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Quand, dans The Future, l’on entend Leonard Cohen chanter « Give me Stalin and St. Paul », on ne se doute aucunement d’une possible analogie entre ce dernier et le poète-compositeur montréalais. Et pourtant, Matthew R. Anderson, qui enseigne les études bibliques à l’Université Concordia et St. Francis Xavier University, spécialiste en études pèlerines et paulines, relève dans l’ouvrage Prophets of Love le défi de rapprocher ces deux figures et les religions qu’ils partageaient. Comme il le fait remarquer, Leonard est, paradoxalement et en dépit de son profond attachement au judaïsme, plus chrétien que Paul – du simple fait qu’il a vécu deux mille ans plus tard, ce qui lui permet d’avoir recours à l’imagerie façonnée par les siècles du christianisme –, alors que l’apôtre-missionnaire, a quant à lui vécu, et est mort, en tant que juif. Au coeur de la relation entre ces deux « prophètes de l’amour », l’on trouve donc le judaïsme et Jésus. Anderson rend Paul et Leonard plus proches, déjà, en employant leurs prénoms, et s’attarde à briser les stéréotypes qui les entourent. Il démontre ainsi combien Paul n’était pas misogyne, malgré certains passages de ses Épitres (1 Cor, 13-34) qui ont contribué à l’établissement d’un tel portrait[1]. Il prend en même temps en compte les arguments, qui ont explosé au cours du mouvement MeToo, dénonçant Cohen comme « ladies man »[2], et analyse de près la relation que le chanteur canadien établissait entre la femme, le sexe et Dieu.

Sa recherche est menée dans une approche théologique et socio-historique, avec quelques touches d’analyses stylistique et rhétorique, et parsemée d’humour et d’anecdotes personnelles. Dans chacun des onze chapitres, sa propre analyse comparative est suivie d’une « méditation » sur les textes choisis, à laquelle invite l’auteur, ainsi que de lectures complémentaires proposées afin d’approfondir la réflexion. Cet ouvrage, loin de figer le sens par des analyses exhaustives, se propose comme un manuel de lecture permettant d’ouvrir de nouvelles voies d’interprétation.

Si Paul est étudié par le prisme de son judaïsme, il se rapproche de Leonard Cohen, notamment par la centralité de Jésus dans ses épitres, cependant le poète et chanteur se représente le Christ bien autrement. En les imaginant comme compagnons de route, Matthew R. Anderson s’adonne à un jeu de contrastes et de ressemblances, et dresse ainsi un portrait révélateur des deux figures et de leurs religions respectives.

Cet ouvrage commence précisément par la comparaison de ces mythologies[3] : en effet, si Paul a été (mal)compris comme voulant élever les chrétiens au statut de nouveau peuple élu – au détriment des Juifs, considérés dès lors comme formant un « peuple déicide » –, Leonard, dont les paroles sont imprégnées par le judaïsme ainsi que par les intertextes et les images chrétiens, permet quant à lui de mieux comprendre la nature de l’énonciation de l’apôtre-missionnaire, et vice versa (p. 25). Comme cela est mentionné ci-dessus, cela n’empêche pas la fascination que Jésus suscite chez eux. Or, tandis que l’un le voit en tant que le Christ rédempteur dont la résurrection annonce la quasi-imminence du Jugement Dernier, l’autre ne décrit pas son humiliation comme une exaltation, mais se concentre sur ce que sa souffrance révèle de notre condition humaine : « Put briefly : Paul is a preacher, Leonard a witness » (p. 35). Si cette différence fondamentale se manifeste dans plusieurs aspects de leurs écrits, ils échangent étonnamment leurs attitudes quand de Jésus ils passent au rapport aux femmes.

Le contraste ne pourrait être plus grand : Paul prônait en effet le célibat, alors que le sexe et les femmes sont omniprésents dans l’oeuvre de Leonard dès son premier roman. Si l’on se penche sur ses paroles, on peut constater que la sacralisation du corps féminin peut engendrer son objectification, ce qui en fait, pour le chanteur et poète, une sorte « d’outil » pour penser Dieu (p. 42). Autrement dit, la femme dans son aspect spirituel et personnel se retrouve souvent oblitérée chez Leonard, employée plutôt en tant que symbole (qui correspond d’ailleurs aussi à la façon dont Paul employait la figure de Jésus) qui sert à des fins poétiques et qui doit être traversé afin d’ouvrir la voie au divin. Une autre façon de comprendre le symbole (du grec súmbolon) éclaire peut-être mieux leurs oeuvres : en effet, ne désiraient-ils pas, dans une passion tantôt érotique tantôt mystique, unir ce qui est opposé, ou plutôt brisé en deux, éloigné ?

Il suffit d’écouter les chansons de Leonard ou de lire l’apocryphe Actes de Paul et Thècle ainsi que quelques épitres pour comprendre que ces deux hommes accordaient une grande importance aux femmes. Tandis que l’apôtre-missionnaire reconnaît que celles-ci ont participé à la diffusion de l’Évangile et qu’il conçoit la relation époux/épouse analogiquement à celle du Christ et de l’Église, le poète-chanteur sublime de son côté la femme dans ses paroles, ses adresses à Dieu se confondant souvent avec celles destinées à une « elle » presque mythique. Cependant, ni Paul ni Leonard n’ont échappé aux modèles de la masculinité de leur temps, dont les similitudes sont soulignées dans Prophets of Love. Cela ne les a pas empêchés pour autant de pratiquer l’ascèse en guise de forme de perfectionnement, tous les deux se considérant comme pourvus d’une mission divine. Anderson explicite cette idée en mettant l’un à côté de l’autre un passage de l’épitre aux Corinthiens et Tower of Song. Il considère en effet ces deux hommes tout à la fois comme des prophètes – qui ne prédisent pas tant l’avenir qu’ils en appellent au retour de la société sur les chemins de la Loi[4] – et en tant que mystiques, c’est-à-dire des figures qui essaient de transmettre l’indicible après en avoir fait l’expérience par leurs visions et qui tentent de se dépourvoir de leur existence afin de laisser place à Dieu. Cela implique des différences : « where Leonard is allusive […] Paul commands » (p. 79).

Le prophétisme et le mysticisme produisent des énonciations bien spécifiques qui lient Leonard et Paul. Étant donné qu’ils se livrent tous les deux à des performances, ils ont également recours à la rhétorique : en effet, ils emploient l’ethos, le pathos et le logos, en plus de transformer par la parole leurs faiblesses en une véritable force (p. 85), afin d’attirer et de convaincre leurs auditeurs. Il s’agit là de l’un de leurs plus importants points de rencontre : « [b]oth […] met yawning emptiness of life [by] embracing it. Leonard did it by way of the divine Name, Paul by pointing to the cross » (p. 113). Pour l’un, c’est le divin qui « répare » l’humain ; pour l’autre, c’est l’inverse.

Malgré les disparités qui sont parfois plus grandes que les ressemblances, Matthew R. Anderson réussit, dans la tradition comparatiste, à révéler une figure à travers l’autre. En plus d’emprunter un chemin de traverse dans un territoire partagé par le judaïsme et le christianisme, cet ouvrage, qui met à profit les champs de recherche tels que les études de genre, les sciences des religions ainsi que l’analyse littéraire, vulgarise bien ce sujet pour initier un plus large lectorat aux études sur Paul et Leonard : deux prophètes de l’amour.