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La France a adopté en juillet 1999 une réforme constitutionnelle qui ajoutait à sa constitution la phrase suivante : « la loi favorise l’égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et fonctions électives » (p. 9-10). Cette révision constitutionnelle a été achevée en 2000 par l’adoption d’une loi ayant pour objet de modifier le fonctionnement du système électoral de façon à appliquer le principe de la parité entre les hommes et les femmes dans les candidatures à certaines élections. Ensemble, ces deux modifications constituent ce que l’on a désigné comme la « loi sur la parité ». La publication de cet ouvrage lève le voile sur les débats entourant l’adoption de cette loi et sur les dynamiques complexes qui se sont affirmées dans leur sillon. L’égalité introuvable. La parité, les féministes et la République présente un inventaire minutieusement fouillé des années « parité », en France, qui met en lumière la spécificité française de même que les stratégies utilisées par les principaux acteurs et actrices engagés dans cette lutte.

Le point de départ de cette étude s’appuie sur un constat : plusieurs années après l’adoption de cette loi, l’égalité censée résulter de cette réforme majeure du système électoral français n’est pas au rendez-vous. C’est ce qui est suggéré dans le titre de l’ouvrage : L’égalité introuvable. Ce paradoxe est décortiqué à partir de perspectives multiples. Le premier chapitre, « Une généalogie internationale », revoit les éléments de contexte qui ont encadré la formulation de la revendication paritaire. On y apprend que l’expression « démocratie paritaire » est d’abord apparue au sein du Conseil de l’Europe en 1989 (p. 30), alors que la fin des années 80 a donné lieu à un ensemble d’initiatives internationales (la Conférence d’Athènes de 1989, les sommets de l’Organisation des Nations Unies (ONU) sur les femmes), qui ont permis à la revendication pour la parité de trouver sa légitimation.

Si la revendication paritaire émerge d’abord dans un contexte global, les militantes féministes qui portent cette revendication, en France, vont effectuer un travail de recadrage important pour lui donner une spécificité française. Parmi les éléments de contexte qui sont étudiés dans ce chapitre, on trouve une analyse des alignements des principales institutions du féminisme français, leur positionnement sur les questions de politique institutionnelle et les changements qui vont s’y opérer à partir du moment où la revendication pour la parité se fait entendre. La Conférence d’Athènes constitue, selon de nombreuses actrices du mouvement pour la parité, le point de départ de l’organisation de réseaux militants pour la parité en France. Les associations françaises comme Ruptures et la Coordination française pour le lobby européen (CLEF), qui travaillent dans un cadre national, mais sont aussi présentes dans les grandes réunions européennes et internationales, ont ainsi servi de courroies de transmission entre les incitations européennes et la scène politique française (p. 67).

Lépinard s’intéresse dans le deuxième chapitre aux structures d’occasions politiques qui ont encadré les débats sur la question, en France. Elle expose dans le détail les controverses et les réorientations que la parité a suscitées au sein des mouvements de femmes. Cette partie de l’ouvrage vient combler des lacunes importantes dans la littérature sur les interventions du mouvement féministe français des années 90 : l’auteure décrit les groupes présents sur le terrain et leurs idéologies pour montrer comment l’émergence du débat sur la parité a constitué une occasion de repenser les liens entre le féminisme et les institutions de la démocratie représentative au moment même où la société française était traversée par une crise de légitimité à l’endroit de la politique institutionnelle. Ainsi, « la parité a permis la constitution d’une alliance réformiste originale qui a changé la donne politique » (p. 80), mais n’a pas fait consensus au sein de la nébuleuse féministe française, comme le démontrent les pages de ce chapitre dans lesquelles l’auteure répertorie l’ensemble des arguments formulés tant du côté des féministes en faveur de la parité que du côté de ses opposantes.

Le troisième chapitre, « L’invention d’une exception française », aborde la conjoncture politique et institutionnelle des années 90 et met en évidence les variables qui ont permis à la revendication pour la parité de passer du statut de revendication minoritaire à réforme institutionnelle. L’auteure vise également à expliquer en quoi le débat sur la parité est en fait la traduction de revendications égalitaristes dans des termes compatibles avec la culture politique française et l’idéal républicain. Pour rendre la parité totalement compatible avec les principes de la République, les paritaires ont dû la légitimer sur plusieurs terrains, soit celui de la définition de l’égalité et celui de l’identité nationale (p. 167). Ainsi, le choix du terme « parité » serait compatible avec l’idéal républicain, alors que celui de « quota » serait radicalement inassimilable. Cela dénote une volonté de distinguer la parité en lui attribuant une identité française (p. 176). Voilà pourquoi les féministes françaises ont construit la revendication pour la parité autour de l’argument selon lequel la parité constitue la reconnaissance de la dualité des sexes dans l’universel républicain, s’opposant à l’idée que les femmes sont une catégorie.

Le quatrième et dernier chapitre porte sur les effets de la mise en forme juridique de la revendication paritaire à travers l’étude des débats parlementaires. Selon Lépinard, la réforme paritaire a eu comme effet de tracer une voie obligatoire très étroite pour les revendications d’égalité à venir. De la même façon, si la formulation juridique de la parité permet en théorie d’éviter l’un des écueils des politiques de discrimination positive, à savoir la stigmatisation de la catégorie bénéficiaire du traitement préférentiel, elle reproduit néanmoins une politique qui ne remet pas en cause le fonctionnement des institutions qui excluent les individus appartenant à des groupes définis comme différents (p. 217). Enfin, quel bilan peut-on faire de cette loi? Si les résultats sont mitigés, parce que la loi constitutionnelle n’a pas permis d’élaborer une réforme électorale contraignante qui assurerait une véritable parité d’élus et d’élues pour tous les niveaux d’élections, il n’en demeure pas moins que la loi a eu des retombées importantes pour l’ensemble de la société française. En effet, cette loi a ouvert la voie à une stratégie de revendication tout en proposant un nouveau vocabulaire pour demander l’égalité des sexes. Lépinard anticipe brièvement sur les élections de 2007, mais puisque l’ouvrage a été publié en janvier 2007, il ne touche pas aux résultats électoraux ni à la candidature de Ségolène Royal, que plusieurs analystes ont vue comme un résultat indirect de cette loi sur la parité.

L’auteure énonce, en conclusion, des critiques importantes à l’endroit de la réforme paritaire, où elle remet en question les possibilités de renouvellement de la démocratie représentative qu’offre une telle réforme; au-delà de ce premier niveau de critique, Lépinard montre comment les discours féministes autour de la parité ont créé une rhétorique qui exclut la possibilité de revendiquer l’inclusion d’autres groupes exclus au sein de la démocratie représentative selon la même logique. L’auteure écrit qu’un retour sur la stratégie paritaire est nécessaire pour apprécier le coût politique payé pour la mise en conformité de la parité avec les valeurs énoncées au nom de la République (p. 247). Car la nécessité, pour les paritaires, de formuler cette revendication en conformité avec les grammaires républicaines de l’égalité formelle et de l’indivisibilité du peuple souverain a forcé à transformer la définition de l’identité et des intérêts au nom desquels la parité était revendiquée. Cette dernière est ainsi devenue une revendication de représentation symbolique de la différence des sexes au nom d’une amélioration de la démocratie et d’une adéquation à la doctrine républicaine française refusant le morcellement du corps politique (p. 249). Les contraintes découlant de l’obligation de traduire cette revendication concernant une présence numérique plus grande de femmes dans les institutions démocratiques dans des termes acceptables pour la culture politique française ont donc conduit les paritaires à un argumentaire qui n’est pas sans failles et qui pourrait difficilement être exporté hors de l’Hexagone. L’idée que seule la différence des sexes est universelle et que seule cette différence peut faire l’objet d’une demande de représentation au sein du corps politique ferme la porte à la possibilité de reconnaissance d’autres groupes.

L’égalité introuvable constitue certainement l’ouvrage de synthèse le plus complet à ce jour sur l’adoption de la loi sur la parité en France. Il consigne avec méthode et application la petite et la grande histoire autour de ce qui apparaît comme le grand dossier du féminisme français des années 90. Le travail est précis, minutieux, et n’emprunte pas de raccourcis. Le modèle d’analyse élaboré par l’auteure permet de dépasser la simple chronologie des événements et montre, à travers les discours des actrices et des acteurs présents sur le terrain, la manière dont la culture politique française a largement contribué à façonner le visage de cette intervention destinée à accroître la présence des femmes dans les lieux de pouvoir. Les éléments théoriques, empruntés à des approches très diverses, permettent de jeter un regard mieux éclairé sur un sujet, la parité en France, qui a déjà fait l’objet de plusieurs publications.