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Titulaire d’un diplôme d’études avancées (DEA) en anthropologie sociale depuis 1998, Valeria Ribeiro Corossacz a déjà plusieurs articles à son actif, traitant des questions de la hiérarchie sociale, du racisme et de l’identité nationale brésilienne. Son présent ouvrage est le résultat d’une recherche ethnographique effectuée dans deux maternités de la banlieue de Rio de Janeiro, où la stérilisation féminine devient le point d’ancrage de l’analyse anthropologique du sexisme et du racisme d’une société qui se veut un modèle de « cohabitation raciale ». C’est en fait ce que les premières pages de ce court volume tentent d’éclaircir, en rappelant l’évolution de la notion de métissage, de son sens et de ses connotations au sein de la société brésilienne d’hier et d’aujourd’hui. Tel un prologue, le retour aux théories de la race, aux politiques de blanchiment (branqueamento) puis au métissage comme élément de valorisation dans la construction de l’identité nationale, sert de prémisse aux propos subséquents à l’exploration du rapport entre identité et procréation à laquelle convie l’auteure. Partant de ce point, celle-ci dévoile un Brésil où, en dépit d’une dite démocratie raciale, la division des races continue de structurer l’imaginaire collectif et de régir l’attribution de la valeur sociale : « un monde imprégné de mécanismes d’exclusion, de domination et de discrimination des descendants africains et des indigènes, et ce, indépendamment de leur classe sociale » (p. 7).
Cet ouvrage se distingue des travaux existants par son traitement qualitatif des questions de race, de santé et de reproduction. En se penchant sur la manière dont l’État organise et gère la reproduction, l’auteure tente de déterminer comment le racisme, en tant que système d’idées et de pratiques d’exclusion, interfère dans la dimension nationale et individuelle de la production (p. 22). La reproduction humaine, dans ses dimensions biologiques, sociales, culturelles et politiques, devient ici la porte d’entrée pour l’étude du thème « du futur de l’individu et de la collectivité », et la stérilisation féminine - la manière la plus draconienne et définitive de mettre fin à sa capacité reproductrice - permet de comprendre les choix et les valeurs impliqués dans les actions des individus et de l’État.
Sans avancer d’hypothèse formelle, l’auteure propose plutôt des pistes de recherches et de réflexions, qui émergent des liens qu’elle établit entre racisme et reproduction comme facteurs déterminants pour l’avenir de la nation. Problématique, justification, contextualisation et méthodes de recherche sont décrites dans le premier chapitre qui mène au coeur du travail, où enfin le thème central de la stérilisation est abordé précisément.
On y apprend que, avec l’Inde et la Chine, le Brésil compte le plus grand nombre de femmes ayant subi la stérilisation, soit plus du tiers des femmes mariées. Ces chiffres étonnants, vu l’absence de législation en matière de reproduction, introduisent la lectrice et le lecteur dans l’univers de la ligadura, ligature des trompes de Fallope autrefois interdite mais depuis légiférée sur le territoire brésilien. La nécessité d’accroître la population, et ce, depuis la formation du pays, avait donné lieu à des politiques natalistes, soutenues par le clergé. Toutefois, la vague néomalthussienne qui a soulevé l’Europe des années 60 n’a pas été sans effet sur le continent sud-américain. L’auteure fait néanmoins une mise en garde devant l’association simpliste entre les changements dans les politiques nationales et la chute vertigineuse du taux de natalité. L’influence des transformations socioéconomiques et culturelles (dont l’urbanisation, l’entrée des femmes sur le marché du travail et le lien perçu entre richesse, mobilité sociale et familles peu nombreuses) aurait prédominé. La ligadura serait devenue une solution réelle aux problèmes de la nation.
Sans s’attarder sur l’écart qui se crée au Brésil entre les États du Nord et du Sud, pourtant flagrant, l’auteure montre que les chiffres servent au mouvement noir dans sa dénonciation de ce qui, selon ce dernier, s’apparente au génocide des populations afro-descendantes. La ligadura touche en effet davantage, mais non exclusivement, les classes populaires, celles-ci étant majoritairement noires et pardas (« brunes » ou « foncées »).
Plusieurs éléments explicatifs sont apportés pour justifier l’opération, des raisons qui divergent selon la classe sociale des femmes interrogées. En ce qui a trait aux femmes de la classe populaire, l’auteure dénote un désir de séparer la relation sexuelle de leur « rôle attitré », c’est-à-dire de la reproduction. Elle illustre ainsi comment la logique néomalthussienne, au niveau étatique, a été récupérée par ces femmes pour répondre à leurs besoins personnels : un besoin de contrôle sur leur propre corps dans une société où la sexualité est toujours marquée par les inégalités.
Les conséquences de l’infiltration du discours médical dans la vie quotidienne des femmes sont explicitées dans le troisième et avant-dernier chapitre. Non seulement le développement de la médecine a forcé le transfert du contrôle du cycle reproductif du monde des sages-femmes à celui de l’univers masculin et blanc, mais il a également fait passer la reproduction du plan individuel à la sphère publique. Le savoir sur le corps, la sexualité, le plaisir et la souffrance allait devenir hégémonique et régulateur du corps féminin, corps biologique et maintenant politique. L’auteure dénonce le fait que le déterminisme biologique a été appliqué à la vie sociale, pour rendre la femme mère et seule responsable de la reproduction de la nation – mais non de sa gestion. Servant d’abord à augmenter la densité de la population, puis outil du processus de « purification » de la race, le contrôle du corps de la femme serait finalement devenu l’instrument public pour assurer un meilleur développement économique.
La perspective historique adoptée par l’auteure permet non seulement de comprendre l’action actuelle des médecins et leur participation à l’avenir de la nation mais aussi la légitimité dont ils disposent et le processus d’acceptation de leur discours par la population. En ce sens, le discours tenu en milieu hospitalier illustre comment, selon la classe, on passe de pauvreté, facteur de réduction du nombre d’enfants, à croissance démographique, comme cause de la pauvreté. La misère résulterait d’une reproduction non contrôlée, d’où le jugement (parfois sévère) à l’endroit des femmes pauvres et de leur « irrationalité ».
Tous et toutes se soucient de l’avenir de la nation, de son développement et de son progrès. Pourtant, et Ribeiro Corossacz le répète à maintes reprises, seules les femmes doivent prendre en charge les actions. À une époque où l’État ne parvient pas à assurer les principes d’égalité, poursuit-elle, la division biologique des sexes basée sur le rôle reproductif rend les femmes seules dépositaires du fardeau de la responsabilité sociale.
L’idée de « rationalité », liée à la planification des naissances, revient au dernier chapitre comme point de divergence entre les discours des classes moyennes et populaires. Chez les médecins se trouve l’opposition (hiérarchique) culture/nature, correspondant à la notion de grossesses planifiées, limitées, rationnelles, et à son contraire. Le discours des femmes de la classe populaire n’est pourtant pas moins raisonné. Sans grande surprise, l’étude soulève le fait que la différence entre les modèles de reproduction ne réside pas tant dans la présence ou l’absence de rationalité mais dans les conditions matérielles et les types d’avenirs possibles qui guident les choix reproductifs. Dans le cas des femmes issues des deux classes étudiées par l’auteure, la ligadura sert d’instrument au maintien des bonnes conditions de vie des unes et de moyen d’affirmation du désir d’ascension des autres.
Alors que l’objet de l’ouvrage était d’étudier le racisme sous ses multiples formes dans le contexte de la gestion sociale de la reproduction, l’auteure termine en soulignant l’absence de la couleur dans les discours. Cette absence – qui se remarque d’ailleurs dans les chapitres centraux de l’ouvrage – serait l’élément central permettant la coexistence de la pratique discriminatoire et l’idéologie antiraciste dans la société brésilienne. Bien que Ribeiro Corossacz réussisse à tracer un profil du racisme à partir des parcours reproductifs et à montrer comment les deux modèles de reproduction s’associent à l’être blanc ou noir (perçu comme groupe social), l’approche critique de l’auteure me semble davantage porter sur la responsabilité des femmes à reproduire et à produire l’avenir de la nation. L’analyse basée sur le caractère racial semble s’estomper au fil des pages pour laisser une place prédominante au statut de la femme, ancré dans un système fondé sur la division sexuelle du travail et sur des rapports sociaux de sexes inégaux.
Ribeiro Corossacz, inspirée de Tabet, semble davantage poursuivre le débat politique ouvert par les féministes qu’elle ne révèle le caractère raciste de la stérilisation féminine. Elle suggère la recherche quantitative pour établir une telle corrélation, bien qu’elle mette en garde ceux et celles qui la liront contre une telle entreprise; l’ambiguïté de la couleur et de ses représentations devient vite une impasse, dans la société métissée qu’est le Brésil, où, malgré tout, la population métisse se voudrait blanche et la noire, métisse.