recherches féministes est une revue francophone. Pourquoi?

Huguette Dagenais : Parce que cela va de soi! Nous sommes francophones, et la revue est publiée au Québec dans la première université de langue française au Canada. Le français est la langue de production et de diffusion de nos travaux mais aussi celle de la majorité de la recherche féministe menée au Québec et dans la francophonie canadienne. Cela dit, c’est dans le monde francophone que le besoin d’un périodique scientifique féministe était le plus criant pendant les années 80. La communauté des chercheuses féministes anglophones disposait déjà de plusieurs revues féministes en langue anglaise bien établies, que les chercheuses féministes francophones québécoises et canadiennes-françaises lisaient aussi d’ailleurs. Cependant, si nous utilisions volontiers les périodiques francophones Nouvelles Questions féministes et Les Cahiers du GRIF, par exemple, nous n’avions pas à notre disposition de périodique scientifique féministe où diffuser nos résultats de recherche dans notre propre langue de ce côté-ci de l’Atlantique. La revue Recherches féministes était à ce moment-là, et demeure encore aujourd’hui, la seule revue francophone de recherche féministe au Canada.

Simona Mancini :Certaines revues internationales accueillent des textes en plusieurs langues. Pourquoi ce choix exclusif dans le cas de la revue Recherches féministes?

Huguette Dagenais : Publier dans plusieurs langues, c’est un défi que bien peu de revues peuvent relever. Pour que cela soit possible et que la publication soit de calibre scientifique, il faut d’énormes moyens financiers, notamment pour la révision des textes, des moyens que nous n’avions évidemment pas au départ (et que la revue n’a pas davantage aujourd’hui). L’expérience des périodiques féministes bilingues au Canada nous a d’ailleurs amplement démontré qu’il ne suffit pas pour une revue de se définir comme bilingue et de faire de gros efforts pour publier au moins quelques articles en français : il lui faut aussi et surtout un public bilingue. Or non seulement la communauté internationale des chercheuses féministes est massivement anglophone, mais la grande majorité des auteures anglophones ne maîtrisent pas le français, du moins pas assez pour lire avec facilité des textes scientifiques. Résultat : les revues bilingues canadiennes deviennent, par la force des choses, des publications essentiellement anglophones et les francophones qui y publient sont rares puisqu’elles ne sont pas assurées d’être lues par la majeure partie du public de ces revues. Bref, nous voulions offrir aux chercheuses féministes francophones du Québec mais aussi du Canada et d’autres régions du monde, la possibilité de diffuser leurs travaux dans leur propre langue et de rejoindre leurs collègues francophones. C’était et cela demeure notre créneau! Il est clair pour moi que nous avons atteint notre objectif.

Simona Mancini :Donc une revue s’adressant aux francophones. Toutefois, ce choix ne peut-il pas décourager les chercheuses internationales qui ne maîtrisent pas le français?

Huguette Dagenais : Il faudrait poser la même question à propos des chercheuses francophones qui ne maîtrisent pas l’anglais, l’italien, l’espagnol ou l’allemand : sont-elles découragées de ne pas avoir accès aux revues publiées dans ces langues? Dans le cas de la revue Recherches féministes, nous avons publié plusieurs articles écrits par des collègues non francophones de l’Allemagne, de l’Italie, de l’Espagne, de l’Inde et de l’Iran, par exemple, mais toujours rigoureusement en français, grâce à des subventions particulières obtenues pour la traduction. Les chercheuses féministes qui n’écrivent pas en français disposent de plusieurs autres revues, surtout si elles maîtrisent l’anglais.

Simona Mancini :La revue voulait-elle contribuer à l’élaboration d’un langage scientifique féministe en français?

Huguette Dagenais : Dans l’éditorial du premier numéro, j’ai écrit que, en diffusant en français les résultats de nombreuses recherches féministes, la revue contribuerait au développement de nouveaux concepts ainsi que d’approches et de méthodes originales. Cependant, l’élaboration en tant que telle d’un vocabulaire féministe n’a jamais constitué une fin en soi pour la revue Recherches féministes. Comme chercheuses et chercheurs, nous travaillons nécessairement avec et sur des concepts, et cela peut entraîner la création de nouveaux termes, qui viennent alors enrichir le lexique scientifique féministe. Il y a possiblement aussi des termes précis et des expressions particulières au Québec; une analyse de la revue sous cet angle serait certainement intéressante, mais cela exigerait un travail considérable que je n’ai jamais entrepris personnellement. En fait, l’essentiel, pour une revue interdisciplinaire, est que le langage soit accessible. Pour la directrice, cela constitue un défi de tous les instants, car chaque discipline a son propre jargon, chaque domaine scientifique a sa propre terminologie. Il faut donc savoir jauger les termes techniques, accueillir les néologismes et en assurer la compréhension par les lectrices et les lecteurs tout en demeurant fidèle au contenu des textes. Notre réviseuse linguistique, Hélène Dumais, a très vite su m’appuyer dans ce travail délicat de négociation, mené dans le but de respecter à la fois les choix des auteures et des auteurs ainsi que les besoins de notre public très varié, en ce qui a trait à la clarté des textes. De plus, jusqu’à présent et grâce précisément à une révision linguistique rigoureuse, la revue a toujours manifesté la présence des femmes dans la langue française chaque fois que cela était approprié. Il s’agit là d’une pratique féministe à caractère scientifique et éthique qui non seulement englobe la féminisation de certains termes mais va bien au-delà de cet aspect. Personnellement, je n’emploie jamais l’expression « féminisation des textes » parce qu’elle est simplificatrice et qu’elle entraîne souvent la ridiculisation de nos efforts de transformation de la langue.

Simona Mancini :Et les résumés en anglais?

Huguette Dagenais : Choisir de publier en français ne nous empêchait pas de vouloir rejoindre le plus de milieux de recherche possible et de faire connaître la revue, ses articles, ses auteures et auteurs dans l’ensemble de la communauté scientifique. Comme celle-ci est fortement dominée par l’anglais, dès le deuxième numéro, nous avons inclus des résumés en anglais; il était important, et c’est toujours le cas, que les articles de la revue figurent dans des banques de données et des répertoires bibliographiques internationaux. La présence de résumés en anglais s’explique donc par l’appartenance de la revue au monde de la recherche scientifique. Par ailleurs, dès son premier numéro, la revue Recherches féministes a démontré son caractère international : près de 50 % des textes publiés au cours de sa première année d’existence provenaient de l’extérieur du Québec ou de l’étranger. De plus, nous avons eu, dès le départ également, des abonnements institutionnels en provenance d’outre-mer.

Marie-José des Rivières : Dans la première présentation, tu souhaitais que la revue soit un lieu « d’échange et de confrontation, d’analyse et de systématisation des connaissances ». Après vingt ans et plus de dix volumes, la revue a-t-elle été, selon toi, un tel lieu?

Huguette Dagenais : Oui, je crois que la revue demeure une partie importante de la vie intellectuelle et un lieu incontournable de diffusion de la recherche féministe francophone, particulièrement celle du Québec et du Canada. Ses articles sont utilisés dans plusieurs cours et cités dans des publications, des rapports, des projets de recherche, etc. D’ailleurs, les textes publiés dans la revue ne me semblent pas avoir beaucoup vieilli. C’est un compliment aux auteures et aux auteurs pour leur perspicacité et la portée de leurs analyses en même temps que la preuve que l’analyse féministe demeure nécessaire et pertinente. Au risque de paraître vieux jeu, je n’hésite pas à rappeler à mes étudiantes et étudiants que 30 ans de recherche féministe et 20 ans de publication pour une revue féministe, c’est très court dans l’histoire intellectuelle. Weber, Durkeim, Marcuse sont-ils dépassés? Pourquoi un article féministe publié en 1988 serait-il d’emblée dépassé? Pourquoi une telle hâte d’enterrer les travaux féministes? Cela dit, il y a plusieurs courants théoriques en recherche féministe; la revue a effectivement permis la diffusion et la confrontation de divers points de vue et analyses, mais toujours dans le respect et sans que cela donne lieu à des affrontements. Le mode d’évaluation par comité de lecture y est certainement pour quelque chose.

Marie-José des Rivières :Des thèmes controversés, délicats, ont-ils déjà été abordés dans la revue? Et a-t-on exercé de la censure?

Huguette Dagenais : Il est évident qu’en 20 ans plusieurs sujets prêtant à controverse ont été abordés dans la revue. Quiconque lit régulièrement la revue Recherches féministes depuis 1988 peut facilement repérer à quel courant appartient telle ou telle auteure; les divergences et les oppositions ressortent clairement, parfois dans un même numéro. C’est ce qui se passe, par exemple, dans le dernier numéro paru (vol. 20, no 2), intitulé « Les féminismes ». Les articles présentent des analyses très différentes pour ne pas dire contradictoires les unes par rapport aux autres; ils reflètent bien certains des débats théoriques et politiques qui caractérisent le mouvement féministe en ce moment. Il y a quelques années, c’est le thème de la prostitution dans le numéro « Migrations » (vol. 15, no 2, 2002) qui a soulevé des réactions; nous avons même entendu des commentaires acerbes à ce propos pendant l’Université féministe d’été. Je m’en voudrais de ne pas mentionner le numéro sur les hommes (vol. 11, no 2, 1998), que j’ai eu le plaisir d’éditer avec Anne-Marie Devreux et auquel nous avons délibérément donné un titre provocateur: « Ils changent, disent-ils ». Plus loin encore dans le temps, deux linguistes françaises, Claire Michard et Catherine Violet, ont défendu dans le numéro « Unité/Diversité » (vol. 4, no 2, 1991) une position par rapport au genre grammatical non seulement diamétralement opposée à celles qu’ont élaborées les linguistes féministes québécoises publiées dans le numéro « Des femmes de la francophonie » (vol. 5, no 1, 1992) mais en contradiction avec les pratiques de Recherches féministes en ce qui a trait à la manifestation des femmes dans la langue! Selon moi, la seule « censure » qu’exerce la revue sur le plan des idées est l’obligation de rigueur scientifique dans l’analyse et dans l’argumentation, une obligation faite à toute personne qui y signe un texte grâce, encore une fois, au processus d’évaluation des articles par un comité de lecture composé de spécialistes du domaine visé.

Marie-José des Rivières : Vous vouliez faire avancer la réflexion sur le plan théorique, épistémologique et méthodologique. Considères-tu que cette mission est en grande partie accomplie, en particulier du côté méthodologique?

Huguette Dagenais : Le texte de présentation qui se trouve dans la deuxième de couverture est très clair et le comité de réaction l’a maintenu au cours des années : la revue a « pour objectif de contribuer à l’avancement de la recherche féministe par la publication de résultats inédits de recherche, particulièrement de recherche empirique ». De mon point de vue, la revue Recherches féministes remplit bien cette mission et s’avère, en particulier pour les féministes du Québec, où il se fait beaucoup de recherche empirique, un bon instrument de diffusion et de formation. Les articles qu’elle publie sont le résultat de recherches portant sur la réalité changeante des rapports sociaux de sexe dans les domaines les plus divers. Ce sont des analyses systématiques, critiques et à jour qui révèlent, documentent, éclairent, démythifient, relativisent les changements et les résistances au changement, en d’autres mots qui font avancer les connaissances et la réflexion critique.

Cela dit, la revue Recherches féministes a fait paraître plusieurs articles que l’on pourrait qualifier de « théoriques » ou « méthodologiques » parce qu’ils font moins directement appel à des données empiriques qu’à une discussion épistémologique ou une remise en question d’approches et de concepts familiers. Cependant, ces textes sont écrits par des collègues qui s’appuient sur une longue expérience de recherche sur le terrain, si je puis m’exprimer ainsi pour parler de recherches portant sur les rapports sociaux et les institutions. Je pense, par exemple, à l’article de Marie France Labrecque : « Les femmes et le développement : de qui parle-t-on au juste? » (vol. 4, no 2, 1991); à celui d’Anne-Marie Daune-Richard et Anne-Marie Devreux : « Rapports sociaux de sexe et conceptualisation sociologique » (vol. 5, no 2, 1992); à celui aussi de Monique Haicault : « La doxa de sexe, une approche du symbolique dans les rapports sociaux de sexe » (vol. 6, no 2, 1993) ou, plus récemment, à l’article d’Iris Marion Young : « Le genre, structure sérielle : penser les femmes comme un groupe social » (vol. 20, no 2, 2007). Autrement dit, dans la revue Recherches féministes, il n’y a jamais eu de dichotomie ni de hiérarchie entre le théorique et l’empirique.

De plus, avec le comité de rédaction, nous avons toujours essayé d’harmoniser les thèmes des numéros avec les questionnements actuels. C’est ainsi qu’en 1995, année de la Quatrième Conférence mondiale des Nations Unies sur les femmes tenue à Beijing, les textes parus dans la rubrique « Dossier » des deux numéros du volume 8, l’un publié avant Beijing – « Femmes, populations et développement » – et l’autre – « D’actualité » –, sorti après cette conférence, ont été consacrés à l’analyse critique de plusieurs grandes conférences de ce type. Avec Greta Hoffman Nemirof, qui a pu observer aussi bien la conférence de l’Organisation des Nations Unies (ONU) que le Forum des organisations non gouvernementales (ONG) qui se tenait parallèlement à Huairou, nous avons même terminé le deuxième dossier en posant carrément la question: « Maintenant que les clameurs se sont tues, le jeu en valait-il la chandelle? » C’est dans cet esprit qu’il faut comprendre le désir de faire avancer la réflexion sur le plan théorique, épistémologique et méthodologique dont je faisais état dans l’éditorial du premier numéro.

Quant à la méthodologie féministe en tant que telle, je m’y suis personnellement intéressée et j’ai publié plusieurs textes sur le sujet (entre autres, Dagenais (1987), (1994a), (1994b) et Dagenais et Piché (1994)). J’ai aussi organisé en 1985, en collaboration avec les collègues du GREMF, le premier colloque sur ce thème au Québec (et, à ma connaissance, dans le monde francophone). Ce colloque a réuni à l’Université Laval au-delà de 150 professeures, chercheuses et étudiantes féministes québécoises (Dagenais 1986) : c’était considérable pour l’époque. Cependant, malgré cet intérêt manifeste pour les questions méthodologiques, il faut reconnaître que les publications sur le sujet sont, aujourd’hui encore, majoritairement en langue anglaise.

Marie-José des Rivières :De quoi es-tu particulièrement fière?

Huguette Dagenais : D’abord, de la variété des sujets qui ont été traités au cours des années et, surtout, de la diversité des questions et des approches qui se retrouvent dans les articles de la revue. Les numéros sans thème, que mes collègues directrices et moi-même avons chaque fois coiffé d’un titre que nous jugions représentatif du contenu, le démontrent bien puisqu’ils sont entièrement ouverts. Je pense bien sûr aux numéros « Convergences » (vol. 2, no 2), « Unité/Diversité » (vol. 4, no 2), « Enjeux » (vol. 6, no 2) et « D’Actualité » (vol. 8, no 2), que j’ai moi-même coordonnés et intitulés ainsi. Cependant, on observe aussi une grande diversité de sujets et d’approches dans les numéros thématiques, ce qui reflète cette fois le dynamisme de la recherche féministe. C’est pourquoi, même dans un numéro portant sur un thème qui peut nous paraître moins attirant, on trouve toujours un ou plusieurs articles qui nous rejoignent. C’est là un grand avantage d’une revue interdisciplinaire et internationale.

Je suis d’ailleurs particulièrement fière des formes de collaboration internationale que nous avons établies dès les premiers numéros et qui ne se sont jamais taries. Plusieurs femmes de nationalité différente ont contribué à la revue, notamment en 1995 pour le numéro « Femmes, populations et développement ». Ce numéro abordait des questions encore pleinement d’actualité aujourd’hui – ce dont je suis également très fière –, notamment les effets de la militarisation sur les femmes et les rapports entre les sexes ainsi que les liens entre intégrisme religieux, idéologie de guerre et patriarcat. De plus, la revue s’est donné un comité conseil international dès sa cinquième année de publication, plus précisément à partir du numéro « Des femmes de la francophonie » (vol 5, no 1, 1992). Les membres de ce premier comité étaient Françoise Collin, Anne-Marie Daune-Richard, Graciela Hierro de Matte, Thérèse Moreau, Mireille Neptune Anglade, Michelle Perrot, Alison Prentice et Claude Zaidman. C’était tout un honneur pour notre jeune revue de recevoir l’appui de personnalités aussi importantes en recherche féministe et d’être ainsi intégrée dans leurs formidables réseaux!

Les liens avec les militantes féministes oeuvrant à l’extérieur des universités et du milieu de la recherche proprement dit sont une autre source de fierté. Les notes d’action, les témoignages, les réflexions et les dossiers témoignent de leur présence dans la revue et de l’attention qu’accorde la revue Recherches féministes à la vie des femmes dans les différentes sphères de leur existence (éducation, travail, maternité) et à tous les âges de la vie; c’est d’ailleurs le titre d’un numéro (vol. 9, no 2) paru en 1996 : « Les âges de la vie ». Je suis aussi particulièrement contente que des doctorantes et des étudiantes de maîtrise prometteuses aient publié dans la revue Recherches féministes; pour plusieurs, c’était une première expérience de publication dans une revue avec comité de lecture. Aujourd’hui, plusieurs d’entre elles sont professeures d’université.

Simona Mancini :Peut-on parler d’autres bons coups durant les dix premières années?

Huguette Dagenais : Spontanément, je pense à deux bons coups : d’une part, la variété et la beauté des pages de couverture. Une belle couverture coûte un peu plus cher à produire que la réutilisation de la même maquette numéro après numéro, mais c’est tellement plus agréable! Pendant les dix années où j’ai été directrice, les pages de couverture de la revue Recherches féministes ont en effet été réalisées avec un soin tout particulier et beaucoup d’intelligence et de sensibilité par Monique Brideau, du Service des communications de la Faculté des sciences sociales, qui a été notre graphiste pendant 14 ans, soit pour 28 numéros. Je n’hésite pas à dire que nous lui devons les plus belles pages de couverture. On y trouve des oeuvres originales de Monique Brideau elle-même et d’autres artistes québécoises ou étrangères mais aussi des dessins, des créations d’infographie, des caricatures et des photographies.

D’autre part, je suis particulièrement fière de l’humour que nous avons plusieurs fois manifesté sur les pages de couverture. Les féministes ont beaucoup utilisé l’humour pour susciter la prise de conscience et elles ont souvent associé art et ironie. Le dessin d’Andrée Brochu sur la page de couverture du numéro « Des femmes de la francophonie » (vol. 5, no 1, 1992) est très réussi sur ce plan. Personnellement, j’aime particulièrement la réinterprétation de la genèse qu’a faite Monique Brideau pour le numéro sur les religions : « L’autre salut » (vol. 3, no 2, 1990) en représentant Adam et Ève nus sous un pommier plein de fruits rouges, tellement nombreux et tellement rouges qu’ils sont à croquer. Regardez les détails: un petit chef-d’oeuvre! D’autres excellents exemples d’humour féministe se trouvent sur les pages de couverture des numéros intitulés « Familles » (vol. 7, no 1, 1994) et « Représentations » (vol. 7, no 2, 1994), pour lesquelles nous avons choisi deux superbes réalisations de l’artiste illustratrice Sally Swain. Il s’agit de « Mrs Chagall feeds the baby » et de « Mrs Manet entertains in the garden », tirées de son recueil The Great Housewifes of Art. Ces transpositions ou inversions des rôles sont éloquentes : dans le déjeuner sur l’herbe de Swain, ce sont les hommes qui sont nus. Et c’était notre deuxième utilisation du nu en page de couverture! Je n’oublierai jamais non plus le soin apporté par Monique Brideau à l’illustration du premier numéro de la revue. Je me souviens de nos rencontres autour de sa planche à dessin. Nous voulions une marelle universelle, si je puis dire : il fallait que les fillettes représentées en train de jouer puissent être associées à différentes origines géographiques et ethniques, et nous avons gagné ce pari.

Quant aux photographies, nous en avons utilisées plusieurs. La première, choisie par Denise Piché pour le numéro « Lieux et milieux de vie », est consacrée à une oeuvre de Marcelle Ferron photographiée par Ève-Marie Neuman. Nous avons ensuite utilisé la photo d’une pharmacienne par Diane Trépanière pour la page de couverture du numéro de « Femmes au travail » (vol. 5, no 2, 1992) et une belle photographie ancienne, celle de deux ouvrières d’une filature de la Nouvelle-Angleterre, vers 1905, pour la page de couverture du numéro « Temps et mémoire des femmes » (vol. 6, no 1, 1993). Pour les deux numéros que j’ai dirigés sur le développement international (vol. 1, no 2, 1988 et vol. 8, no 1, 1995), je me suis permis d’utiliser des photographies que j’avais prises moi-même. Dans le premier cas, on aperçoit une attacheuse, photographiée en Guadeloupe pendant la récolte de canne à sucre en 1968; dans l’autre, une petite commerçante de fruits et légumes sur la route reliant Ouagadougou et Bobo-Dioulasso, au Burkina Faso. (En regardant ces deux photos prises à pratiquement 20 ans d’intervalle, je réalise que je photographie très souvent les femmes alors qu’elles penchées ou accroupies ou encore installées directement sur le sol; c’est peut-être un biais de ma part, mais c’est aussi souvent la nature même des activités des femmes qui leur impose, dans différentes régions du monde, ces positions au ras du sol.)

Simona Mancini : Comment la revue et sa première directrice se situaient-elles par rapport au mouvement des femmes? Dans ce numéro anniversaire, Christine Piette écrit que « la revue est féministe [dans le sens où] la perspective d’analyse des textes publiés vise à remettre en cause les rapports sociaux de sexe tels qu’ils existent dans nos sociétés » (p. 13). La dimension polémique et révolutionnaire du mouvement a-t-elle sa raison d’être dans un contexte scientifique? Peut-on concevoir la recherche féministe comme une photographie des rapports sociaux de sexe sans qu’elle se fixe nécessairement le but d’améliorer la condition des femmes?

Huguette Dagenais : La revue est effectivement et sans l’ombre d’un doute féministe. Les recherches dont elle rend compte et les dossiers qu’elle publie de même que les comptes rendus de pratiques et les recensions de livres non seulement font avancer les connaissances, mais ils fournissent aussi des outils de réflexion et d’action féministes. Pour reprendre la métaphore photographique, toute recherche se fait selon un angle, un découpage et un cadrage particuliers; toute analyse est forcément « située ». Il n’y a pas de contradiction pour les universitaires féministes entre leur engagement ou militantisme et leur travail scientifique en recherche et en enseignement. Je ne vois d’ailleurs pas comment on pourrait se dire féministe sans vouloir améliorer le sort des femmes! Au GREMF, en tout cas, et dans les autres regroupements féministes universitaires au Québec, il me semble que c’est ainsi que nous concevons généralement notre féminisme. Comme je l’ai souvent dit à mes étudiants et étudiantes : je n’enlève pas mon manteau de féministe quand j’entre dans mon bureau de professeure ou dans une salle de cours! Edgar Morin a donné comme titre à un de ses livres Science avec conscience mais, pour les féministes, cela ne peut pas s’arrêter là. C’est pourquoi, lorsqu’il s’est agi d’intituler le recueil que j’ai édité sur les 25 premières années de recherche féministe au Québec, le titre Science, conscience et action (Les éditions du remue-ménage, 1996) s’est imposé de lui-même. Pour moi, et je l’ai écrit à plusieurs reprises depuis 1987, « le féminisme en recherche est une forme d’analyse de la société issue et nourrie par le mouvement des femmes, un mouvement social à plusieurs voix/voies qui vise la transformation en profondeur des rapports sociaux en vue d’une société égalitaire » (Dagenais 1987 : 20). À la suite du premier colloque sur la recherche féministe dans la francophonie, qui a eu lieu à l’Université Laval en 1996, j’ai donné comme titre au livre qui en a résulté: Pluralité et convergences (1999). Aujourd’hui, cette pluralité est exprimée plus catégoriquement encore par l’emploi du pluriel : les féminismes, comme dans le titre du dernier numéro (vol. 20, no 2, 2007) de la revue. Toutefois, sans objectif commun et sans convergences dans l’action, il n’y a pas de mouvement social possible.

Marie-José des Rivières :Que souhaiter pour l’avenir de la revue Recherches féministes? Que penses-tu de la mise en ligne de la revue?

Huguette Dagenais : La revue est un important canal de diffusion des résultats de recherches scientifiques. Intellectuellement vivante et socialement utile, c’est également un outil pédagogique. Ce n’est pas d’hier que des articles de la revue Recherches féministes font partie des lectures obligatoires et des bibliographies dans les cours de premier et de deuxième cycles en études féministes au Québec et au Canada français. Désormais, grâce précisément à la mise en ligne, la revue est accessible à un nombre beaucoup plus considérable de lectrices et de lecteurs, et ce, sans limite géographique. Je souhaite que ce succès continue aussi longtemps que l’égalité ne rendra pas la recherche féministe obsolète – et ce n’est pas demain la veille!

Cela dit, la question des abonnements est toujours aussi névralgique, peut-être même plus que jamais à cause justement de l’accès direct en ligne. Il faudrait donc que toutes les professeures, chercheuses, étudiantes, intervenantes, sympathisantes féministes réalisent l’importance absolument vitale de s’abonner à la revue Recherches féministes (et aux revues féministes en général). C’est d’ailleurs pour mettre les participantes et les participants, en particulier les jeunes, directement en contact avec la revue, que, chaque année depuis 2003, la revue Recherches féministes procède à son lancement annuel à l’occasion de l’Université féministe d’été et expose, pendant toute la durée de l’événement, les numéros les plus directement liés aux thèmes des séances (voir www.fss.ulaval.ca/universitefeministedete).

Pendant les années où j’ai été directrice, je craignais la mise en ligne de la revue Recherches féministes et j’insistais pour qu’elle demeure en format papier. Dans Internet, les gens vont chercher ce dont ils ont besoin et ne s’abonnent pas toujours, ce qui peut être problématique. Il y a aussi la question des droits d’auteure ou d’auteur, souvent peu respectés dans le Web. Toutefois, des solutions semblent avoir été trouvées pour contrer, en partie tout au moins, ces problèmes tant redoutés. La directrice actuelle, Estelle Lebel, suit de près le développement de la revue dans le portail spécialisé « Érudit ». Elle veille aussi, avec nos collègues des autres revues scientifiques, à ce que les subventions gouvernementales demeurent et permettent à la revue de continuer à se développer et à faire connaître la recherche féministe aux générations présentes et futures dans la francophonie. Quant à moi, je continue de préférer tenir la revue entre mes mains; j’ai toujours autant de plaisir à sentir l’encre fraîche lorsque je reçois mes numéros et j’aime bien pouvoir laisser un exemplaire ouvert sur ma table de travail pendant que j’écris ou lorsque je dois en interrompre momentanément la lecture.