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Lorsqu’il est question de participation politique des femmes, la France est un cas d’espèce tout à la fois déroutant et fascinant. Déroutant, car le terrain où s’est déployée l’une des grandes révolutions fondatrices de la modernité démocratique a été, et reste, la lanterne rouge de l’Europe en matière de présence féminine en son parlement national : en novembre 2001, la France compte 10,9 % de femmes à l’Assemblée nationale, juste un peu plus qu’à la Chambre des députés de l’Italie (9,8 %) et de la Grèce (8,7 %). Fascinant, car elle sait être le théâtre d’acrobaties philosophiques et théoriques : dans le débat sur la parité, la France est passée d’une compréhension restrictive de l’universalisme républicain, où le citoyen n’avait pas de sexe, pas d’âge, pas de couleur de peau, etc., à une compréhension inclusive, où l’universalisme s’accommode maintenant de la reconnaissance du caractère dual, bisexué ou, en d’autres mots, universellement sexué de l’humanité.
Politologue et directrice de recherche au Centre national de la recherche scientifique, Mariette Sineau est spécialiste de la participation des femmes à la vie politique française. Elle a publié de nombreux articles et ouvrages, dont Des femmes en politique (Economica, 1988) et Mitterrand et les Françaises. Un rendez-vous manqué (Presses de sciences po, 1995, en collaboration avec Jane Jenson). Elle s’est aussi intéressée au cas du Québec dans Droits des femmes en France et au Québec (Les éditions du remue-ménage, 1993, en collaboration avec Évelyne Tardy).
L’objectif premier de Profession : femme politique est « d’analyser le lent processus d’inclusion des femmes dans la République, cinquième du nom » (p. 20). Pour cela, Mariette Sineau privilégie l’étude des caractéristiques sociologiques des élites féminines ainsi que les filières qu’elles ont empruntées pour accéder à ce qu’elle qualifie de « République unisexe » (p. 19). L’ouvrage comporte deux parties : la première traite de la période 1958-1995, c’est-à-dire jusqu’à l’arrivée de Jacques Chirac au palais de l’Élysée, alors que la seconde englobe le septennat de ce dernier – donc les gouvernements Juppé et Jospin. Notons que la seconde partie est fortement marquée par le débat et les activités en faveur de la parité – concept auquel, au demeurant, le Canada devrait prêter attention, lui qui est 26e au palmarès de l’Union interparlementaire quant à la proportion de femmes au Parlement.
La période qui s’étend de 1958 à 1995 se caractérise par une exclusion quasi complète des femmes de l’Assemblée nationale française : les partis constituent des oligarchies entre hommes, voire des temples de l’antiféminisme, où les femmes ne sont tolérées qu’en tant qu’elles sont invisibles, qu’elles se fondent au décor tout masculin. Jusqu’en 1978, la représentation féminine au palais Bourbon sera le plus souvent inférieure à 2 %, ce qui n’empêchera pas le Conseil constitutionnel, en 1982, d’annuler une mesure de quotas qui avait été adoptée pour limiter l’exclusion des femmes au moins des instances municipales. Cette absence des femmes de l’hémicycle s’explique par deux éléments. Primo, le mouvement féministe français de la deuxième vague a carrément boudé le pouvoir politique, préférant se déployer et intervenir dans la société civile. C’est aussi l’orientation qu’a adoptée le mouvement féministe au Canada, au contraire des pays nordiques où tôt, dès le début des années 70, les féministes ont transigé avec le pouvoir. En fait, la forte présence des femmes dans les institutions politiques des pays nordiques ne tient pas qu’à la représentation proportionnelle, mais aussi à l’investissement du pouvoir par les féministes. Secundo, l’exclusion des femmes de l’hémicycle relève aussi de l’architecture même de la Cinquième République, dont les institutions n’ont pas été dessinées pour favoriser l’entrée des femmes en politique : « Élection du chef de l’État au suffrage universel nourrissant une symbolique de l’homme fort, mise en place pour l’élection des députés d’un mode de scrutin favorisant les notables en place, cumul des mandats accentuant la clôture du microcosme sur lui-même, prime politique donnée aux hauts fonctionnaires sortis de l’ENA » (p. 148), autant de traits qui épousent le parcours masculin plutôt que féminin.
Mariette Sineau découvre ainsi que l’accès de quelques femmes au palais Bourbon est étroitement associé aux présidents de la République – l’effet du Prince – dont les personnalités, les convictions en matière de rôles sociaux selon les sexes et… l’opportunisme électoral ont contribué à ouvrir ou à fermer les portes de la Cité au deuxième sexe. Sur le chapitre des caractéristiques sociodémographiques, ces quelques élues sont surdéterminées par rapport à leurs collègues masculins et à la population des femmes. C’est là une donnée intéressante qui devrait répondre aux sempiternels questionnements quant aux compétences des femmes élues en politique… Par ailleurs, cette donnée est aussi troublante, car elle pose la question de la représentation descriptive et, peut-être aussi substantive, des femmes : la représentation descriptive peut-elle se limiter au seul critère du sexe, c’est-à-dire se satisfaire d’avoir des femmes en politique, alors même que ces représentantes, en vertu de leurs traits sociodémographiques, sont probablement peu à même de parler et d’agir en faveur des femmes ?
Cet aspect – celui de la représentation – est d’ailleurs abordé dans la seconde partie de l’ouvrage. Y est analysée la rupture introduite par le retour de la gauche au pouvoir en juin 1997. C’est là un moment significatif au regard de la représentation politique des femmes. D’abord, la présence féminine à l’Assemblée nationale franchit — enfin ! — le cap symbolique des 10 %. Ensuite, non seulement plusieurs femmes font leur entrée au gouvernement, mais Lionel Jospin leur confie des responsabilités qui, par tradition, revenaient plutôt aux hommes. Qui plus est, la gauche va enclencher des réformes constitutionnelles et institutionnelles à même de modifier en profondeur la donne politique. Ainsi en est-il du débat sur la parité femmes/hommes en politique. Certes, la gauche n’a pas lancé cette idée, qui avait une certaine résonance dans la société française depuis le début des années 80. Par contre, la gauche — avec l’appui du président de droite Jacques Chirac, il est vrai — a procédé à une réforme constitutionnelle puis institutionnelle permettant la réalisation de la parité. La première élection sous le régime paritaire s’est tenue aux municipales de mars 2001, que Mariette Sineau analyse en épilogue. La seconde partie de l’ouvrage comporte aussi une enquête originale menée auprès des députées et des députés de la 11e législature (depuis 1997) quant à leur identité sociale et, surtout, leurs idées féministes.
Ce dernier aspect est clairement original dans le contexte français. L’enquête révèle ainsi des données fascinantes qui, au demeurant, permettent quelques comparaisons avec le Canada, et ce, en dépit de régimes politiques différents. Une observation d’importance concerne les interrelations étroites entre le genre, le parti politique et le féminisme pour tout ce qui concerne les opinions quant aux rôles sociaux selon les sexes. Cette donnée ressort aussi des études canadiennes. Ainsi, il appert que si la gauche est plus sensible que la droite au féminisme, cela est d’autant plus vrai des femmes que des hommes et, qui plus est, des femmes féministes que des hommes qui peuvent prétendre à une certaine proximité par rapport à ce marqueur identitaire. Pourtant, à droite l’effet du genre est moindre, alors que les femmes et les hommes se confondent dans leurs certitudes, au contraire de la gauche où leurs idées les font se distinguer. Cette uniformité de pensée des femmes et des hommes politiques de droite ressort également dans le contexte canadien. Ce chapitre nous apprend aussi qu’est perçue une certaine solidarité entre les femmes d’étiquette politique différente, d’autant plus par les hommes que par les femmes, moins convaincues de cette « sororité », elles qui sont aux prises avec les difficultés pratiques de sa mise en oeuvre au quotidien. Cette donnée n’est probablement pas étrangère au fait qu’est largement soutenue l’idée selon laquelle les femmes politiques auraient une responsabilité particulière de représenter la population des femmes : plus de trois femmes politiques sur quatre se disent en accord avec une telle proposition, ce qui rejoint pleinement les résultats d’études canadiennes. Finalement, au palais Bourbon circule aussi l’idée selon laquelle les femmes apporteraient des changements en politique. Leur accès au pouvoir influerait sur le programme politique, les politiques publiques ainsi que le style politique et parlementaire.
Il est un élément de l’étude de Mariette Sineau qui a provoqué chez moi une certaine insatisfaction, soit la façon qu’elle a de définir le fait d’être féministe par le seul militantisme passé dans une association de femmes. D’abord, les données méthodologiques manquent sur ce qu’est une « association de femmes » (p. 233) – quoique cela puisse s’expliquer par des contraintes éditoriales. Tous les groupes de femmes ne sont pas féministes ; plusieurs sont même antiféministes. Au Canada, par exemple, REAL Women est un groupe d’abord composé de femmes, mais dont les orientations sont clairement antiféministes. Ensuite, ce que Mariette Sineau a voulu circonscrire par la notion de « féministe » n’est pas clair : est-ce l’identité féministe, la conscience féministe, la conscience de genre, voire simplement les opinions féministes ? Plusieurs travaux américains ont développé et approfondi, d’un point de vue empirique, cet univers conceptuel. Il n’en reste pas moins que cette problématique des rapports entre les femmes politiques, la représentation et le féminisme est extrêmement importante, car elle est au coeur de tout projet féministe de représentation politique des femmes. Que Mariette Sineau l’ait abordée dans un pays et une culture politique marqués au sceau de la « fraternité » témoigne qu’elle n’a pas froid aux yeux !
En somme, je recommande chaudement la lecture de Profession : femme politique. Il s’agit d’un ouvrage incontournable qui met au jour l’exclusion des femmes de la citoyenneté politique au pays des « Droits de l’homme » [sic].