Liminaire

Croyances et pratiques en tension. De la Chine ancienne jusqu’à nos jours[Notice]

  • Solange Lefebvre

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  • Solange Lefebvre
    Institut d’études religieuses, Université de Montréal

Dans le cadre de ses ateliers scientifiques multidisciplinaires, le Centre de recherche sur les religions et spiritualités de l’Université de Montréal (CIRRES) a tenu plusieurs séances sur les relations complexes entre croyances et pratiques. Rassemblant des spécialistes de la Chine ancienne, de la Rome antique et de la pensée moderne et contemporaine, ce groupe s’est très tôt buté aux redoutables problèmes soulevés par ces rapports, de même que par les concepts eux-mêmes. Croyances et pratiques peuvent occuper une place plus ou moins centrale, selon les courants religieux ou spirituels et, qui plus est, chaque terme de la relation peut se déployer en un spectre très étendu de significations et de manifestations. L’un des premiers exemples soulevés avait trait au judaïsme, réputé être une religion davantage orthopraxique (préoccupée par la pratique correcte) qu’orthodoxique (centrée sur l’élaboration d’une doctrine vraie). Si l’effort en vue de comprendre le rapport de force entre croyance ou doctrine, d’une part, et pratique, de l’autre, figure dans plusieurs articles de ce numéro, le questionnement s’est toutefois élargi. Le croisement d’expertises historiques, philosophiques, anthropologiques et théologiques s’avère très fécond, alors que des pratiques aussi variées que les offrandes et les rituels collectifs en Chine ancienne, les fêtes et les pratiques de guérison de l’Antiquité tardive, les pratiques sociales de justice et de charité, la liturgie, la lecture de la Bible, jusqu’au port de signes religieux dans l’espace contemporain, se trouvent abordées. Chaque auteur s’applique à définir ce qu’il en est du croire et du pratiquer, de l’importance de l’un et de l’autre, aussi bien pour les adeptes que pour une société donnée. Il ressort en premier lieu que la religion chrétienne traverse tous ces débats, en structurant, depuis des siècles, la réflexion intellectuelle sur la religion, et qu’aucun expert, fût-il anthropologue des mondes lointains ou savant des cultures anciennes, n’y échappe. En lien avec cette question, l’exploration de la tension croyances-pratiques permet d’aborder plusieurs apories de fond en théorie des religions. La première aporie est la difficulté que présente la notion de religion elle-même, très marquée par le christianisme, ce que rappellent en particulier les spécialistes de la Chine ancienne, Anna Ghiglione et Arnaud Fredette-Lussier ayant contribué à ce numéro. Or, il se trouve que l’une des raisons capitales qui rendent cette étroite association entre religion et christianisme problématique pour les études des religions, réside précisément dans le fait que ce dernier a, depuis ses débuts, déployé une orthodoxie très sophistiquée, tout en exerçant une influence puissante dont il vient d’être question, jusqu’à supplanter les orthopraxies préchrétiennes qui dominaient jusque-là. Une deuxième aporie se trouve expliquée par le philosophe Jean Grondin, qui analyse l’évolution de concepts grecs fondamentaux à travers le prisme chrétien, contribuant à constituer une religion très dominante jusqu’à l’avènement de l’ère moderne, au cours de laquelle ces concepts voient leurs sens en quelque sorte transformés. Ainsi, la religion, pourrait-on dire, devient pour nombre d’intellectuels peu crédible et impopulaire, même si, comme l’argumente l’anthropologue Sam Victor, le croire a pu se modeler sur des conceptions de la science. Une troisième aporie prend source dans une logique totalement différente, mise en exergue par l’historien Gordon Blennemann, il s’agit de la disqualification, au fil de l’histoire, des pratiques profanes par certaines autorités ecclésiastiques, susceptible d’avoir abouti à un désintérêt envers des pratiques religieuses trop exclusivistes. Une quatrième aporie, exposée par la théologienne et anthropologue Solange Lefebvre, renvoie à une situation que le christianisme a aussi provoquée lui-même, c’est-à-dire à l’amenuisement progressif de l’importance des pratiques rituelles, alors que des interprétations théologiques modernes selon lesquelles la foi, la justice sociale et l’amour comptaient plus que tout, ont disqualifié …