À l’heure où le concept de parentalité est en voie de devenir le principal référent pour traiter de la famille ou des conditions dans lesquelles est partagé le soin des enfants, il apparaît urgent de jeter un regard plus attentif sur la spécificité de l’expérience des femmes. Au cours des dernières décennies, le féminisme a attaqué avec véhémence l’institution de la maternité, mettant en avant les aspects sociopolitiques de l’enfermement des femmes dans la domesticité, le joug de la conjugalité et la dépendance économique. Sur le plan phénoménologique, la critique a été tout aussi implacable ; on reprochait à la maternité de reposer sur une « philosophie de l’évacuation », une impossibilité pour les femmes de se construire comme sujet (Allen 1984 : 315). Or, voilà qu’il faut se rendre à l’évidence : le désir de maternité, l’enfantement et la relation à l’enfant continuent aujourd’hui de bouleverser profondément d’innombrables femmes. La distinction d’Adrienne Rich (1976 : 13) entre l’institution de la maternité, pur construit patriarcal, et l’expérience que les femmes font de la maternité permet de concilier le radicalisme de l’analyse critique et le respect que commande la démarche empirique. L’expérience est un champ d’actions, de cognitions et de significations qui, une fois reconnu et légitimé, peut transformer les institutions. Il en va de même pour la maternité, à condition bien entendu que les femmes se donnent les modalités réflexives leur permettant de se réapproprier les aspects « subjectivants » du vécu maternel. Un travail approfondi de théorisation féministe autour de l’expérience maternelle — telle qu’elle est vécue par les femmes et non imaginée par les hommes — permettrait aux premières de mieux comprendre et contrôler le sens que prend leur existence de mère (Nnaemeka 1997 : 5). On a beaucoup reproché à l’entreprise philosophique occidentale d’avoir gardé sous silence l’univers du maternel, l’imaginaire masculin s’étant construit en excluant le féminin (Le Doeuff 1989 ; Walker 1998). Le féminisme culturel a élaboré une analyse complexe de la maternité comme matrice fondatrice du discours (Irigaray 1974), expression du langage et de l’écriture (Cixous 1975), enceinte présymbolique de la poésie (Kristeva 1974). Qualifiées de « fémelléistes », ces auteures ont été sévèrement critiquées pour n’avoir pas formulé de projet permettant aux femmes de s’engager concrètement sur le terrain du politique, en vue d’améliorer leurs conditions de vie (Descarries et Corbeil 2002). Il n’en reste pas moins essentiel d’approfondir la valeur symbolique que l’engendrement prend pour les femmes, afin de mieux comprendre le désir de transformation qui les anime, tout en tenant compte du caractère structurant des rapports sociaux environnants. Ce premier numéro de Recherches féministes sur la maternité est justement centré sur la façon dont les représentations de la maternité et les pratiques maternelles des femmes sont marquées par leurs conditions de vie. Inversement, il s’interroge aussi sur les moyens à prendre pour que l’expérience de la maternité — conformément aux désirs exprimés par les mères — devienne un levier leur permettant d’actualiser les transformations auxquelles elles aspirent, au-delà de l’« obligation de compétence » qui leur est imposée. Le titre principal du numéro, « Également mère », fait évidemment référence à l’idéal d’un partage équitable des responsabilités familiales entre les hommes et les femmes, mais il évoque aussi les rapports de métissage caractéristiques des sociétés contemporaines. La catégorie de « mère », pas plus que celles de « femmes » ou d’« hommes », n’a pu résister à l’effondrement des frontières identitaires modernes. Les mères se sont ainsi fondues à plusieurs autres catégories du social, laissant place à des combinaisons longtemps jugées incompatibles. Les mères travailleuses ont vu poindre les mères …
Parties annexes
Références
- ALLEN, J., 1984 « Motherhood : The Annihilition of Women », dans J. Trebilcot (dir.), Mothering : Essays in Feminist Theory. Totowa, New Jersey, Rowman & Allanhead : 315- 330.
- CIXOUS, H., 1975 « Le rire de la Méduse », L’Arc, 61 : 39-54.
- DARRIEUSSEQ, M., 2002 Le bébé. Paris, P.O.L. Éditeur.
- DE KONINCK, M., 2002 « La reproduction et les inégalités sociales de la santé », dans F. Descarries et C. Corbeil (dir.), Espaces et temps de la maternité. Montréal, Les éditions du remue-ménage : 381-401.
- DESCARRIES, F., et C. CORBEIL, 2002 « La maternité au coeur des débats féministes », dans F. Descarries et C. Corbeil (dir.), Espaces et temps de la maternité. Montréal, Les éditions du remue-ménage : 23-50.
- IRIGARAY, L., 1974 Spéculum de l’autre femme. Paris, Éditions de Minuit.
- KAPLAN, E.A., 1992 Motherhood and Representation : The Mother in Popular Culture and Melodrama. Londres et New York, Routledge.
- KRISTEVA, J., 1974 La révolution du langage poétique. Paris, Éditions du Seuil.
- LE DOEUFF, M., 1989 L’étude et le rouet. Paris, Éditions du Seuil.
- MAUSHART, S., 1999 The Mask of Motherhood : How Becoming a Mother Changes Everything and Why We Pretend It Doesn’t ? New York, The New Press.
- NNAEMEKA, O., 1997 « Introduction : Imag(in)ing Knowledge, Power, and Subversion in the Margins », dans O. Nnaemeka (dir.), The Politics of (M)Othering : Womanhood, Identity, and Resistance in African Literature. New York et Londres, Routledge : 1-25.
- RICH, A., 1976 Of Woman Born. Motherhood as Experience and as Institution. Londres, Penguin.
- SÉGUIN, L., L. GOULET et M.J. SAUREL-CUBIZOLLES, 1995 Santé des femmes dans l’année après une naissance et emploi. Protocole de recherche. Non publié.
- WALKER, M.B., 1998 Philosophy and the Maternal Body : Reading Silence. New York et Londres, Routledge.
- WALTERS, S.D., 1992 Lives Together/Worlds Apart : Mothers and Daughters in Popular Culture. Berkeley, Californie, University of California Press.