Résumés
Résumé
Cet article veut mieux faire connaître Jeanne Lapointe (1915-2006), première professeure de littérature à l’Université Laval (1940-1987), intellectuelle, artisane de la Révolution tranquille et féministe québécoise de premier plan. Jeanne Lapointe est surtout connue pour son exceptionnelle participation à deux commissions royales d’enquête décisives : la commission Parent (1961-1966) sur l’enseignement dans la province de Québec et la commission Bird (1967-1970) sur la situation de la femme au Canada. Le premier prix Elsie-Gregory-MacGill a d’ailleurs été décerné à Jeanne Lapointe, en 1986, pour son engagement et ses activités féministes et multidisciplinaires. Les auteures insistent surtout, dans leur article, sur des aspects méconnus de la carrière de Jeanne Lapointe, révélés, après son décès, grâce à la création du fonds Jeanne-Lapointe (aux archives de l’Université Laval) et aux recherches effectuées par Claudia Raby pour son mémoire de maîtrise (2007). La collaboration de Jeanne Lapointe à la revue Cité libre, à la critique et à la vie littéraires québécoises, l’audace et la clairvoyance, à l’égard de l’institution universitaire, de son mémoire « Humanisme et humanités » présenté en mai 1958, permettent de mieux mesurer son apport à la société québécoise et canadienne, à la modernité littéraire et à la pensée postmoderne. Sa passion pour la littérature et le monde de l’éducation, son constant souci du dialogue, son fervent féminisme et son sens de l’éthique s’en trouvent enrichis.
Abstract
This article intends to acknowledge Jeanne Lapointe (1915-2006) first literature professor at LavalUniversity (1940-1987), as an intellectual, an architect of the Quiet Revolution, and as a key figure of the feminist movement in the Province of Québec. Jeanne Lapointe is particularly known for her exceptional involvement in two decisive Royal Inquiry Commissions : the Parent Report (1961-1966) about education in the Province of Québec, and the Bird Report (1967-1970) on women’s condition in Canada. She also received the first Elsie-Gregory-MacGill Award in 1986 for her dedication in feminist and multi-disciplinary activities. Within the scope of this article, we will mainly focus on the unknown aspects of her career, which were revealed after her death with the creation of the Jeanne Lapointe funds (at the LavalUniversity archives) and Claudia Raby’s research "Le parcours critique de Jeanne Lapointe" (2007). Jeanne Lapointe’s lifework allows us to better measure her contribution to Canadian and Québec societies, modern literature, and postmodern thinking. Her collaboration to the Cité Libre magazine, and to the critique and life of the Québec literature had major impacts. Her dissertation "Humanisme et humanités", presented in May 1958, showed her foresight and audacity, especially when considering the position of the academic institution at the time. Her passion for literature and the world of education, her constant concern about dialogue, her fervent feminism and her ethical sensibility are thus enriched.
Corps de l’article
Merci encore une fois de l’appui que tu nous donnes, que tu oses nous donner (car tu es le premier professeur d’Université qui ait osé signer un article dans Cité libre; ça prenait une femme!)
Pierre Elliott Trudeau, lettre à Jeanne Lapointe, 2 février 1955.
[J]’éprouve une certaine crainte à vous écrire ces quelques mots, vous sachant professeur de Lettres, l’un de nos meilleurs critiques à l’endroit de notre littérature […] Merci pour votre franchise; vous êtes l’une des seules personnes à avoir joué cette carte, la meilleure.
Gaston Miron, lettre à Jeanne Lapointe, 6 mars 1958[1].
L’audace et l’engagement, la franchise et la liberté de parole caractérisent Jeanne Lapointe. Si opposés soient-ils, Trudeau et Miron en convenaient; ils estimaient sa vive intelligence et, sans doute aussi, sa superbe indépendance à l’égard des politiques. Première diplômée de la jeune Faculté des lettres de l’Université Laval en mai 1938, première professeure au Département des littératures en 1940, Jeanne Lapointe[2] est surtout connue pour son exceptionnelle participation à deux commissions royales d’enquête décisives : sur l’enseignement dans la province de Québec (commission Parent, de 1961 à 1966) et sur la situation de la femme au Canada (commission Bird, de 1967 à 1970). Le premier prix Elsie-Gregory-MacGill lui a d’ailleurs été décerné en 1986 pour son engagement féministe et multidisciplinaire et l’ensemble de ses activités. La création d’un fonds d’archives[3], une exposition : « Jeanne Lapointe, pionnière de la Faculté des lettres[4] » et un premier mémoire de maîtrise : « Le parcours critique de Jeanne Lapointe » (Raby 2007) ont amorcé le travail de mémoire que nous devons à cette précurseure, critique littéraire, intellectuelle et féministe de premier plan. Un livre – qui lui rendra hommage et fera mieux connaître son travail – est en préparation, mais nous voulons, pour ce vingtième anniversaire de la revue Recherches féministes, chère au coeur de Jeanne Lapointe, partager avec les lectrices et les lecteurs une partie de ses choix et de ses engagements.
Collaboratrice à Cité libre
Entre bien des disciplines, Jeanne Lapointe a choisi la littérature et s’est efforcée, pendant plus de 50 ans, de transmettre sa conviction profonde que la littérature est une discipline universitaire majeure : nécessaire à la pensée et à la prise de conscience personnelle et collective aussi bien qu’à la qualité des débats intellectuels, une discipline au coeur des enjeux idéologiques, culturels et sociaux, éthiques et politiques d’une société. À l’automne 1954, elle publie son premier article dans la revue Cité libre à laquelle elle collabore : « Quelques apports de notre littérature d’imagination[5] » (Lapointe 1954b : 17-36). Elle y affirme d’emblée que la littérature est à la fois « une prise de conscience, un art et une pensée » (Ibid. : 17). Avant de revenir sur cette définition de la littérature, qui est en soi tout un programme, examinons en quoi sa collaboration à Cité libre[6] constitue l’une des sources de sa vie intellectuelle. Première professeure d’université à Cité libre, Jeanne Lapointe est, durant les années 50, l’une des rares femmes à se voir accorder une crédibilité publique. Critique incisive et clairvoyante, innovatrice et avant-gardiste, Jeanne Lapointe assure un apport considérable à la modernité, à la modernité littéraire et à la pensée postmoderne du Québec. Elle est, à n’en pas douter, une précieuse artisane de la Révolution tranquille.
Cité libre se distingue, entre autres, par la dynamique initiale instaurée par ses membres – une équipe de jeunes intellectuels de disciplines et d’expériences diverses – qui discutent, en table ronde, de problèmes culturels et sociaux. Dès 1951, Gérard Pelletier, dans son article « Cité libre confesse ses intentions », précise qu’ils ont opté pour une rédaction collégiale :
Non, l’équipe de Cité libre ne compte pas de maître en son sein. Mais cela ne nous est pas nouveau; nous sommes une génération sans maîtres […] Cité libre est une communauté, sur tous les plans.
Pelletier 1951 : 7
L’équipe estimait que les opinions divergentes et dissidentes favorisaient la dynamique privilégiée par Cité libre, c’est-à-dire celle du dialogue. Un véritable rapport intellectuel – autour d’idées vraiment échangées, soupesées, débattues, discutées avec l’autre, les autres – s’élaborait. Dans son article « Réflexions sur le dialogue », paru en mai 1951, Robert Élie affirme que le dialogue est aussi essentiel que vital : « je ne doute pas qu’il soit nécessaire de l’engager loyalement si nous voulons que la vie commence, non pas demain, mais aujourd’hui même ». Il estime que le dialogue constitue pour chacun une « recherche de la plus haute expression de sa destinée », qu’il est « présence aux autres, adhésion totale au présent » et que, précieux sésame, il « ouvre véritablement les voies de la création ». Jeanne Lapointe, précisons-le, formera avec Robert Élie et Jean Le Moyne un remarquable trio de critiques littéraires à la radio puis à la télévision de Radio-Canada, de 1955 à 1960. Dans son apologie du dialogue et de l’entretien, Élie (1951 : 31-37) résume les règles d’une poétique du doute et de l’interaction, urgente et salutaire :
[Nos] convictions […] ne nous paraissent jamais inébranlables. Toutes soulèvent plus de questions qu’elles n’en résolvent. [Nous devrons] prolong[er] notre pensée […], nuancer nos positions de départ et les corriger sur plus d’un point. Nous accueillerons avec joie cette réponse inquiétante, mais salutaire […] Il ne saurait donc s’agir d’imposer nos convictions, puisque nous ne les proposons qu’afin de poursuivre un dialogue qui ne doit jamais se terminer.
1951 : 31
Élie devance L’entretien infini de Maurice Blanchot et, 30 ans avant la réflexion postmoderne élaborée – au Québec précisément – par Jean-François Lyotard, dans La condition postmoderne[7] (1979), l’art de l’incertitude, au coeur de l’entretien intellectuel, constitue chez Cité libre un excellent antidote contre les dogmatismes et leur cohorte de préjugés. L’essai de Lyotard a effectivement été rédigé à la demande du président du Conseil des universités auprès du gouvernement du Québec. Jeanne Lapointe, après ses travaux à la commission Parent et pendant ceux de la commission Bird, a été membre du Conseil supérieur de l’éducation et du Comité des universités du Conseil des arts du Canada. La participation de Jeanne Lapointe au débat d’idées en cours à l’époque reste à déterminer.
Suivant ces principes, une prudence discursive et un art de la nuance, les textes publiés dans la revue sont présentés comme les témoins, les résultats de discussions ou d’échanges antérieurs, d’une création évolutive (work in progress), d’une « pensée en mouvement ». D’autant plus qu’ils constituent souvent un appel à un éventuel interlocuteur, politique, clérical ou gouvernemental. Robert Élie (1951 : 33) affirme d’ailleurs que le dialogue « ne donnera tous ses fruits que si les autorités acceptent de répondre aux questions ». Ces destinataires interpellés sont sommés de réagir, de dialoguer, à partir d’un constat établi par les membres de Cité libre au début des années 50 : la trop grande distance entre la culture idéalisée et la réalité vécue. La revue propose de mener « une enquête plus large ou un examen plus approfondi embrassant toute la réalité du problème de la culture et de notre avenir spirituel » (Vadeboncoeur, Blain et Blain 1952 : 11-12). La réforme du système scolaire au Québec – à laquelle, on le sait, Jeanne Lapointe participera de manière exceptionnelle –, les questions syndicales et politiques seront les chevaux de bataille de la revue qui nourrit le projet collectif d’une cité vraiment libre. Mais, pas de société libre sans individus libres!
Cette enquête – cette quête de nouvelles vérités – repose sur l’une des valeurs clés de la revue : celle de la justice sociale, renforcée par des droits et des libertés, individuelles et collectives. L’équipe de Cité libre s’empresse de préciser que la liberté intellectuelle ne correspond aucunement à une anarchie au nom de laquelle chaque personne exprimerait sa pensée sans l’enrichir de celle de l’autre ou l’exposerait dans le seul but d’exploiter cette liberté. Soucieux d’éviter les dérives et les écueils de l’individualisme et du solipsisme (postmodernes), ils souhaitent que la liberté soit encadrée : par une autorité qui, d’une part, impose à l’individu libre une responsabilité sociale (qui évite les voies du chaos) et qui, d’autre part, est assujettie aux libertés et droits fondamentaux des individus et de la collectivité qu’ils appellent de leurs voeux. Les idées, les leçons et les devoirs des citélibristes ne cesseront plus d’être relayés avec brio – voire stimulés – par Jeanne Lapointe.
La communauté universitaire
En 1938-1939, notre jeune diplômée de lettres avait suivi les cours de la nouvelle Faculté des sciences sociales fondée par le dominicain Georges-Henri Lévesque. Elle allait y côtoyer, dans des échanges qui préfigurent ceux de Cité libre, Jean Marchand, André Giroux, Maurice Lamontagne, Maurice Tremblay, Albert Faucher, Gérard Bergeron, Roger Lemelin, Robert Cliche, Jean-Charles Falardeau, Jean-Charles Bonenfant, Fernand Dumont… Dans l’effervescence et le bouillonnement intellectuel et politique, les échanges entre disciplines – leur métissage solidaire – étaient alors constants. En septembre 1956, invitée par le père Lévesque à un colloque d’un soir avec quelques personnes « cruelles », la jeune intellectuelle ne manque pas, dans l’exorde à sa communication intitulée « La prédication et son auditoire » (Lapointe 1956), de défendre son « devoir d’une entière franchise ». L’automne précédent, dans un article aux accents beauvoiriens publié dans Le Devoir littéraire, sous le titre « Pour une morale de l’intelligence » (Lapointe 1955b : 19), elle avait, contre le dogmatisme et l’obscurantisme, les préjugés et la peur, une culture idéalisée mais mortifère, résolument pris parti pour « l’expérience authentique des valeurs spirituelles ». Le 15 mai 1958, la jeune professeure de littérature ose proposer devant la Commission du programme de la Faculté des arts de l’Université Laval un mémoire intitulé « Humanisme et humanité » (Lapointe 1958 : 1-22) dans lequel elle va défendre l’alliance des deux :
L’humanisme, avant de désigner un ensemble d’attitudes et de caractères qui font de l’homme un être digne de ce nom, avant d’être une éthique, l’humanisme est […] une conception du monde et de la vie […] fondée sur l’éminente dignité de l’être humain; et de l’être humain complet, avec sa raison, bien sûr, mais aussi, avec son intuition et sa sensibilité, avec sa volonté, son imagination et ses sens.
Jeanne Lapointe a l’audace et le courage, devant un auditoire essentiellement masculin et clérical, et en recourant à des formules-chocs, de dénoncer des habitudes ancestrales d’obéissance et d’humilité (« la fierté n’est pas le contraire de la modestie ; elle est le contraire de la bassesse » et un « détournement du spirituel » :
On est catholique d’allégeance et de pratique, et l’on se croit ainsi dispensé parfois d’être un être humain digne de ce nom […] L’homme janséniste devait anéantir sa propre personne : « Le moi est haïssable. » Faut-il alors s’étonner, lorsqu’on cherche aujourd’hui comment aborder la réforme de notre enseignement secondaire, que l’on ait souvent à constater, dans les écoles comme ailleurs, une pénurie de personnalités, et le manque d’initiative, d’invention, de liberté créatrice. La crise religieuse dont les signes sont de plus en plus nombreux et manifestes dans notre milieu n’est pas une simple crise d’anticléricalisme, elle n’est même pas du tout cela je crois. C’est une crise intellectuelle et spirituelle. Et cette crise ne pourra aller qu’en s’aggravant pour les générations qui nous suivront si l’on ne tente pas, dès maintenant, de la résoudre d’abord du côté des maîtres.
Lapointe 1958
Féminisme et laïcité se relaient dans ses propos :
Il y aurait à étudier soigneusement quelle notion […] se font de la femme la plupart des religieux enseignants, et quelle attitude plus ou moins faussée ils sont parfois susceptibles de transmettre. Il me semble qu’un collège où environ la moitié du personnel serait religieux et l’autre moitié laïque offrirait à ses élèves une atmosphère assez favorable à un épanouissement équilibré.
Lapointe 1958
La laïcisation et la démocratisation de l’enseignement, la mixité et la gratuité scolaires, l’accès des femmes aux études classiques et supérieures, puis à l’enseignement classique et universitaire, la création des cégeps, et du ministère de l’Éducation, entre bien des recommandations innovatrices, feront partie du rapport de la commission Parent. En 1958, dans ce remarquable – inédit et méconnu – mémoire « Humanisme et humanités » (qui a certainement contribué à ce qu’on lui propose de devenir membre de la commission Parent), Jeanne Lapointe défend, pour faire échec à l’autorité assénée, aux savoirs et aux vérités imposés, le libre exercice du jugement critique :
Il faudrait soigneusement analyser les modalités et les conséquences, dans notre milieu, de la suprématie de l’autorité sur le jugement critique et les conséquences du rabaissement de l’homme et de la science, ou celles du rabaissement du jugement personnel et de la sensibilité, dans notre conception de la vie terrestre, et en particulier dans notre conception de l’éducation. Parce que la raison fonctionne non pas tant de façon autonome – avec les risques d’erreur et de modestie que cela comporte –, mais appuyée toujours sur une autorité indiscutable, elle peut tendre à s’imposer aux autres disciplines sous forme d’une sagesse euphorique et impérialisante, qui a à peu près fini, elle, de trouver ses conclusions et la réponse aux questions humaines.
Lapointe 1958
De la littérature
Le déficit de liberté et des libertés individuelles a toujours révolté Jeanne Lapointe : « Il y a un mot que tout le monde prononce, mais sans y croire, dans la peur, et plusieurs même en le détestant : c’est le mot liberté. » (Lapointe 1958) Et le meilleur terreau de la liberté se trouve bien, à ses yeux, dans le langage qui fonde la subjectivité (est ego qui dit et écrit « ego ») et l’intersubjectivité; dans « le courage, l’audace, la liberté » de dire, dans le dialogue avec soi et l’entretien avec l’autre authentiques, dans la littérature et la création véritables :
Un langage est une communication; il suppose courage intérieur et liberté véritable. Et il n’est pas de style sans quelque intensité et sans passion. On aura beau enseigner à tous un merveilleux français, nous pourrons cependant rester éternellement inarticulés et muets si nous avons peur, si nous sommes paresseux et apathiques, si notre intelligence dort, ou s’il n’y a personne avec qui communiquer. Pas de langage véritable, sans une présence humaine véritable à la source. Le courage, l’audace, la liberté nécessaires à celui qui parle doit rencontrer courage, audace et liberté chez celui qui écoute. Car la parole, pour devenir communication, doit traverser des épaisseurs de résistance chez l’un comme chez l’autre. Tout verbe véritable comporte une audace. C’est pourquoi on peut supposer que toute oeuvre littéraire de quelque grandeur fut, en son temps, un choc, un élément de bouleversement. Tout langage, toute littérature, et toute création [y compris dans la science, dans la philosophie], sont le lieu de la plus profonde liberté, le terrain où germent toutes les questions et les mises en question.
Lapointe 1958
Jeanne Lapointe achevait d’ailleurs son article de 1954 par ces mots : « Est-ce tout à fait un hasard si trois de nos écrivains les plus productifs sont précisément des êtres qui n’ont pas subi ces moules scolaires, qui ont dû découvrir eux-mêmes leur propre perspective du monde? » (1954b : 36) Pas de raison et de création véritables sans « éthique de l’expérience intérieure », sans la contribution de tous nos sens et de notre imagination, pas de tête sans coeur et sans corps : « une pensée vivante » comme la conçoit Louise Dupré (1990 : 21-27). Jeanne Lapointe, témoin intime d’un drame, en a tiré des leçons… Après Abélard ou Mozart assassinés, Saint-Denys Garneau assassiné… Dans l’article qu’elle lui consacrera bien plus tard, Jeanne Lapointe (1960 : 26, 32) analyse causes et effets, tisse des liens :
Notre système d’éducation reste profondément marqué de cette peur profonde de la réalité à aborder de front, sans système préconçu […] Le faux sérieux, fondé sur la méfiance à l’égard du sensible, à l’égard du littéraire, à l’égard aussi de tout le monde féminin, voilà autant de signes, dans notre monde, de peur devant le réel et la vie.
Jeanne Lapointe repère et dénonce « un manque de foi dans la vie, de foi tout court », une peur de la vie, de la réalité et des femmes; sa conclusion a la force d’une volée de bois vert : « Mal apprendre de cette façon est encore plus désastreux que mal apprendre par l’expérience directe de la vie. Parce qu’une éducation mal faite arrive à fournir des fausses bonnes raisons de mal vivre. » (1960 : 32) Si les cousins Hector de Saint-Denys Garneau et Anne Hébert écrivent tous les deux « dans la maison du père[8] », Anne Hébert est résolument du côté d’Héloïse, d’une pensée vivante, de philosophies et de théories qui se réenchantent au contact de la pratique, de la vie, de la chair, des femmes, de la dignité, du monde[9]. Anne Hébert, dans « Poésie, solitude rompue » (1992 : 63) cite à propos Albert Camus : « Une littérature désespérée est une contradiction dans les termes. » Et elle poursuit, dans une belle – laïque et inédite – métaphore eucharistique : « Et moi, je crois à la vertu de la poésie, je crois au salut qui vient de toute parole juste, vécue et exprimée. Je crois à la solitude rompue comme du pain par la poésie. »
Jeanne Lapointe n’a cessé de valoriser et de défendre le statut et le travail des écrivains et – surtout – ceux des écrivaines. Les nombreuses dédicaces qui figurent dans ses livres nous renseignent sur ses activités – de mentor, première lectrice, correctrice, critique et agente littéraires – dans l’élaboration et l’aboutissement d’une oeuvre littéraire. Dans une lettre adressée de Paris, le 26 décembre 1956, au doyen de sa faculté, Mgr Félix-Antoine Savard, Jeanne Lapointe exprime clairement ses choix :
Un deuxième voyage, comme celui-ci, à un moment où l’on a atteint une certaine maturité et pas mal d’esprit critique, est infiniment profitable. On va beaucoup plus directement vers ce qui est utile […] Si j’avais eu, pour ma part, à choisir entre une production personnelle et l’accumulation de notions nécessaires à un meilleur enseignement, je me serais peut-être réfugiée dans un village de province au lieu de hanter la vieille Sorbonne. Mais la tentation que j’aurais d’écrire ne signifie pas nécessairement que j’aurais le talent et l’authenticité qu’il y faut. C’est pourquoi, lorsque je vois chez nous un véritable écrivain, je souhaite tellement qu’il puisse donner le meilleur de lui-même.
Fonds P 474
Son rôle de protectrice des arts et des lettres, de la culture et de la langue d’ici sera considérable[10]. En mai 1944, Jeanne Lapointe invite ses collègues et amis, Luc Lacourcière[11], Félix-Antoine Savard et Marius Barbeau (qui venaient de créer les Archives de folklore de l’Université Laval), à « faire connaître le folklore du Québec d’un océan à l’autre » (grâce à Joan Dangelzer du réseau anglais de Radio-Canada. La journaliste, qui avait collaboré avec Pierre Lazareff à l’information de guerre américaine, préparait une série d’émissions sur les femmes canadiennes. Marie-Claire Blais publie à 20 ans son premier roman, La Belle Bête, en 1959, grâce à l’appui du père Georges-Henri Lévesque et de Jeanne Lapointe. En 2006, dans son hommage intitulé « Jeanne Lapointe, une femme en avance sur son temps », Marie-Claire Blais exprime sa gratitude toujours vive : « […] nous partagions avec elle cette impatience qui ferait éclater bien des emprisonnements et frontières […] son don le plus précieux fut celui de cet amour inaltérable de la littérature » (2006 : 223-4). Le fervent dialogue maître-élève a manifestement porté ses fruits et un relais a été passé. La dédicace de Marie-Claire Blais à la réédition de ses romans Le jour est noir suivi de L’Insoumise (1990) est éloquente : « Chère Jeanne / Il ne faut pas relire ces textes d’un si lointain passé où le labeur de l’écriture n’en était qu’à ses débuts, l’essentiel est que nous ayons continué la lutte, et cela souvent sans que vous le sachiez grâce à votre appui » (Fonds P 474).
Imprimer à ce monde un sens
Cette lutte à poursuivre, pour plus de justice et de dignité, est indissociable d’une culture et d’une littérature véritables. En 1955, dans une série de quinze entretiens à Radio-Canada intitulée « L’écrivain et son style », notre critique littéraire défend une conception du « style » qui n’a rien de banal (Lapointe 1955a). Elle la peaufinera dans son mémoire « Humanisme et humanités » :
Pour que le langage devienne style, il y faut quelque intensité, un élan venu de l’être. Et que ce contact avec autrui devienne un contact passionné. Le style, selon Proust, est une question « non pas de technique, mais de vision ». On pourrait parler d’une sorte de résonance ontologique. La littérature n’aurait-elle pour effet que de nous rendre nous-mêmes plus éveillés, plus attentifs à la vie et aux êtres, plus capables de sympathie à l’égard de l’univers, elle serait déjà une richesse inestimable, et dont on n’a pas le droit de priver un enfant, un jeune homme ou une jeune fille. Le langage chargé de sens, d’intentions et de sensibilité, se rapproche d’une culture au sens le plus large, c’est-à-dire d’une saisie profonde et réelle du monde ambiant et des moyens donnés à l’homme pour imprimer à ce monde un sens.
Lapointe 1958
L’académicienne et helléniste Jacqueline de Romilly, passionnée elle aussi par l’Éducation, a repris et développé ce point de vue dans son bel essai Le trésor des savoirs oubliés (1998). Si le dialogue « ouvre véritablement les voies de la création » affirmait Élie (1951 : 37), c’est grâce à « la confrontation intérieure la plus authentique », « un art poétique étroitement lié à une éthique de l’expérience intérieure » (1954b : 34), précise Lapointe dans son article de 1954, plus précisément au sujet de Saint-Denys Garneau et d’Anne Hébert. La langue, la littérature, est bien d’abord, à ses yeux, le gage d’existence d’un sujet authentique, qui dialogue d’abord avec Soi, s’essaie, se confronte dans la souffrance, l’inquiétude, le désarroi, l’exaltation, la jubilation, le bonheur, avant de reprendre l’exercice, l’épreuve, avec l’Autre puis avec le Monde[12]. La littérature, d’abord gage d’existence, est aussi un précieux « outil » artistique, voire une arme de combat. Au début des années 80, Jeanne Lapointe a restructuré, avec la collaboration de Réal Ouellet et de Chantal Théry, le cours d’introduction au genre de l’essai – « Lectures et formes libres » – en trois parties : rapport à soi (journal intime, autobiographie…), à l’autre (correspondance, entretien…) et au monde (textes critiques, polémiques…). Lucie Robert développe en ses termes la définition de la littérature de Jeanne Lapointe, prise de conscience, art et pensée (1989 : 210) : « La spécificité du littéraire se trouve dans le sujet individuel, dans la valeur esthétique, dans une démarche spéculative qui tente d’élaborer une vision personnelle du monde. » Pour mieux décrypter le « contenu latent » d’un texte littéraire, ce qui échappe au « contenu manifeste[13] », Jeanne Lapointe mettra à profit ses études parisiennes, en linguistique, en sémiologie et en psychanalyse[14] : « Nous savons, disait-elle déjà à son auditoire de mai 1958, depuis l’avènement d’une psychologie mieux comprise et d’une psychanalyse qui est l’une des plus grandes découvertes de notre temps, que la sensibilité et l’imagination agissent très puissamment, dans l’ombre, sur l’intelligence et la volonté. » (Lapointe 1958) Son opinion est audacieuse, car la psychanalyse n’a pas bonne presse dans les milieux cléricaux. En effet, en septembre 1952, le pape Pie XII mettait le monde en garde contre la psychanalyse, cette « doctrine dangereuse [qui transgresse] la limite morale » (cité dans Pongis-Khandjian, 2001 : 118). « La violence de l’inconscient effraie; le conscient, la volonté, l’élan religieux doivent le contrôler[15]. » (2001 : 118). Malgré tout, à l’Université Laval, Jeanne Lapointe et son collègue Raymond Joly allaient créer le Cercle de littérature et de psychanalyse, rattaché à l’Institut supérieur des sciences humaines alors dirigé par le sociologue Fernand Dumont. Le dialogisme interdisciplinaire se traduit, en février 1964, dans le colloque complice « Littérature et société » dans lequel Jeanne Lapointe (1964) commentera l’exposé de Fernand Dumont, « La sociologie comme critique de la littérature ». Tous deux étaient persuadés que la littérature est un précieux médium sociocritique et que, entre lettres et sciences humaines, fils de trame et de chaîne se tissent avantageusement[16].
Féministe
Sujet femme en situation inusitée dès les années 30, critique littéraire, intellectuelle, psychothérapeute et professeure, Jeanne Lapointe vit des prises de conscience – et tout particulièrement après ses travaux à la commission Bird sur la situation de la femme au Canada[17] – qui vont vivifier et aiguiser son féminisme. Elle crée ses cours et séminaires multidisciplinaires féministes durant les années 70[18], participe à la fondation du Groupe de recherche multidisciplinaire féministe de l’Université Laval (GREMF) et y collabore, est membre du comité sur la recherche non sexiste au Conseil de recherches en sciences humaines du Canada et publie, avec Margrit Eichler, Le traitement objectif des sexes dans la recherche (1985), dote la fondation RAF (Recherche et action pour les femmes), etc.
Une des grandes écrivaines et penseuses féministes québécoises, Louky Bersianik, a dédicacé son magistral essai-fiction Lepique-nique sur l’Acropole (1979) à Françoise d’Eaubonne, Luce Irigaray et Jeanne Lapointe. Dans une lettre datée du 10 juillet 1976, Bersianik (1976) écrivait à Jeanne Lapointe :
Si jamais ce livre est une réussite, c’est à vous que je le devrai […] En parlant de « parleuses », j’en vois une dans mon « pique-nique de têtes…» qui a une voix chaleureuse, votre air moqueur et votre bonne humeur… en plus de votre science psy! quelle pique-niqueuse! Puis-je m’inspirer de vous sans trop blesser votre modestie?
Aphélie au bleu regard, sans doute… On imagine fort bien les Parleuses[19] de Camille Claudel en lieu et place du Penseur de Rodin : l’art du dialogue et de la maïeutique… au féminin! De la théorie… mais le dimanche[20]! Dans cette parodie, cette réécriture du Banquet de Platon, ces « parleuses » à l’esprit vif et critique, à la parole et à l’humour libres, reconsidèrent l’histoire de la philosophie… et de la psychanalyse… Le sous-titre de l’essai, Cahiers d’Ancyl. Fiction ? et ?, rappelle Les Cahiers de Cité libre ou Les Cahiers noirs de l’Institut de psychothérapie de Québec (où Jeanne Lapointe a étudié et travaillé au début des années 70) dans lesquels les équipes, autocritiques, notaient leurs discussions, analysaient une idée, une pensée en mouvement, évaluaient la progression d’un travail, d’une thérapie… L’histoire de l’Histoire, les métarécits sont réévalués et Aphélie – qui connaît, n’en doutons pas, les recherches de Veyne, Foucault, Lyotard ou Ricoeur[21] – confie à ses soeurs, convives et conférencières du Pique-nique sur l’Acropole, que
[l]’histoire de l’humanité qu’on nous a donnée pour vraie est un grand roman de science-fiction […] un grand roman policier aussi, plein de meurtres anonymes où l’on a fait disparaître les corps […] de sorte que les gens ne croient pas à la réalité de ces meurtres.
Bersianik 1979 : 77
Science, Vérité et Objectivité en crise, Réalité, Essai et Fiction confrontés, doivent composer avec de nouvelles H/histoires[22], de nouveaux savoirs et de nouvelles théories. Jeanne Lapointe aimait particulièrement Roland Barthes – qu’elle a bien connu –, ses Mythologies, ou sa magistrale Leçon (1978) : « La science est grossière, la vie est subtile, et c’est pour corriger cette distance que la littérature nous importe. »
Tout écrivain ou toute écrivaine véritable tente, par un exigeant travail de création et d’ascèse, de médiation et de traduction, de déchiffrer des vies, des événements, des émotions, « Entre la dictée de l’inconscient et le tremblement de la conscience », selon le titre du bel article de Louky Bersianik dans La Passion au féminin (1994). « La littérature, la poésie, est plus libre que soi », affirme Bersianik, que nous résumons ici : la nécessaire im-pertinence de toute création véritable ne peut re-produire du sens, du pré-conçu; en explorant notre espace intérieur, mental et sensible, sentimental et émotionnel, en « mots-delant » l’écriture (qui travaille toujours à notre insu), on découvre de nouvelles pertinences, bouleverse les mots, la langue, au point d’y laisser ses vieux ori-peaux : magnifique mue, audace des mutations. « Déplacer la parole, c’est faire une révolution », disait Barthes. Nathalie Sarraute, à qui nous devons une ingénieuse autobiographie dialoguée, Enfance, a été invitée à l’Université Laval par Jeanne Lapointe, acquise à ses « tropismes » (dialogues intérieurs et sous-conversations, proches du stream of consciousness woolfien ou proustien). En analysant Vous les entendez? de Sarraute[23], Lapointe compare l’écriture à une sorte d’acting out : grâce à l’art, des réactions impulsives, une émergence du refoulé – sous la forme de lapsus, de je-ux ludiques, de rires, de liens inédits –, une prise de conscience aux vertus éminemment thérapeutiques et ontologiques s’effectue, une pensée véritable peut alors émerger, s’élaborer, s’affirmer. Analyste, thérapeute, critique littéraire, Jeanne Lapointe n’a cessé de se pencher avec respect sur ce « tiers essentiel », de l’analyser avec passion : faire des liens, établir des ponts, panser des blessures, effectuer des transferts, chercher « les mots pour le dire », traduire.
En 1959, Jeanne Lapointe avait conçu un projet inusité en proposant à une poète québécoise et à un traducteur (du français à l’anglais) de rendre compte de leur travail commun, du processus de traduction, de leur interlocution. Ce sera Dialogue sur la traduction. À propos du Tombeau des rois[24], de Anne Hébert et de Frank Scott. Dans « Une petite aventure en littérature expérimentale », Jeanne Lapointe (1970) se réjouit de son initiative : « on n’a jamais pu lire encore, me semble-t-il, le genre d’entretien admirablement subtil et juste qui s’établit ici entre deux poètes commentant une même oeuvre – leur oeuvre à tous deux – contemplée dans deux lumières différentes », deux langues; elle rend compte de leur patient travail d’alchimiste (1970) : « Le délicat ajustement de lentille dont [Franck Scott] parle dans cette lettre ressemblait aussi à l’opération qui consistait à peser, sur la plus sensible balance, les infiniment mobiles résonances du langage affectif et poétique. » Dans sa préface à la réédition de 1970, Northrop Frye salue l’expérience : « une traduction […] de qualité peut devenir une élucidation critique ».
Une éthique du dialogue
Écoute interactive, compréhension mutuelle, ajustement, nuance, subtilité, droit de réponse, dialogue ininterrompu[25]… Jeanne Lapointe, critique outrecuidante[26], avait donné à lire son premier article à Félix-Antoine Savard. Devant la réaction bouleversée de ce dernier – « En tout cas, ma chère Jeanne, vous avez agrandi le champ de mes inquiétudes » (1954 : 39) –, et fidèle à la politique de Cité libre, elle lui écrit en février 1954 (Lapointe 1954a) :
Consentiriez-vous à laisser publier, à côté de l’article dont vous ne partagez pas les opinions, la lettre que vous m’avez adressée à ce propos; […] on y verra […] en outre que des gens d’opinion contraire peuvent se parler avec amitié et respecter les idées des autres[27].
Nous sommes étonnées, à la lecture de textes et de correspondances des décennies 1940-1970, par la volonté respectueuse des interlocuteurs (malgré des divergences considérables) de poursuivre ensemble dialogues et entretiens, en toute solidarité intellectuelle, au service – on peut parler de sacerdoce intellectuel – de l’université et de la société[28].
Dans son mémoire « Humanisme et humanités », Jeanne Lapointe offrait à son auditoire de « repenser, renouveler et réadapter sans cesse à notre monde » les données d’un nouvel humanisme. Postmoderne et visionnaire, Lapointe décrivait un monde qui commençait à se mondialiser, qui s’ouvrait aux femmes, à la laïcité, à la démocratie, au respect des libertés et des droits de la personne, à d’autres cultures et à d’autres religions[29] :
On mettra aussi l’étudiant en contact avec les diverses manières de comprendre le monde, qui sont autant de facettes de la culture contemporaine : un excellent ouvrage de géographie humaine, de sociologie contemporaine, une synthèse d’histoire, de philosophie… Et pour nous rappeler que la culture occidentale n’est que celle de l’Europe et que peut-être l’humanisme de l’an 2500 (si l’Ère humaine n’est pas terminée) aura intégré les cultures d’Asie, avec leurs démarches intellectuelles utilisant les pouvoirs de l’esprit de façon très différente de nos habitudes, on fera lire aux étudiants une oeuvre orientale (chinoise ou hindoue), et une étude sur les perspectives que nous ouvre le contact avec le monde afro-asiatique en pleine évolution, mais dont les civilisations ont précédé la nôtre de plusieurs millénaires.
Lapointe 1958
Malgré son travail d’universitaire, de théoricienne, de professeure et de chercheuse de premier plan, Jeanne Lapointe n’a jamais pratiqué la langue de bois! Les méthodes et outils théoriques, scientifiques et rigoureux, lui ont été précieux, mais sa volonté de dialoguer, d’explorer l’entre-deux, son souci du monde[30], son exigence de toujours partir de la vie humaine, de la réalité, des réalités, du quotidien, de l’expérience, pour mieux y revenir, l’ont emporté. Elle n’a jamais enseigné « la littérature pour elle-même », mort de l’auteur ou de l’auteure en sus, et s’est fait un devoir de ne trahir ni son peuple ni ses étudiants et étudiantes[31]. Ces hautes et difficiles exigences l’ont amenée – modeste mais fière, jamais en quête d’honneurs ou de reconnaissances institutionnelles – à effectuer un incessant parcours entre pratique et théorie, concret et abstrait, apprentissages et enseignement, action et recherche, femmes et hommes, auteures et auteurs, contre-culture et culture dominante.
La plupart de ses articles et communications se faisaient dans l’urgence et résonnaient, comme des coups de poing de colère et d’indignation, contre l’injustice et la violence[32], surtout celles qui étaient et sont encore faites aux femmes et aux enfants. Jeanne Lapointe, mère courage, Mulierem fortem quis inveniet? Longe super gemmas pretium eius[33], aurait sans doute volontiers (après ses commissions Parent et Bird) participé à la commission Bouchard-Taylor (penseur bicéphale qui n’a pas accordé de place à des femmes commissaires). Les audiences publiques – encadrées avec vigilance, intelligence et dignité, et elle en avait l’expérience – favorisent toujours les débordements de la doxa, les chats qui sortent intempestivement des sacs, l’expression maladroite des peurs et des inconscients, et c’est tant mieux… Les « recteurs politiques » et les moralistes effarouchés ne permettent guère d’y voir vraiment plus clair, de se donner finalement de bonnes raisons et les meilleurs moyens pour « vivre ensemble », plus harmonieusement, dans le présent et l’avenir. Petite question pratique : quels livres, quels auteurs et auteures du Québec, quelles clés culturelles (chansons, pièces de théâtre, films, oeuvres d’art, etc.) devrait-on d’ailleurs proposer, offrir à nos immigrantes et à nos immigrants récemment arrivés?
Edgar Morin, interviewé à la sortie de son dernier essai, Éthique, met à sa façon ses pas dans ceux de Jeanne Lapointe, de Hannah Arendt[34] ou de Jacqueline de Romilly avant lui :
Dans le dernier volume de « la Méthode », je n’ai pas voulu faire un travail classique sur l’éthique qui aurait tracé son chemin à travers le maquis des références philosophiques, d’Aristote à Spinoza et de Bergson à Jankélévitch. J’ai construit ma réflexion sur un autre socle, celui de la pensée complexe. Je pars aussi de mon expérience de vie, et j’accorde grande importance à la littérature. Car c’est à travers la littérature, la poésie et le roman qu’ont surgi, de la façon la plus concrète, la plus émouvante qui soit, les problèmes éthiques qui nous préoccupent.
Morin 2004
L’authenticité et l’art réapparaissent comme de « nouvelles valeurs » nous annonçait le journaliste Fabien Deglise (2007) dans son dossier du Devoir en septembre 2007. Éternel retour… Mais que s’est-il passé en ce tournant du XXIe siècle alors que nous étions sur une si bonne lancée durant les années 70? Quelles éclipses et ellipses, quels lauriers trop tôt cueillis, quelles pauses indues, quels engouements trompeurs, quelles performances fébriles? Quels raccourcis ou virages déraisonnables avons-nous pris? L’intelligence et la clairvoyance, l’humour et le rire, les tables rondes et les francs – doux et cruels – entretiens, les colères et le fervent féminisme de Jeanne Lapointe nous manquent… « Soyons solidaires, remettons-nous à l’oeuvre », ne cessait-elle de dire! Notre mémoire « L’égalité entre les femmes et les hommes : une valeur fondamentale de la société québécoise » (signé par 52 professeures et chercheuses de l’Université Laval) a bien été présenté à la Commission de consultation sur les pratiques d’accommodement reliées aux différences culturelles (à Québec, le 4 octobre 2007) et le 20e anniversaire de Recherches féministes est, à n’en pas douter, une de nos récompenses. Aux féministes des deux sexes : Bonne fête! Et nous ne nous reposerons pas sur nos lauriers!
Parties annexes
Notes biographiques
Chantal Théry
Chantal Théry est professeure titulaire au Département des littératures de l'Université Laval. Elle y a été directrice adjointe à la pédagogie et à l'enseignement de 1995 à 1999. Elle a publié, en 2006, l'essai De plume et d'audace. Femmes de la Nouvelle-France (Montréal/Paris, Triptyque/Cerf). Elle a créé en janvier 2007, avec la collaboration de Micheline Beauregard, le Fonds Jeanne-Lapointe aux archives de l'Université Laval. Elle a été commissaire de l'exposition « Jeanne Lapointe, pionnière de la Faculté des lettres » qui s'est tenue à l'Université Laval en septembre 2007. Elle est engagée dans des projets de recherche-action féministes au Québec et en France depuis 1975.
Claudia Raby
Claudia Raby est titulaire d'une maîtrise en littérature de l'Université Laval : son mémoire, Le parcours critique de Jeanne Lapointe (2007), est la première monographie consacrée à Jeanne Lapointe.
Notes
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[1]
Dans cette lettre, Gaston Miron remerciait Jeanne Lapointe d’avoir signé la Déclaration des intellectuels canadiens de langue française pour la démocratisation de l’enseignement dans la Province de Québec qu’il adressait au gouvernement de Maurice Duplessis en mars 1958.
-
[2]
Voir Beauregard et Théry (2006 : I-II).
-
[3]
Fonds d’archives Jeanne Lapointe (P 474), Archives de l’Université Laval, Québec : en cours de classement (désormais cité Fonds P 474).
-
[4]
Cette exposition s’est tenue du 10 au 27 septembre 2007 à la bibliothèque Jean-Charles-Bonenfant de l’Université Laval, à l’occasion du 70e anniversaire de la Faculté des lettres (1937-2007), grâce à Chantal Théry, commissaire, Micheline Beauregard, commissaire adjointe, Marie-José des Rivières et Claudia Raby, collaboratrices, et Guy Dinel, archiviste en chef de l’Université Laval.
-
[5]
Les deux autres articles de ce numéro d’octobre 1954 étaient signés Pierre Elliott Trudeau et François Hertel.
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[6]
La revue Cité libre (1950-1961) sera suivie des Cahiers de Cité libre (1961-1967).
-
[7]
L’incrédulité à l’égard des métarécits qui légitiment le savoir caractérise le postmoderne. Les métarécits (grands « discours » ou systèmes explicatifs, philosophiques, historiques, scientifiques ou mythiques) qui structurent la pensée, la vision du monde et le pouvoir en Occident, les autorités légitimantes et légitimées, sont remis en question.
-
[8]
Voir dans l’essai Écrire dans la maison du père. L’émergence du féminin dans la tradition littéraire du Québec, de Patricia Smart (2003), le chapitre 4 : « Le fils détruit, la fille rebelle : la poésie de Saint-Denys Garneau et d’Anne Hébert ».
-
[9]
Songeons ici à La Cité des dames (1405) de Christine de Pizan qui a osé partir de la vie, la sienne et celle de ses consoeurs, de leurs expériences, de leurs subjectivités et de leurs propres savoirs, pour mieux réfuter le discours savant dominant, sexiste, misogyne et intolérant.
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[10]
Jeanne Lapointe sera membre du jury du Concours des jeunes auteurs de Radio-Canada en 1960, présidente du jury du Grand Prix littéraire de la ville de Montréal en 1961, etc.
-
[11]
Lettre adressée à Luc Lacourcière, « Mon cher Luc » (Fonds P 474).
-
[12]
Le Chinois François Cheng, qui a fait le difficile apprentissage de la langue et de la culture françaises, résume bien, dans Le Dialogue. Une passion pour la langue française, sa perception – toute lapointienne – de la langue et du langage (2002 : 10-11) : « C’est qu’un idiome n’est pas seulement un instrument objectif de désignation et de communication; il est également le moyen par lequel chacun de nous se fait progressivement, ce par quoi chacun se forge un caractère, une pensée, un esprit, un monde intérieur mû par des sensations et des sentiments, des désirs et des rêves. Une langue prend en charge notre conscience et nos affectivités. Et à un degré plus haut, elle est ce par quoi l’homme est à même de se dépasser en accédant à une forme de création, puisque toutes nos créations, au sens large, sont un langage. Je parlais du mystère du langage humain; je suis prêt à affirmer à présent que c’est dans le langage, toujours au sens large, que réside notre mystère. C’est bien au moyen de notre langue, à travers notre langue, que nous nous découvrons, que nous nous révélons, que nous parvenons à nous relier aux autres, à l’univers des vivants, à quelque transcendance en laquelle certains d’entre nous croient. Comment s’étonner dès lors que l’apprentissage d’une langue ne soit un processus essentiel et complexe? Plus qu’une affaire de mémoire, on doit mobiliser son corps, son esprit, toute sa capacité de compréhension et d’imagination, puisqu’on apprend non un ensemble de mots et de règles, mais une manière de sentir, de percevoir, de raisonner, de déraisonner, de jurer, de prier et, finalement, d’être. »
-
[13]
Surface du texte, contenu explicite, miroir de la littérature traditionnelle, conformiste (guide social, idéologique et moral) ou confortablement ludique.
-
[14]
Jeanne Lapointe étudiera, de 1946 à 1976, auprès de Charles Bruneau, Roland Barthes, Michel Foucault, Jacques Lacan, Hélène Cixous, Lucette Finas, Julia Kristeva, Françoise Dolto, André Green…
-
[15]
Préconscient et inconscient, refoulé et censuré, peurs et tabous, franges sensuelles, émotionnelles et idéelles fissurent le vernis de surface… Marie-Claire Blais qui avait, grâce à Jeanne Lapointe, rencontré la journaliste Judith Jasmin à la fin des années 50, lui écrivait : « Jeanne “m’apprend beaucoup” »; elle « possède un “sens du style” […] une Orientation du goût »; elle « comprend mes personnages monstrueux (peut-être toutefois pour leur apprendre la beauté) » (Fonds Judith-Jasmin (1916-1972), BAnQ, Montréal).
-
[16]
On lira avec profit Le Capital-lettres : des littéraires pour l’entreprise de Alain Etchegoyen (1990).
-
[17]
Voir La situation de la femme au Canada. Rapport de la Commission royale d’enquête, Ottawa, Information Canada, 1970.
-
[18]
Y participeront, jusqu’en 1987, des anthropologues (Elli Kongas-Maranda, Chantal Collard, entre autres), des ethnopsychologues (telle Ellen Corin), des socio-anthropologues (telle Huguette Dagenais), sociologues (telle Denise Veillette), historiennes (telle Régine Robin), psychothérapeutes (telle Marcelle Thibaudeau), écrivaines (Nathalie Sarraute, Louky Bersianik, Nicole Brossard…), philosophes (Françoise Collin, Marc Chabot…), etc. L’effervescence et la collaboration intellectuelles féministes étaient manifestes, mais ce n’est que rétrospectivement que l’on mesure à quel point Jeanne Lapointe mettait en pratique ses compétences en dynamique de groupe, des stratégies relationnelles, solidaires et de conscientisation : elle évaluait le « niveau de conscience au sujet des problèmes étudiés » à l’aide de « tests d’attitude » (conservatrice ou innovatrice à l’égard des rôles socioculturels de sexe, par exemple). Chaque cours, table ronde, équipe de travail favorisaient – sans démagogie ni complaisance – la thérapie de groupe, des questionnements exigeants : ontologiques, existentiels, heuristiques, herméneutiques et épistémologiques…
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[19]
Voir ses petites sculptures, conçues de 1893 à 1905 : Les bavardes, Les causeuses ou La confidence.
-
[20]
Voir Bersianik et autres (1988).
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[21]
Selon Paul Veyne, l’Histoire est « un roman vrai qui n’a pas le dernier mot sur la “vérité des choses” », un métarécit entre muthos (conte invérifiable) et logos (discours rationnel).
-
[22]
L’histoire de l’humanité a, entre autres, pâti de la disparition de sa moitié féminine (ignorée, déconsidérée ou réduite au silence). Des historiennes féministes vont l’écrire et la réécrire, comme, au Québec, celles du collectif Clio (Histoire des femmes au Québec depuis quatre siècles).
-
[23]
« Note sur rire, narcissisme et intersubjectivité dans Vous les entendez?, roman de Nathalie Sarraute », Québec, Institut de psychothérapie du Québec, tapuscrit, sans date.
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[24]
Le recueil de poèmes Le tombeau des rois avait été publié en 1953.
-
[25]
« [S]i je devais, note François Cheng (2002 : 77-78), décrire les vertus du français, je ne me contenterais pas du mot « clarté » […] il contient une série d’exigences […], de cohérence d’idée […], de structure charpentée et “ramassée” […] de précision et de justesse dans les nuances […] ma vie intellectuelle aura été marquée par une double passion, celle pour le dialogue et celle vouée à une langue qui est justement l’instrument par excellence du dialogue. » Nancy Huston, adepte inconditionnelle du dialogue, prend, dans son remarquable essai Professeurs de désespoir (2004), le relais de George Sand : « L’homme est bon et mauvais. Mais il est quelque chose encore : la nuance, la nuance qui est pour moi le but de l’art ».
-
[26]
Jeanne Lapointe s’excuse, en exergue à son article de 1954, pour « les outrecuidances familières à la critique »; elle ne mâche en effet jamais ses mots (1954b : 30) : « prude province […] Est-ce notre réserve paysanne, notre jansénisme, notre britannisme qui nous inspire cette peur ou cette pudeur des mots? La parole chez nous sert rarement à autre chose qu’à la nécessité ou à la plaisanterie; presque jamais à l’expression de l’âme ou de la sensibilité […] besoin insatisfait de l’échange […] soliloques » pouvait-on lire dans cet article, très synthétique, dans lequel elle analysait la littérature du Québec et accordait une place privilégiée à ses écrivaines (Laure Conan, Germaine Guèvremont et, surtout, Gabrielle Roy et Anne Hébert) et à ses critiques (telle Monique Bosco).
-
[27]
La réponse de Savard (1954 : 37-39), intitulée « Dissidence », suivra l’article de Lapointe.
-
[28]
Plus près de nous, l’écrivaine et essayiste Nancy Huston s’efforce à sa manière de concilier, voire réconcilier, de com-prendre ce qui semble incompréhensible, dés-accordé. Voir l’excellent mémoire de maîtrise de Kathrine Gauvin (2007).
-
[29]
Anne Hébert ou Jeanne Lapointe se sont bien gardées de jeter le sacré et la spiritualité avec l’eau du bain catholique… Selon les dernières volontés de Jeanne Lapointe, décédée le 7 janvier 2006, une diacre a pu officier lors d’une messe privée : son sermon, poétique et philosophique, portait sur l’Épiphanie. L’année 1954 verra la parution de l’article de Jeanne Lapointe dans Cité libre, mais aussi celle de La crise de la culture de Hannah Arendt (1972). L’Autorité authentique, la valeur de la Tradition, la Culture, le sens de l’Émerveillement (lié au religieux, au sacré), le souci du Monde commun, l’art et l’éthique du Dialogue faisaient partie de leur précieux bagage commun.
-
[30]
Voir François Compagnon (1998).
-
[31]
Dans une longue, poignante et magnifique lettre, Lapointe écrivait à Gaston Miron en février 1959 : « vous vous trompez en parlant de ceux que vous nommez des “intellectuels”, de croire qu’ils “manquent d’humilité envers le peuple” […] Plusieurs en sont venus, et se font un remords toujours vivace d’en être et de n’en être plus à la fois, comme si c’était là une trahison. Ils restent liés à leur milieu, ils s’en préoccupent et travaillent pour lui très souvent, en réclamant pour nous tous des droits qui profiteront finalement au peuple comme à tous. Et il y a ces merveilleux étudiants d’aujourd’hui, si follement généreux et audacieux et sincères; si jeunes aussi et si seuls dans leur jeunesse et leur effort; et que nous, les professeurs, admirons, et aimons et essayons de suivre dans leurs élans » (Lapointe 1959).
-
[32]
Voir son dernier texte, « Fantasmes/réalités » (Lapointe 1990).
-
[33]
La Médaille du mérite offerte à Jeanne Lapointe lorsqu’elle était élève chez les Ursulines de Québec porte l’inscription suivante : « Qui trouvera une femme courageuse? Son prix surpasse de loin les pierres précieuses [citation biblique du Livre des Proverbes (Proverbes de Salomon XXXI, 10), traduction de Alban Baudou] » (Exposition 2007 : Fonds P 474).
-
[34]
« Hannah Arendt distingue la libération (économique) de la liberté (politique), la satisfaction des besoins du droit à la parole. C’est d’ailleurs dans cette liberté de la parole et de l’action que poétique et politique se rencontrent […] Comment à la fois écrire et agir? […] toute écriture (littéraire) – tout art –, dans la mesure où elle excède le champ du simple savoir, ouvre l’horizon du sens, interpelle les humains dans ce qui leur est essentiel. Elle va, comme le disait Blanchot, “en direction de l’inconnu”. À cet égard, elle serait le plus politique des langages », rappelait Françoise Collin, interviewée par La Parole métèque (1980).
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