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Pour une langue française non sexiste est la dernière parution de Céline Labrosse, linguiste bien connue pour ses écrits sur la représentation du sexisme dans la langue. Divisé en 9 sections et 37 sous-sections non numérotées, l’ouvrage englobe un vaste ensemble de faits linguistiques qui illustrent le sexisme. Chaque section peut être lue de façon autonome, certaines d’entre elles ayant d’ailleurs fait l’objet d’une publication antérieure. Cela signifie qu’il n’y a pas de progression dans la démonstration, hormis l’introduction et la conclusion qui jouent bien leur rôle, et les deux premières sections qui ont un caractère plus théorique. Une bibliographie imposante complète l’ouvrage.
La première question soulevée par la lecture de l’ouvrage est celle du public cible : qui l’auteure veut-elle atteindre, qui veut-elle convaincre ? D’un côté, les fondements théoriques et les principes analytiques exprimés sont trop succincts, voire trop simplistes, pour s’adresser à des spécialistes du langage. D’un autre côté, l’auteure fait référence à des faits linguistiques complexes qui risquent d’être acceptés sans condition, alors qu’ils mériteraient d’être nuancés ou remis en perspective. Cependant, dès les premières lignes de l’introduction, on trouve une réponse (partielle) à cette question : les préoccupations de l’auteure ne se situent pas sur le plan de la description scientifique puisqu’elle présente la question du sexisme dans la langue comme « une cause ». L’ouvrage de Céline Labrosse doit donc être pris pour ce qu’il est : un écrit polémique qui, à partir de nombreux exemples, veut montrer que la langue véhicule (accentue, perpétue, etc.) les divisions sociales fondées sur le sexe des individus.
Comme c’est le cas pour toute démonstration, la thèse peut être généralement admise sans pour autant que les exemples qui l’appuient soient pertinents ou convaincants. Ainsi, personne parmi les linguistes ou sociolinguistes ne saurait nier que la langue maintient en même temps qu’elle reflète les divisions sociales, y compris celles qui sont fondées sur le sexe des individus. La thèse générale de l’auteure est donc admise par les spécialistes et la plupart des faits présentés sont des classiques du genre. Cependant, la manière de concevoir le rapport entre la langue et les usages sexistes peut donner lieu à des discussions. Pour ma part, j’aimerais soulever certains aspects de la démonstration de Céline Labrosse qui me semblent discutables et qui pourraient donner aux non-spécialistes une image fausse et surtout simpliste de la réalité linguistique.
Sur le plan théorique, l’auteure présente l’hypothèse Whorf-Sapir dans sa version originale (les découpages linguistiques imposent un découpage de la réalité) pour appuyer son propos. Or, cette thèse a été vivement critiquée par la suite, et les linguistes en limitent aujourd’hui la validité à des champs sémantiques restreints, ce qui exclut les phénomènes morphologiques et syntaxiques (je reviendrai sur ce point). Par ailleurs, il est faux de prétendre que les langues tendent systématiquement vers la simplification : on observe simultanément des mouvements vers la simplification et d’autres vers la complexification.
Le titre de l’ouvrage est aussi trompeur sur plusieurs plans. D’abord, une langue n’est pas sexiste, pas plus qu’elle n’est raciste, syndicaliste ou opportuniste. Ce sont là des propriétés qui qualifient des individus ou des groupes humains, mais non des objets symboliques comme la langue. En outre, exprimé comme tel, Pour une langue française non sexiste laisse croire en une formule magique : « il suffit de changer la langue pour que les divisions sociales changent » et son corollaire « si la langue ne change pas, les mentalités ne changent pas ». Dans les deux cas, l’induction est trop facile, le rapport entre langue et société ne peut pas se résumer à une équation aussi simple. Finalement, la formulation en Pour annonce la prédominance d’un plan d’action ; or, les mesures mises en avant par l’auteure pour « désexiser » la langue sont moins nombreuses que les faits qui illustrent les inégalités fondées sur le genre et l’auteure ne se prononce pas sur l’efficacité de telles interventions.
De façon plus précise, l’ensemble de l’ouvrage présente une suite de faits qui illustrent la thèse de l’auteure. Ces faits se situent sur deux plans distincts, que l’auteure ne décrit pas comme tels, mais qui ont des incidences différentes sur un éventuel plan d’action : les marques linguistiques de la représentation des inégalités entre les hommes et les femmes (surtout les marques morphologiques et lexicales) et les discours sexistes. Dans les deux cas, je déplore le caractère superficiel et stéréotypé de la démonstration.
En ce qui concerne les marques linguistiques du type morphologique, on touche un système extrêmement complexe, mais cohérent sur le plan sociohistorique. Le français est une langue qui offre deux genres grammaticaux, le masculin et le féminin, et l’auteure aurait pu montrer plus efficacement que l’introduction d’un genre « neutre » est une invention récente, un tour de passe-passe pour camoufler la distorsion créée au fil du temps par les grammairiens pour justifier le statu quo — le masculin qui l’emporte sur le féminin, par exemple. En revanche, l’auteure illustre bien l’ambiguïté du genre sur le plan linguistique. En effet, dans certains cas, les marques morphologiques de masculin et de féminin caractérisent le sexe des individus (et des animaux), alors que, dans d’autre cas, ces marques ne sont pas porteuses d’une représentation sexuée des choses de l’univers. Cependant, l’auteure laisse croire que le genre grammatical des choses pourrait influer sur leur perception, ce qui n’a jamais été démontré (UNE chaise est perçue différemment d’UN banc à cause de leurs caractéristiques respectives et non à cause de leur genre ; dans ce contexte, l’hypothèse Whorf-Sapir est caduque). En revanche, la représentation des personnes à partir des marques morphologiques est plus éloquente — la valeur différenciée des formes masculine et féminine de certains noms (maître/maîtresse, chef/cheftaine, etc.) en témoigne. L’auteure aurait eu avantage à bien faire la part des choses.
Pour ce qui est des marques linguistiques du type lexical, on admet aisément que la perception des individus varie en fonction des mots employés pour les qualifier. Dans ce sens, la féminisation des titres qui a suivi l’arrivée des femmes sur le marché du travail rend compte d’une réalité fonctionnelle. On sait aussi que des disparités sexistes persistent dans la langue : une « hôtesse de l’air » n’impose pas la même image que l’« agent de bord ». Cependant, l’auteure banalise ces disparités quand elle met sur le même pied ces formes asymétriques et d’autres usages des formes masculines présentes dans des expressions figées qui, elles, reflètent peu ces inégalités. Il faudrait nous convaincre avec des tests sérieux que l’expression petit bonhomme de chemin accentue la représentation du sexisme ; de plus, pour certaines personnes, l’équivalent féminin faire sa petite affaire est aussi discriminante, le féminin étant ici associé à ce qui est petit.
En ce qui a trait aux discours sexistes, notamment ceux que reproduisent les dictionnaires, on touche l’inconscient des auteurs et des auteures qui agissent en fonction de leur époque et de leur insertion dans le monde. C’est par des études rigoureuses que l’on peut dénoncer toutes les formes de discrimination, qu’il s’agisse de sexisme, de racisme, d’âgisme d’ailleurs. Les quelques exemples présentés en vrac par l’auteure apportent peu de faits nouveaux sur le sujet.
Bien que ce ne soit pas une préoccupation majeure de l’auteure, je déplore le manque de rigueur sur le plan scientifique : elle fait référence à des travaux sérieux sur la division générique reposant sur des comportements langagiers. Or, elle résume souvent les résultats de travaux complexes en les empruntant non pas aux chercheurs et aux chercheuses d’origine, mais à d’autres qui les ont résumés, vulgarisés, simplifiés. Cela donne de l’information de deuxième, voire de troisième main en somme. Concernant les allusions aux études sociolinguistiques sur les usages différenciés des formes linguistiques selon le genre des locuteurs et locutrices, je déplore que les résultats aient été à ce point déformés et banalisés.
Finalement, j’aimerais souligner un élément irritant majeur sur le plan rédactionnel : Céline Labrosse dépersonnalise souvent les ouvrages auxquels elle fait référence en ne nommant les auteurs ou les auteures que dans les notes situées à la fin de l’ouvrage. Pourquoi ces formes impersonnelles (« un auteur », « une chercheure ») dans le texte alors que des individus sont nommés à la fin de l’ouvrage ? Il serait d’ailleurs intéressant de voir qui, pour l’auteure, « mérite » d’être nommé dans le texte et qui ne voit son nom que dans les notes.
En somme, l’ouvrage de Céline Labrosse peut fournir un bon nombre d’exemples de l’expression du sexisme véhiculé par la langue, et ce, sur différents plans. Ces données peuvent être précieuses pour plusieurs. Cependant, le problème majeur réside dans le manque de hiérarchisation des phénomènes présentés ; tous n’ont pas le même impact sur les perceptions de ceux et celles qui reçoivent ces usages et, conséquemment, tous n’appellent pas le même type d’intervention, si intervention il doit y avoir. Les lectrices et les lecteurs avertis feront la part des choses entre les différents types d’exemples et leur influence sur les usages, voire les mentalités. Un risque subsiste toutefois, que ce soit plutôt la vision stéréotypée, mécanique du rapport entre langue, culture et sexisme qui persiste.