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Dans tous les domaines sociaux, on note actuellement la fragmentation des structures politiques monolithiques et l’émergence de luttes collectives concernant le corps, le genre, la sexualité, l’ethnicité, la race, la paix et l’environnement. Que ce soit sur le plan local ou mondial, le contexte de ces nouvelles luttes est beaucoup plus complexe que le terrain marxiste traditionnel sur lequel se sont jouées les luttes de classe. En fait, il est de plus en plus évident que les multiples discours autonomes et les relations de pouvoir au pluriel ne peuvent être simplement unifiés par de grandes explications de la « réalité » telles que celles qui ont été proposées par les théories marxiste ou libérale.

Dans les études culturelles (appelées cultural studies dans le monde anglo-saxon) en général, et dans les écrits sur le sport en particulier, la critique des grandes théories s’est développée de façon à inclure un questionnement de leurs fondements modernistes et plus précisément de leur certitude que la « Raison » et l’innovation technologique peuvent apporter le progrès, la vérité et l’émancipation universelle. Les diverses remises en question des théories classiques ont en commun ce désir d’abandonner les explications globalisantes et cette quête de la « Vérité » universelle. Elles partagent également la conviction que les corps et le sport sont aujourd’hui investis par des logiques culturelles différentes qui nécessitent de nouvelles théories, épistémologies et méthodes.

Ainsi, si les écrits sur le sport ont le plus souvent été structurés et restreints par des limites modernistes, positivistes, (hétéro)sexistes et racistes, il s’agit donc de remettre ces limites en question. Il faut également interroger la façon dont les différences sociales sont construites et maintenues, notamment celles qui sont fixées dans les oppositions binaires épistémologiques modernes telles que nature/culture, homme/femme, normal/pathologique et blanc/ autre.

Notre article porte donc sur la rencontre entre les études culturelles féministes et le postmodernisme. Nous présentons d’abord l’apport de ces approches parce qu’elles nous serviront par la suite pour l’analyse de la stratégie publicitaire de la compagnie Nike.

Les études culturelles féministes et postmodernistes

Dans les écrits sur le sport, peu de perspectives ont pris en considération la prolifération des formes marginales de subjectivité, formes qui vont de pair avec la mondialisation de la société de consommation ou qui constituent des modes de résistance à cette société. À cet égard, le cadre que nous privilégions ici a un intérêt certain puisque la subjectivité y est considérée comme culturellement construite et située à l’intersection de diverses catégories sociales (ethnicité, classe, handicap, etc.). Au sein des études culturelles féministes, la subjectivité est conçue comme toujours émergente et changeante.

Les études culturelles féministes (Cole 1993 ; Grosz 1994 et 1995) nous permettent de centrer notre attention sur de telles subjectivités ainsi que sur les relations politiques de pouvoir et de lutte, notamment lorsque ces dernières sont imbriquées dans de multiples catégories sociales. Nous suggérons donc que les études culturelles féministes sont la suite logique de cette quête gramscienne de nouvelles formes d’opposition (Gramsci 1971) puisqu’elles proposent d’étudier les groupes marginalisés, les forces et les mouvements sociaux dans le but de circonscrire la formation de nouvelles « positions » pour les sujets et d’écouter activement leurs diverses modalités d’adaptation et de résistance. De plus, cette approche constitue un effort intentionnel de brouiller les oppositions binaires épistémo-méthodologiques telles que la microanalyse versus la macroanalyse, les structures versus la subjectivité et la science versus l’art en analyse sociale.

Compte tenu de ces présuppositions, il y a lieu de faire certains parallèles entre les études culturelles féministes telles que nous les conceptualisons et certains courants postmodernistes (Butler 1992 et 1997 ; Derrida 1976 ; Foucault 1966 et 1994 ; Weedon 1992). En effet, ces courants tendent à réfuter l’existence d’une réalité faite de structures et de relations causales, c’est-à-dire une réalité qui pourrait être étudiée objectivement et représentée par des théories. Les postmodernistes laissent tomber les grands récits, puisque, à leur avis, ce sont des produits d’une époque où le monde occidental croyait à tort à sa propre invincibilité. Les grandes théories ne sont plus considérées par les postmodernistes comme des vérités mais plutôt comme des « discours » privilégiés qui ont pour effet de réduire au silence les voix dissidentes.

Michel Foucault (1966 et 1997) est un des postmodernistes qui a mis l’accent sur l’insuffisance des grandes théories. Dans ses travaux, la raison n’est qu’une fiction et la vérité est plutôt une version partielle et localisée de l’expérience humaine. Foucault voit le discours en tant que terrain sur lequel les significations sont débattues et où les relations de pouvoir sont négociées. Il lève aussi le voile sur le faux pouvoir du savoir hégémonique et suggère que ce dernier peut être remis en question par l’intermédiaire d’un savoir contre-hégémonique offrant des explications différentes de la « réalité ». Les écrits de Foucault ont aussi porté sur la force constitutive du langage et des discours ainsi que sur leur impact concernant la façon dont les individus comprennent leur situation existentielle et y donnent un sens. Cela a mené à des efforts de « déconstruction » des systèmes linguistiques et discursifs en vue de découvrir comment certaines significations sont construites et utilisées, alors que d’autres sont exclues et subjuguées. Pour sa part, Jacques Derrida (1976) a en outre porté son attention sur le rôle constitutif joué par les oppositions binaires épistémologiques et la façon dont le premier terme dépend toujours de la définition du second et lui est toujours supérieur. Derrida et d’autres postmodernistes ont noté l’importance de la déconstruction des textes écrits et oraux. Ils ont également insisté sur la compréhension des processus selon lesquels les « différences » qui émergent de la pensée binaire sont façonnées et maintenues.

Selon Foucault et Derrida, notre expérience de la réalité serait issue du langage et pourrait être conçue en tant que texte. Or, un texte serait toujours « intertextuel », c’est-à-dire qu’il serait infléchi par d’autres textes. Donc, tout texte qui représenterait quelque chose serait nécessairement incomplet, inexact, biaisé. En général, les théoriciens et les théoriciennes postmodernistes considèrent la science comme dominante et dangereuse lorsqu’elle est traitée de façon privilégiée, à cause de ses prétentions à la vérité. Plutôt que de construire de grandes théories, les postmodernistes proposent la déconstruction de textes afin de révéler leurs prémisses, leurs contradictions et leurs exclusions. De plus, ils suggèrent la construction de microrécits qui ne se posent pas en vérité mais au sein desquels la différence, l’irrationalité et le paradoxe peuvent émerger et améliorer la compréhension des phénomènes.

La rencontre du féminisme et du postmodernisme a permis plusieurs alliances, en plus de débats houleux. En Amérique du Nord, les féministes ont contribué au développement de la pensée postmoderniste et l’ont également remise en question de nombreuses façons. Certaines féministes (Butler 1992 ; Flax 1990 et 1992) croient que la théorie féministe a toujours tenu compte des questions postmodernes et se sentent à l’aise avec le qualificatif « postmoderniste ». D’autres (Hartsock 1990) reconnaissent le problème de la division entre certains postmodernistes et les autres théoriciens et théoriciennes, division continuellement renouvelée par le langage souvent obscur du monde universitaire. D’autres féministes (Finn 1993) en sont arrivées à la conclusion que la théorie féministe a plus à offrir aux femmes que la pensée « androcentrique » de tradition poststructuraliste ou postmoderniste.

Il est peu surprenant que les féministes au sein des traditions libérale ou marxiste (qui sont toutes les deux fondées sur la pensée moderniste) soient fortement opposées au postmodernisme. La conceptualisation postmoderne de la subjectivité—une subjectivité discontinue, déstabilisée et en continuelle émergence—est aussi problématique pour plusieurs féministes. Par exemple, Harding (1990) et Smith (1990) considèrent les expériences vécues par les femmes comme la base du savoir féministe. Elles rejettent donc cet « assaut » postmoderne sur le sujet puisque leur critique de l’hégémonie masculine est fondée sur l’autorité d’une subjectivité féminine ancrée dans la vie quotidienne. Les féministes de diverses écoles de pensée ont exprimé leurs doutes sur les implications politiques d’une perspective féministe postmoderniste (Hutcheon 1989). Certaines (Bordo 1992) sont également préoccupées par l’accent mis sur la différence en ce qu’il pourrait mener à encore plus de fragmentation politique au sein du mouvement féministe.

Quoiqu’elles s’entendent sur le fait qu’un certain type de postmodernisme (lorsqu’il est trop abstrait, lorsqu’il apparaît dans un style linguistique qui rend sa compréhension trop difficile ou lorsqu’il est l’apanage d’adeptes de la pensée androcentrique) ne fait rien pour faire avancer la cause féministe, un nombre croissant de féministes, dont nous sommes (Lafrance 1998 ; Burns et Lafrance 2001 ; Rail 2002), croient que plusieurs éléments de la pensée postmoderniste peuvent profiter à la théorie et à l’action féministes. En fait, nombre de féministes, avec en tête Butler (1990), Grosz (1994) et Weedon (1992), ont réalisé que les efforts contre l’hégémonie masculine ne peuvent pas porter des fruits s’ils sont faits à partir de perspectives essentialistes ou modernistes. Elles en sont venues à apprécier les solutions de rechange ontologiques, épistémologiques et méthodologiques que propose le postmodernisme, ainsi que ses composantes antidogmatiques et subversives.

Bien sûr, pour les tenants et les tenantes des études culturelles féministes, un des aspects les plus séduisants du postmodernisme est son accent sur la différence et sa légitimation des voix des personnes marginalisées, exploitées et opprimées. Un nombre important de féministes (Lorde 1984 ; hooks 1984 et 1994 ; Butler 1992 et 1997) ont également suggéré de re-conceptualiser le sujet : non plus fixe et cohérent, le sujet est plutôt envisagé comme changeant et marqué par de multiples axes de différence (la classe, la race, l’âge, etc.). Ces féministes ont fait valoir que de telles subjectivités sont incrustées dans les contextes historiques, spatiaux et institutionnels de la vie quotidienne et doivent être comprises dans ceux-ci. Leur approche a permis à la perspective postmoderniste de rejoindre la position des féministes postcolonialistes (Bhabha 1990 et 1995 ; Minh-ha 1989 et 1995 ; Spivak 1987 et 1995), celle des cyberféministes (Haraway 1985, 1991 et 1997 ; Balsamo 1996 ; Rail et Lefebvre 2003) et celle des féministes écrivant à partir du point de vue des femmes (Harding 1998) puisque l’hétérogénéité, la discontinuité et le déplacement sont des éléments réels de l’expérience contemporaine des femmes.

En fait d’implication théorique, nous suggérons que l’utilisation des études culturelles féministes et postmodernistes dans la recherche sur le sport nous permet de rejeter l’idée que la « science » du sport s’exprime dans une voix universelle. Les nouveaux écrits sur le sport constituent parfois des analyses critiques de textes culturels et parfois des récits d’expériences sociales à partir de multiples perspectives. Au risque de perdre les grandes théories, nous avançons que cette façon de réécrire le sport permet aux lecteurs et aux lectrices de démythifier le savoir scientifique dans le domaine du sport.

Les études culturelles féministes et postmodernistes proposent un regard historique sur la façon de penser le sport et le corps en remettant en question les notions modernistes de l’objectivité de l’auteur ou de l’auteure et de son détachement par rapport aux discours dominants. En même temps, cette perspective force à reconnaître que les « ismes » (racisme, sexisme, âgisme) se trouvent non seulement dans le domaine du sport mais dans les formes de son analyse. Elle nous amène à réfléchir, en tant que chercheuses, à nos propres valeurs, prémisses et choix méthodologiques. En réalité, toute déconstruction peut être déconstruite, y compris la nôtre. Dans les paragraphes qui suivent, nous n’en offrons pas moins un bref exemple de déconstruction en portant notre attention sur quelques messages publicitaires clés réalisés pour le compte de la compagnie Nike.

Nike, les femmes et l’imaginaire nord-américain

En 1987, la compagnie Nike en était à sa première tentative d’annexer le marché féminin de l’activité physique et sportive au Canada et aux États-Unis. La première campagne publicitaire nord-américaine comprenait quelques messages apparaissant dans des magazines sportifs spécialisés mais surtout un message percutant destiné aux chaînes de télévision. Ce dernier message était caractérisé par la représentation de corps féminins durs, maculés de sueur et engagés dans un entraînement apparemment spartiate. Les corps bougeaient religieusement au son du slogan de Nike intitulé « Fais-le donc » (Just do it). À la fin du message, les téléspectatrices et les téléspectateurs se devaient d’être fascinés par la puissance physique et la force intérieure de ces femmes. Nike semblait ainsi avoir découvert le Moi parfait, authentique, caché sous ce problématique corps féminin. Cependant, en dernière image, la triathlète Joanne Ernst, échevelée, en transpiration, une serviette sur l’épaule, lançait : « Ça aiderait si tu arrêtais de manger comme un cochonne » [notre traduction] (Cole et Hribar 1995 : 360).

Inutile de spécifier que partout au Canada et aux États-Unis les femmes qui l’ont vu n’ont pas trop apprécié ce message publicitaire télévisé. Les cadres de la compagnie Nike ont alors perdu une partie du marché féminin aux mains de la compagnie rivale Reebok qui en a tiré un gros profit (Goldman 1992). La compagnie Nike a été dès lors déterminée à reprendre ce nouveau marché. Après le désastre publicitaire de 1987, les cadres de Nike concluaient que pour bien « coloniser » le corps féminin, et conséquemment le marché féminin, ils devaient paraître plus sensibles aux soucis corporels des femmes.

En 1990, Nike engageait donc deux « féministes » de l’agence publicitaire Wieden et Kennedy. En se concentrant sur des thèmes qui, à leurs yeux, étaient importants pour les femmes, ces femmes d’affaires ont révolutionné la stratégie de marketing de la compagnie Nike. Ces spécialistes du marketing ont travaillé à une série de messages constitués d’éléments féministes entremêlés d’un discours sur la consommation d’un type de féminité centré sur le désir et le pouvoir. Toutefois, au lieu de vendre aux femmes l’idée d’un corps féminin ferme et performant en faisant appel à leur sentiment de culpabilité, la compagnie Nike a plutôt diffusé une série de messages publicitaires axés sur « le dialogue et l’empathie ». Cette stratégie a permis à Nike de s’emparer de la plus grosse part du marché féminin de l’activité physique et sportive au début des années 90.

Les réussites de la compagnie se sont multipliées tout au long de la décennie, bien que Nike soit devenue peu à peu la cible d’accusations variées provenant de certains courants altermondialistes et défenseurs des droits des ouvriers et des ouvrières des pays en voie de développement. La pression pour que Nike cesse la sous-traitance offerte à des compagnies asiatiques exploitant des enfants a été exacerbée au moment de l’apparition du très populaire documentaire The Big One de Michael Moore (1997). Dans ce film, la caméra suit Moore qui se promène un peu partout aux États-Unis dans le but de rencontrer les présidents des grandes entreprises ayant entamé une « restructuration », c’est-à-dire une mise à pied de milliers de travailleurs et de travailleuses. Sur un ton ironique, le documentaire montre que Moore n’arrive jamais à ses fins, sauf dans le cas de Bill Knight, cofondateur et président de Nike, à qui il arrache des données cruciales, dont le fait que certains vêtements et équipements portant sa marque sont fabriqués par des travailleurs et des travailleuses du tiers-monde ayant aussi peu que 14 ans (une pratique illégale dans tous les pays industrialisés).

À la suite de la mauvaise presse qu’on lui a faite, Nike a quelque peu révisé ses stratégies. En ce qui a trait au marché féminin, le champion du marketing a admis notamment qu’il n’était pas suffisant de démontrer de l’empathie envers les femmes, il fallait aussi transformer son image d’entreprise de « féroce compétiteur » en une image de « bon citoyen ». Bill Knight a ainsi affirmé, dans ses discours publics, qu’il voulait que la compagnie Nike soit dorénavant perçue comme une compagnie avec « une âme » qui reconnaît la valeur des êtres humains (Heywood et Dworkin 2003). Un des résultats de la réorientation générale de la compagnie Nike a été la campagne publicitaire entamée au tournant du troisième millénaire, campagne comprenant une série de messages publicitaires dont un qui s’intitulait : « Si tu me laisses jouer ». Ce message est particulièrement intéressant puisqu’il mise sur la nouvelle image de Nike en tant que compagnie « avec une âme » qui est d’accord pour « laisser jouer les enfants » tout en faisant défiler des idées qui ne prennent leur sens que dans un univers postféministe et néoconservateur qui s’accommode des enfants embauchés comme ouvriers.

Pour comprendre le succès de la compagnie Nike, nous devons de fait saisir le contexte sociopolitique duquel il émerge. Il est impératif de tracer les systèmes visibles et invisibles qui permettent de propulser la philosophie de Nike, de séduire les consommatrices et de soutenir son succès financier. En ce sens, nous avons mis en évidence deux idéologies principales, le postféminisme et le néoconservatisme, qui permettent de maintenir l’esthétique culturelle de Nike et de consolider le monopole de cette compagnie dans l’espace sémiotique et donc, par extension, dans l’espace social.

Le postféminisme et le néoconservatisme doivent être considérés comme des idéologies convergentes qui proviennent de la même tendance à vilipender l’État-providence ainsi que le féminisme des années 60 et 70. Le postféminisme peut être résumé en trois idées principales : premièrement, il est compris en tant que champ discursif caractérisé par la conviction que les femmes ont atteint la pleine égalité et, conséquemment, que le mouvement féministe n’est plus nécessaire (Humm 1995) ; deuxièmement, il est perçu en tant que contexte culturel au sein duquel il existe une présumée relation causale entre, d’une part, le militantisme féministe et, d’autre part, le déclin des valeurs morales traditionnelles, l’effondrement de la famille nucléaire et l’atténuation des frontières entre les sexes (Faludi 1992) ; troisièmement, l’expérience postféministe est conçue comme distincte de l’expérience antiféministe. En effet, le postféminisme n’est pas un simple rejet des idées féministes mais plutôt leur vulgarisation dénaturée. Ainsi, la conscientisation et le militantisme sont remplacés par des solutions et des bénéfices qui ne sont atteignables que par l’intermédiaire de la consommation. Alors que la nature même du féminisme présupposait une résistance à la consommation de masse, les impératifs postféministes représentent une reformulation du conflit social de façon qu’il puisse être négocié par l’entremise d’un tel type de consommation. Comme l’a bien dit Goldman (1992 : 13, notre traduction) : « Les messages publicitaires dirigés vers les femmes constituent une version esthétiquement dépolitisée d’un féminisme d’opposition. C’est un féminisme fait sur mesure pour répondre aux besoins des marchés. »

C’est du néoconservatisme que découle logiquement le postféminisme, quoique ce néoconservatisme soit plus hostile envers les personnes culturellement marginalisées. Par néoconservatisme, nous entendons une condamnation du féminisme, des mouvements antiracistes, du militantisme gai ou queer et des organisations politiques de gauche. Nous entendons également un « marquage » corporel de ceux et celles qui sont considérés comme déviants. Nous suggérons donc que l’imaginaire nord-américain est obsédé par les corps durs et productifs et que cette obsession se traduit, entre autres, par une construction sociale de l’anormalité et une représentation à outrance des corps malades, des corps dépendant des drogues, des corps mous ou obèses et des corps marginalisés ou criminalisés (Cole et Hribar 1995 ; Morrison 1990 ; Snead 1994). Ainsi, pour se sentir normale, une personne doit être placée devant l’anormal ; pour se sentir libre, elle doit pouvoir appréhender l’absence de liberté chez l’autre.

L’examen du message « Si tu me laisses jouer » de la compagnie Nike permet de concrétiser les propos théoriques qui précèdent et d’appliquer l’approche de déconstruction présentée à un cas précis de stratégie publicitaire.

Nike : « Si tu me laisses jouer »…

Au Canada et aux États-Unis, Nike a envahi, au début de 2000, les magazines sportifs de langue anglaise avec son message publicitaire intitulé : « Si tu me laisses jouer ». L’image apparaissant au centre du message publicitaire représente une jolie petite fille à l’allure plutôt triste, assise sur une balançoire, pensive. Ses cheveux sont châtains, et ses yeux presque noirs contrastent avec son teint pâle. Elle a des taches de rousseur sur les joues, porte une robe un peu défraîchie et un gilet blanc décoré de petites fleurs bleues et roses. Sa main, petite, tient la seule partie de la balançoire visible sur la page : une chaîne noire, large et saillante. Surimposés sur cette image, on peut voir le logo de Nike et les mots « Si tu me laisses jouer ». En bas de page, en texte plus fin, on peut lire les bénéfices escomptés de la « participation au sport » :

Je vais m’aimer plus. J’aurai plus confiance en moi. Je souffrirai moins de dépression. J’aurai 60 % moins de risques d’avoir un cancer du sein. J’aurai moins de difficulté à quitter un homme qui me bat. J’aurai moins de risques de devenir enceinte avant de le vouloir. J’apprendrai ce que c’est que d’être forte.

On pourrait suggérer des lectures multiples de ce message publicitaire. Toutefois, ceux et celles qui ont un penchant pour l’analyse critique pourraient reconnaître que ce message de Nike représente une reformulation insidieuse des politiques conservatrices. Adressée à un consommateur plutôt masculin, blanc et bourgeois (c’est-à-dire le lectorat de la majorité des magazines sportifs dans lesquels est apparu ce message publicitaire), la demande explicite d’une « permission » de la part de la petite fille est pour le moins problématique. En réalité, le fait de demander une permission semble suffisant, en soi, pour empêcher une lecture féministe du texte que constitue ce message publicitaire. Cependant, les implications discutables de cette stratégie publicitaire dépassent de beaucoup la demande suspecte d’une permission. Ci-après, nous tentons donc de repérer les mécanismes complexes et difficilement saisissables par lesquels le message publicitaire de Nike reproduit les formes dominantes du privilège masculin blanc et hétérosexuel. Pour ce faire, nous empruntons aux études culturelles féministes et postmodernistes en vue d’examiner le contenu de chaque section du texte du message publicitaire. Plus précisément, nous nous attachons à dévoiler les valeurs conservatrices et les normes dominantes qui opèrent de façon invisible au sein du texte, ainsi qu’à découvrir comment certaines significations sont construites et valorisées, alors que d’autres sont exclues et subjuguées. Notre analyse se divise ci-dessous en sections qui correspondent aux déclarations clés du message publicitaire de Nike.

« Je souffrirai moins de dépression »

Pour bien comprendre les implications de la première affirmation, nous devons d’abord examiner certaines des causes principales de la dépression féminine, c’est-à-dire la violence, la pauvreté et le type de travail fréquemment dévolu aux femmes (Walters, Lenton et McKeary 1995). Un regard sur ces phénomènes permet de se rendre compte du fait que la compagnie Nike banalise et déforme la nature sociostructurelle et sexuée de la dépression lorsqu’elle prétend que, « [si] [on] laisse [les femmes] faire du sport », « [elles] souffrir[ont] moins de dépression ».

Au Canada, des études menées au milieu des années 90 indiquent que la violence faite aux femmes a atteint des niveaux épidémiques, et cela, en dépit du fait que plus de 60 % des victimes d’agression sexuelle sont rapportées à la police (Comité canadien sur la violence faite aux femmes 1993 ; Statistique Canada 1995). Les statistiques canadiennes font état du fait que, si l’on se réfère aux trois types d’agression définis par le Code criminel, deux femmes sur trois ont fait l’expérience de ce qui est légalement reconnu comme une agression sexuelle. Le Comité canadien sur la violence faite aux femmes énonce ceci (1993 : 29, notre traduction) :

Les effets à court et à long terme de l’agression sexuelle incluent la dépression, l’anxiété, les troubles dans les relations interpersonnelles, une réduction de l’efficacité occupationnelle, une diminution de la satisfaction sexuelle, des dysfonctions sexuelles et sur le plan du sommeil, une augmentation de l’utilisation des sédatifs et des somnifères […] et ces maux sont accompagnés d’une perte de l’estime de soi.

En ce qui a trait à la pauvreté comme cause de la dépression, il est crucial de souligner que les rapports les plus récents (ministres de la Santé fédéral, provinciaux et territoriaux 1999 ; Santé Canada, Statistique Canada et Centre canadien d’information sur la santé 1999) ont confirmé que le statut socioéconomique constitue un déterminant majeur de la santé physique et mentale. Même dans un pays doté d’un système de santé presque universellement accessible, les inégalités persistent en matière de santé (McCall 2001 ; Rail et Beausoleil 2003). Le plus récent rapport sur la santé des Canadiens et des Canadiennes ne peut être plus clair : « Il existe une forte corrélation entre le revenu, d’autres déterminants de la santé et l’état de santé. Par exemple, les Canadiennes et les Canadiens les plus pauvres sont cinq fois plus susceptibles que celles et ceux qui appartiennent au groupe des riches de faire état d’une santé moyenne ou mauvaise » (Santé Canada, Statistique Canada et Centre canadien d’information sur la santé 1999 : 37). Ajoutons à cela le fait qu’au Canada et en Amérique du Nord la féminisation de la pauvreté s’intensifie (Townson 2000). Compte tenu de cette plus grande pauvreté féminine, il est compréhensible que, « en ce qui concerne les autoévaluations de la santé, du bien-être psychologique, du stress et de la dépression, les femmes n’obtiennent pas des scores aussi élevés que ceux des hommes » (Santé Canada 1996 : 27, notre traduction).

Un regard sur les statistiques professionnelles récentes permet aussi de constater que les Canadiennes se trouvent encore aujourd’hui majoritaires aux rangs les plus bas de tous les types d’emploi. Les femmes reçoivent un salaire moindre que leurs homologues masculins et les types d’emploi qu’elles occupent fréquemment sont caractérisés par un manque de réglementation (Jacobs 2003 ; McCall 2001). Que ce soit dans la sphère privée ou publique, le travail des femmes est marqué la plupart du temps par la monotonie, un bas salaire, l’insécurité d’emploi et de mauvaises conditions de travail. De plus, leur travail rémunéré est souvent une prolongation des tâches privées et est donc dévalué dans les sphères publiques et privées. Au Canada, on note des inégalités supplémentaires relativement aux salaires : les hommes blancs ont le revenu le plus élevé, suivi des hommes non blancs, les femmes blanches ont un revenu plus bas que ces deux premiers groupes ; et les femmes non blanches ont le revenu le plus bas (Statistique Canada 1995). Si l’idéologie dominante laisse croire que l’écart salarial entre les hommes et les femmes diminue continuellement et a presque disparu, les études économiques indiquent tout à fait le contraire. Il y a une décennie, Armstrong et Armstrong (1994) soutenaient qu’il n’y avait aucune raison de croire que les femmes feraient des gains significatifs en matière d’équité salariale puisque leur travail était de plus en plus dévalué, dérégulé et ségrégué. Un regard sur les statistiques les plus récentes en provenance des grands organismes tels que le Syndicat canadien de la fonction publique (2004) ou l’United Auto Workers of America (2004) confirment les prédictions de cette recherche.

L’examen de certaines des causes les plus importantes de la détérioration de la santé mentale des femmes démontre à l’évidence que la suggestion de Nike selon laquelle la pratique du sport résoudra le problème de la dépression féminine n’est pas très sérieuse. En fait, nous pourrions conclure que cette suggestion tend plutôt à banaliser et à rendre invisible l’oppression systémique des femmes et sa contribution à la dépression.

« J’aurai 60 % moins de risques d’avoir le cancer du sein »

Selon la Breast Cancer Society of Canada (2004), environ 21 100 Canadiennes auront un cancer du sein cette année et 5 300 en mourront. Le taux de cancers du sein n’a cessé d’augmenter dans les pays industrialisés depuis les années 40, mais les causes de cette maladie sont mal connues. Ainsi, 70 % des femmes chez qui on a diagnostiqué un cancer du sein n’ont aucun des facteurs de risque (Breast Cancer Society of Canada 2004). Il faut spécifier que les compagnies pharmaceutiques ont avantage à centrer leurs recherches sur des produits qui permettraient de guérir le cancer plutôt que sur les causes du cancer. Les facteurs de risque individuels (dont la génétique et les habitudes de vie) ont été bien étudiés, mais ils expliquent au plus 30 % des cas de cancer du sein. On peut donc supposer que ses causes principales se trouvent « hors de l’individu ». Cependant, les organismes qui subventionnent le plus la recherche sur le cancer du sein sont les compagnies pharmaceutiques qui n’ont pas avantage à réaliser ou à réclamer des études sur ses causes environnementales puisqu’elles comptent également parmi les compagnies les plus polluantes (Castleman 1994).

Il existe tout de même une importante littérature indépendante sur les produits toxiques dans notre environnement et leur lien avec le cancer en général. Quoique les scientifiques n’aient pas mis au point à ce jour de méthode idéale pour établir un lien entre l’exposition à ces produits et le cancer du sein en particulier, plusieurs types de recherche (expérimental, body burden, écologique) ont apporté des preuves solides sur le lien entre certains polluants et le cancer du sein (Evans 2003). Selon Evans, il reste que les études épidémiologiques démontrent que les causes les mieux établies du risque de contracter un cancer du sein sont la radiation (lors d’une mammographie), l’oestrogène naturel et l’exposition prolongée aux produits dont la structure imite l’oestrogène (les thérapies hormonales et les contraceptifs oraux).

L’affirmation de Nike selon laquelle le fait de pratiquer un sport réduit significativement les risques de contracter un cancer du sein semble donc surfaite puisque les études scientifiques indiquent à l’unisson que les dispositions individuelles (gènes, oestrogène) et le style de vie (tabagisme, mauvaise nutrition, sédentarité) n’expliquent qu’un très petit pourcentage des cancers du sein (Breast Cancer Society of Canada 2004). La position de Nike a pour conséquence de reproduire un discours dominant qui tend à individualiser le problème. Malheureusement, un des effets d’un tel discours est de minimiser l’importance des causes environnementales du cancer et ainsi de déresponsabiliser les entreprises qui mettent en marché des produits dangereux et qui polluent l’environnement (Castleman 1994 ; Worcester et Whatley 1992). En situant le problème du cancer du sein chez les femmes elles-mêmes et leur « susceptibilité » aux maladies, Nike contribue à conceptualiser le cancer comme un problème individuel dont les solutions sont individuelles. Son message tend donc à blâmer les victimes et va dans le sens des forces du marché qui menacent l’environnement et la santé.

« J’aurai plus de difficulté à quitter un homme qui me bat » ; « J’aurai moins de risques de devenir enceinte sans le vouloir »

Les deux déclarations précédentes laissent entendre que les femmes peuvent librement et sans trop de difficulté quitter les hommes qui les battent ou qui les amènent à avoir des relations sexuelles sans qu’elles le veuillent. Pour saisir le message publicitaire, il faut ainsi passer sous silence les réalités associées à la domination masculine et à la manipulation psychologique vécue par les femmes victimes d’abus. Si l’on entre dans un tel débat, il est également intéressant de considérer les significations possibles du plus large discours que Nike dirige vers les femmes. En effet, une femme doit-elle acquiescer lorsqu’elle se fait dire : « Fais-le donc », ou Just do it, pour reprendre le slogan aux connotations sexuelles de la compagnie Nike ?

Mis à part les mauvais jeux de mots, il est important de prendre conscience que, avec son message sur les probabilités de la femme de « quitter un homme qui [la] bat » ou les risques « de devenir enceinte sans le vouloir », Nike indique une fois de plus la source de problèmes sociostructurels comme étant les femmes elles-mêmes. En ce sens, le message publicitaire représente une mobilisation type du discours néoconservateur qui en vient à blâmer la victime. Un message publicitaire réellement progressiste aurait plutôt permis de remettre en question l’idée de l’acceptation de la violence masculine et de la subordination féminine. Dans un autre contexte, par exemple, ce message publicitaire aurait pu mettre en jeu un jeune homme qui fait le serment qu’il cessera ses pressions indues pour obtenir des faveurs sexuelles ou qu’il prendra ses responsabilités pour l’utilisation de préservatifs. Le texte publicitaire de Nike est tout autre. D’une part, il présente comme naturel le fait que les femmes prennent la plus grande part des responsabilités dans la conduite sexuelle des hommes. D’autre part, en ne considérant ni les valeurs dominantes ni les structures du pouvoir et du privilège masculins, Nike se trouve à blâmer les femmes pour les situations inacceptables dans lesquelles elles se retrouvent.

« Je vais m’aimer plus » « J’aurai plus confiance en moi »

Il existe une corrélation bien connue entre l’activité physique et un concept de soi positif. Toutefois, les chercheurs et les chercheuses en études du sport peuvent témoigner de la nature de plus en plus exclusive et inaccessible du sport (Donnelly et Harvey 1999 ; Gauvin 2003). Non seulement le coût de l’habillement et de l’équipement sportifs est prohibitif, mais la réduction massive des espaces verts en force plusieurs à pratiquer le sport dans des espaces privés. Nous devons souligner que cela est particulièrement vrai pour les femmes puisque les terrains de sport extérieurs sont souvent non sécuritaires ou encore occupés par les hommes et envisagés comme prioritairement à eux.

Il ne suffit donc plus de mettre une vieille paire d’espadrilles et d’aller au parc. La réalité urbaine exige un billet d’autobus ou une automobile pour se rendre au centre sportif, une somme d’argent pour accéder à ce centre, des vêtements particuliers et des frais pour participer à un programme sportif. Pour les femmes de milieux modestes, par exemple, ou pour celles qui ont des enfants et qui doivent penser aux frais de garde, le sport devient une aventure hors de prix. En fait, pour la plupart des femmes, sauf peut-être celles qui sont économiquement mieux nanties, le coût, le temps et l’énergie associés à la pratique sportive régulière rendent celle-ci difficile.

Nike suggère qu’une estime de soi plus élevée résultera de la permission accordée aux filles et aux femmes de faire du sport. Pourtant, la recherche actuelle sur les populations féminines révèle que les filles et les femmes n’ont pas besoin d’une permission. Ce dont elles ont besoin, c’est plutôt d’un accès concret aux espaces sportifs. Une recherche canadienne a démontré que les déterminants les plus importants de la participation à l’activité physique sont la classe sociale et le genre. Selon Donnelly et Harvey (1999), les filles et les femmes ont avant tout besoin de la suppression d’une série de barrières systémiques à la pratique de l’activité physique. Pour ce qui est des barrières les plus importantes, Harvey et Donnelly citent les barrières « infrastructurelles » (le coût élevé, le manque de transport, le manque de temps, le manque d’installations sportives, le manque de sécurité), les barrières « superstructurelles » (les politiques sexistes, les activités traditionnellement masculines, le manque de modèles, le manque d’exposition culturelle aux activités, le manque d’information sur les activités, le langage et les interventions sexistes) et les barrières « de procédure » (le manque de soutien social, le manque d’accès aux services ou aux programmes, le manque de pouvoir de décision en matière d’organisation des activités, le manque de femmes dans la structure organisationnelle, le style de gestion hiérarchique au sein des organisations sportives).

Si l’on prend en considération de telles barrières systémiques et le fait qu’elles sont radicalement liées aux déterminants comme la classe et le genre, on comprendra que les femmes qui participent aux activités physiques et sportives forment un groupe à part. Au Canada, ces femmes sont surtout blanches, éduquées, non handicapées, jeunes, de la classe moyenne ou supérieure et vivant en milieu urbain. Des études canadiennes récentes (Craig, Beauman et Pratt 2002 ; Gauvin 2003) confirment l’existence d’une disparité sociale dans la distribution de l’inactivité physique dans la population : les femmes, les personnes âgées, certains groupes ethniques, les autochtones et les personnes des milieux défavorisés ont des styles de vie plus sédentaires. En outre, il appert que ces disparités se sont maintenues au cours des 25 dernières années (Craig, Beauman et Pratt 2002). Enfin, quelques chercheurs et chercheuses (Duncan, Jones et Moon 1999 ; Duncan et autres 2002) ont remarqué que les comportements à risque pour la santé (tabagisme, délinquance, inactivité physique) étaient plus présents dans les milieux où il y a une plus faible concentration de personnes titulaires d’un diplôme universitaire et où il y a un plus faible revenu familial moyen, même après avoir tenu compte des variables portant sur les différences individuelles.

En résumé, les femmes qui pratiquent régulièrement le sport ont plus de chances d’être celles qui sont financièrement à l’aise, qui ont des conditions décentes de travail, qui habitent dans des milieux plus verts, moins pollués, et qui ont un temps de loisir non négligeable. Nous devons donc insister sur le fait que, si les affirmations de Nike ne sont pas nécessairement fausses (si je joue plus, je vais m’aimer plus, j’aurai plus confiance en moi), il reste que les conditions socioéconomiques privilégiées de la majorité des filles et des femmes sportives ne doivent pas être évacuées de l’équation puisqu’elles constituent le premier déterminant de leur niveau plus élevé d’estime d’elles-mêmes, de confiance en elles-mêmes et de santé physique et mentale (Evans, Barer et Marmor 1995 ; Robert et House 2000).

Conclusion

Dans notre article, nous avons suggéré que le succès de la compagnie Nike est fondé sur un certain nombre de logiques hégémoniques. L’adoption d’une approche déconstructive nous a permis de mettre au jour les forces invisibles qui soutiennent les stratégies publicitaires hautement séduisantes de Nike. À cette fin, nous avons démontré que l’efficacité sémiotique du message publicitaire « Si tu me laisses jouer » dépend du brouillage qu’il introduit en ce qui a trait aux questions d’inégalités économiques, sociales et culturelles. De plus, nous avons illustré comment le discours d’émancipation de cette compagnie est imbriqué fondamentalement dans une série de discours réactionnaires, discours qui sont clairement alignés sur les impulsions du néoconservatisme et du postféminisme. En conséquence, nous pourrions avancer que l’économie discursive dont dépend la rhétorique de l’ « émancipation des femmes » à la Nike est constituée précisément des positions idéologiques qu’elle dit vouloir contrer. Un certain nombre de conclusions se dégagent de cette rhétorique et des stratégies publicitaires de Nike.

Premièrement, nous devons nous interroger sur la récupération et la déformation des questions de classe sociale opérées par la compagnie Nike. Ceux et celles dont l’investissement émotif est le plus ciblé dans les messages publicitaires de la compagnie viennent des groupes marginalisés au sein de la société nord-américaine. Pourtant, Nike propose une solution, la consommation d’objets de luxe, qui est surtout accessible à ceux et celles qui font partie des classes dominantes économiquement. Un tel état de fait témoigne du caractère paradoxal des « soucis » de la compagnie.

Deuxièmement, le message publicitaire de Nike représente une reconfiguration des « problèmes » des femmes ainsi que de leurs causes et de leurs solutions. Dans chaque section du texte, le « problème féminin » est individualisé, dépolitisé et naturalisé. Là où le mouvement féministe avait vu les grossesses non voulues, la violence faite aux femmes et la faible estime de soi comme des phénomènes historiques et systémiques, la compagnie Nike voit ces phénomènes comme des problèmes personnels à résoudre individuellement. Là où le mouvement féministe avait vu une remise en question par les femmes de leur corps, de leur sexualité et de leurs croyances, le postféminisme de Nike propose une solution beaucoup plus facile. Nike offre une émancipation féminine et exige très peu en retour : pas de protestation publique, pas de boycottage de vêtements, pas de pensée critique. En fait, tout ce que Nike demande, c’est la carte de crédit. La rhétorique postféministe est telle que l’intérêt de la compagnie pour les femmes est au moins équivoque.

Troisièmement, de multiples lectures pourront être faites des messages publicitaires de Nike. Certaines personnes feront valoir que, à un niveau superficiel, l’encouragement à la participation sportive peut être bien reçu par certaines femmes. Plusieurs femmes bourgeoises blanches nord-américaines retireront effectivement des bénéfices des messages et des produits de la compagnie. Bon nombre vivront l’augmentation de leur confiance personnelle après leur effort sportif. D’autres verront l’accroissement de leur estime d’elles-mêmes parce qu’on leur aura donné la permission de faire du sport. Cela étant dit, il semble important de mentionner que la santé et la liberté d’une femme sont peut-être aussi la camisole de force d’une autre. Ainsi, nous sommes en droit de rappeler que les bénéfices des Blanches nord-américaines sont inévitablement acquis aux dépens des ouvrières du tiers-monde engagées dans les ateliers auxquels Nike offre de la sous-traitance. Même si l’on concède certains effets d’habilitation ou d’autonomisation (empowerment) qui pourraient résulter des messages publicitaires de la compagnie Nike en Amérique du Nord, il reste que le succès de cette multinationale est en partie fondé sur l’exploitation des filles et des femmes du tiers-monde (Andrews 1998). Lorsqu’on considère ces dernières questions, l’image « pro-femme » véhiculée par Nike semble plutôt frauduleuse.

Enfin, l’exploitation économique et sociale qui sous-tend les succès de Nike est maintenant bien documentée. Des critiques nord-américains tels que Michael Moore (1997) et Naomi Klein (1999) —pour n’en nommer que deux — ont informé les consommateurs et les consommatrices des violations des droits de la personne associées à la production des vêtements et des équipements sportifs sous la griffe Nike. Malgré le désir de changer son image et de se présenter en bon citoyen, malgré le lancement de messages publicitaires comme celui qui est intitulé « Si tu me laisses jouer », la compagnie aux allures invincibles continuait d’être attaquée de toutes parts par les altermondialistes au début du troisième millénaire. La compagnie en est venue à être perçue comme la quintessence de la duplicité d’entreprise et de l’insouciance dangereuse. Quoique Nike ait souffert quelque peu de cette mobilisation politique de grande envergure, son statut de leader du marché des vêtements et des équipements sportifs est demeuré constant. Nike a certes aidé sa cause par une campagne de relations publiques ayant pour objet de rassurer les personnes qui consomment et celles qui investissent : des mots comme « diversité », « communauté », « environnement » et « responsabilité sociale » ont été juxtaposés à son célèbre logo ; un don a été fait pour mettre sur pied un « partenariat » appelé Global Alliance for Workers and Communities et un autre pour implanter un programme de microcrédits (en moyenne, 100 dollars américains par personne) afin que des femmes du tiers-monde puissent lancer leur propre microentreprise (ces dons totalisent un peu moins de 1,5 $ million de dollars américains par année) ; des programmes de soutien au sport communautaire ont aussi été établis dans de nombreux pays à l’aide de ce que Nike appelle ses « investissements philanthropiques », soit l’équivalent de 3 % de ses profits avant impôt (Nike 2004). Cette campagne de relations publiques a obtenu de grands succès. Si bien qu’en 2002 Nike attribuait l’amélioration de ses profits à des ventes accrues du côté féminin, augmentation qui est liée à sa campagne de relations publiques en général et à l’approche dynamique de la compagnie en ce qui a trait aux commandites d’équipes et d’événements sportifs féminins, en particulier. Enfin, Nike a publié récemment son rapport annuel de l’année financière 2003 confirmant des revenus records (10,7 milliards de dollars américains, soit une augmentation de 8 % sur l’année précédente) et une première : en 31 ans d’histoire, la compagnie faisait, pour la première fois, plus d’affaires à l’extérieur des États-Unis qu’à l’intérieur. Malgré ses élans colonisateurs, la compagnie Nike est maintenant considérée comme le promoteur par excellence du sport féminin. Et elle continuera certainement à « profiter » de son image autofabriquée de défenderesse de l’émancipation des femmes.