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La rhétorique au féminin rassemble des articles de professeures[1] de renom et de doctorantes autour d’une question qui a jusqu’à présent fait couler peu d’encre dans les milieux universitaires francophones et qui bénéficie ici de l’éclairage apporté par les 22 collaboratrices dont les champs de recherche sont aussi diversifiés que les perspectives adoptées.
Les vingt analyses textuelles qui constituent l’essentiel de ce volume sont encadrées par l’article d’ouverture de Catherine Kerbrat-Orecchioni, qui propose un tour d’horizon complet des études sur le parler féminin et une réflexion sur le défi méthodologique qu’elles représentent, et par la fiction amusante de Lise Gauvin, qui s’intéresse à la rhétorique de la séduction que l’on trouve dans la section « Rencontres » des petites annonces. Si ces deux textes ont le mérite de déplacer la problématique hors du domaine de l’analyse littéraire, on ne peut manquer d’y voir aussi un joli clin d’oeil au métissage des genres et des registres que l’on associe souvent à l’écriture au féminin et dont il est question dans plusieurs articles de ce volume.
Les textes étudiés par les auteures de ce collectif sont, à quelques exceptions près, ceux de Françaises ou de Québécoises. Leur disposition chronologique, du XVIe siècle à nos jours, rappelle l’évolution de la notion de rhétorique à travers les âges et l’influence du contexte culturel, politique et économique sur ses trois composantes (à l’écrit), soit l’inventio, la dispositio et l’elocutio, composantes auxquelles chacun des articles accorde une place plus ou moins grande selon l’angle qu’il privilégie.
L’acception du terme « rhétorique » retenue dans ce volume permet de rendre compte de la dimension persuasive ou séductrice de plusieurs types de communications écrites. Qu’il s’agisse de contes ou d’épopées, de romans ou de poésie, les genres littéraires sont investis différemment par chacun des sexes « selon le sujet et la perspective rhétorique choisie » (p. 117), comme le souligne Aron Kibédi Varga dans son texte intitulé « Les genres littéraires ont-ils un genre? ». Ces perspectives rhétoriques participent d’une entreprise plus vaste de transformation du réel et du symbolique que Sylvie Bérard, dans son article « Des utopies féministes ambiguës ou comment les sujets féminins s’envoient en l’aire » portant sur Le désert mauve de Nicole Brossard et sur Chroniques du Pays des Mères d’Élisabeth Vonarburg, associe à un « processus de l’altérabilité » (p. 377).
Loin de répondre à un effort d’homogénéisation des pratiques scripturales au féminin, ce collectif place les singularités de chacun des textes étudiés au premier plan, sans toutefois masquer leurs entrelacs. En effet, s’il faut désormais parler des rhétoriques au féminin, comme le propose Patricia Smart, la récurrence de plusieurs procédés et figures ne peut être passée sous silence. Ainsi, le « topos de la modestie affectée » (p. 88) ou de l’autodénigrement, frappant chez les écrivaines françaises du XVIe siècle, ainsi que le souligne Diane Desrosiers-Bonin, se remarque aussi chez plusieurs auteures de la Belle Époque dont parle Christine Klein-Lataud, tout comme dans les lettres de Julie Papineau à son mari Louis-Joseph, étudiées par Marilyn Randall. Les indices de la véracité du discours, autrefois disséminés dans les textes des femmes pour légitimer leur prise de parole, favorisent, dans des textes plus récents, par exemple celui de Claire Martin, la convergence du privé et du politique, ou encore, tel est le cas chez Marguerite Duras, le dépassement du cadre de la « généricité » pour rejoindre l’humain vulnérable qu’une écriture « vraie » permet momentanément de mettre à l’abri.
Cette stratégie de la transparence n’est pas étrangère à une rhétorique de l’intime que l’on associe souvent à l’écriture féminine. Sylvie Bérard désigne « la large place [accordée] à l’intériorité et à la subjectivité » (p. 377) comme l’un des principaux traits distinctifs de la rhétorique au féminin. La prépondérance des genres intimes, auxquels ce collectif consacre plusieurs articles (lettres de Mme de Sévigné à sa fille, lettres de Julie Papineau à son mari, lettres de Marie-Madeleine Jodin au roi polonais et à son magistrat Moszynski, autobiographie de Claire Martin, autofiction de Geneviève Brissac, récit autobiographique d’Assia Djebar et de Marguerite Duras, poésie épistolaire de Geneviève Amyot), témoigne de l’importance de la composante « privée » dans l’écriture des femmes.
La rhétorique au féminin met aussi en relief le fait que plusieurs textes de femmes portent les marques indélébiles du « double lieu » (p. 454) d’où elles parlent. La posture à la fois centrale et marginale que les femmes occupent « dans la culture et l’histoire occidentales » (p. 454) se répercute sur le plan rhétorique de certaines oeuvres qui exploitent les paradoxes, les contradictions, les antithèses et autres figures d’opposition comme moyens pour les auteures de préserver dans leurs écrits une apparente dualité, essentielle à l’expression de leur rapport complexe au monde et à l’art. Susanne Böhmisch remarque qu’Elfriede Jelinek, dans Maladie ou femmes modernes, y parvient par le rire que provoquent l’ironie et l’humour noir, alors que Barbara Havercroft, qui consacre un article à Geneviève Brissac, nous dit que cette dernière développe, dans Petite, une rhétorique de l’anorexie qui met en évidence une « agentivité » simultanément négative et positive.
Bien que les auteures de ce collectif recensent plusieurs procédés récurrents dans les écrits de femmes à travers les âges (autodénigrement stratégique, écriture plus « vraie », plus intime, manifestations de la « double posture » des femmes dans leurs textes), aucune ne sous-entend que ces éléments constituent des constantes de leur écriture. Comme Patricia Smart le démontre en citant l’exemple de Claire Martin, il faut se prémunir contre les dangers d’une catégorisation trop restrictive qui risque d’entraîner des lectures inappropriées ou, pire encore, une discrimination de la critique à l’égard de textes ne correspondant pas aux paramètres d’une « écriture féminine » que certaines féministes ont tenté de définir. Selon Louise Dupré, le même danger de discrimination menacerait peut-être aussi paradoxalement les oeuvres qui donneraient à lire un grand nombre d’« effets de féminin » (p. 464), c’est-à-dire celles qui correspondraient à ce que l’on entend habituellement par « écriture au féminin ». Est-ce la raison pour laquelle l’oeuvre de Geneviève Amyot demeure peu connue? C’est la question que Dupré pose à la fin de son article. Quoi qu’il en soit, ces réflexions révèlent que la rhétorique au féminin se pense en fonction d’une esthétique au féminin « reconnue comme telle dans une communauté culturelle, à un moment donné de l’histoire » (p. 475), dit Dupré.
L’enjeu se situerait donc largement du côté de la réception des textes. Annette Hayward le souligne d’entrée de jeu dans son introduction : « la rhétorique, art de persuader, de convaincre et de séduire, se fait en fonction du récepteur » (p. 29). Ainsi, une relecture qui se donne comme mission d’accorder une attention particulière au lien qui unit rhétorique et genre sexuel offre de nombreuses possibilités. Elle permet ici de révéler la portée subversive de textes comme le Précis d’histoire des littératures française, canadienne-française, étrangères et anciennes des Soeurs de Sainte-Anne, Les désordres de l’amour de Mme de Villedieu ou La chatte de Colette, de jeter un éclairage nouveau sur les lettres de Mme de Sévigné à sa fille, qui s’inscrivent à contre-courant des règles de rhétorique en vigueur à l’époque, et de donner la juste mesure quant au degré d’innovation contenu dans Monsieur Vénus de Rachilde. Revisiter ainsi les textes donne lieu à une compréhension nouvelle de la critique sociale articulée dans les satires d’Hélène Monette ou dans des oeuvres moins récentes comme Angéline de Montbrun, Le survenant, Marie-Didace, Bonheur d’occasion et Le torrent qui masquent, jusqu’à un certain point, leur charge contestataire. Une telle perspective permet aussi de réhabiliter l’image de Julie Papineau qui ne correspond pas à celle de la femme plaintive habituellement dépeinte.
Dans ce volume, la question qui sous-tend toutes les autres est la suivante : peut-on postuler l’existence d’une rhétorique propre aux femmes? Christine Klein-Lataud suggère que les femmes font une « utilisation différente de la rhétorique » (p. 256). Sa réponse montre bien la nécessité de se donner des outils théoriques aptes à rendre compte de la spécificité de la rhétorique au féminin. C’est à cet effort de conceptualisation que répond l’article de David Descarie, « Résonnance. L’interfiguralité chez Germaine Guèvremont », dans lequel il repense la métaphore et développe la notion d’« interfiguralité » qui lui permet de mettre en valeur la richesse du réseau d’images dans Le survenant et Marie-Didace. Jurate Kaminkas, pour sa part, démontre que les études portant sur l’italique se limitent à son usage traditionnel dans la littérature et qu’elles ne permettent nullement de rendre compte du recours à ce moyen textuel comme façon de dévoiler le « sujet féminin qui se construit dans la dualité par le biais de deux langues, de deux mondes » (p. 347), comme c’est le cas dans L’amour, la fantasia d’Assia Djebar. L’étude de Claudine Potvin, qui, avec sa « rhétorique du visuel », suggère une lecture tridimensionnelle d’Amandes et melon de Madeleine Monette, réaffirme de façon implicite l’importance d’une théorie de la rhétorique pensée en fonction de la production littéraire des écrivaines contemporaines et, comme toutes les collaboratrices de La rhétorique au féminin, permet à la lectrice et au lecteur de constater qu’il reste, dans ce domaine, beaucoup d’avenues inexplorées.
La rhétorique au féminin est un ouvrage d’une pertinence indéniable dans un monde où les manipulations verbales « contaminent » presque toutes les formes de discours. Le travail majeur de débroussaillage qu’il constitue permet non seulement de faire avancer la réflexion sur le sujet, mais aussi de la propulser dans des directions qu’elle n’aurait pu prendre si la question de la rhétorique n’avait été abordée sous l’angle de son rapport à la généricité. Le caractère composite de ce livre ne compromet nullement son unité, l’érudition que l’on y trouve ne nuit en rien au plaisir que l’on prend à le lire.
Parties annexes
Note
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[1]
Nous avons privilégié le féminin tout au long de notre compte rendu parce que 20 des 22 articles du collectif sont signés par des femmes.