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C’est à un regard neuf sur la figure de Kateri Tekahkwitha que nous convie Jean-François Roussel, théologien de l’Université de Montréal, intéressé aux études autochtones. Sur un ton personnel et engagé, il se livre ici à une « entreprise décoloniale » (p. 31).

L’auteur part des récits de deux missionnaires jésuites, Claude Chauchetière et Pierre Cholonec, publiés en 1695 et 1696, soit quinze ans après le décès de Kateri (1656-1680), qu’ils ont tous deux connue. Il a aussi lu l’ensemble de la production hagiographique produite sur la sainte, production qui culmine avec la canonisation par Benoît XVI en 2012. C’est surtout cette image d’une vierge iroquoise qui fait le lien entre foi chrétienne et culture autochtone qu’il veut revoir, en situant les écrits dans leur contexte. Il utilise à cette fin deux types d’études : les ouvrages historiques, notamment ceux d’Allan Greer (2007) et de Darren Bonaparte, un historien mohawk (2009), et les recherches en anthropologie sur l’Iroquoisie, d’une quantité et d’une qualité qui peut surprendre ceux et celles qui ne les fréquentent pas : Jon Parmenter (2010), Vera B. Palmer (2014) ou Susan M. Hill (2017), pour n’en citer que quelques-unes. J’aurais aimé qu’il puisse aussi enrichir sa réflexion de l’ouvrage de Jean-Michel Wissmer, Kateri Tekakwitha : l’entrée du Christ chez les Iroquois. Voyage au coeur de l’Amérique indienne et coloniale (Les Éditions GID, 2017), qui tente un parallèle entre Kateri et Sor Juana Ines de la Cruz, une religieuse mexicaine du XVIIe siècle.

Mais ne boudons pas notre plaisir : la recherche de Jean-François Roussel est exhaustive et elle tire le meilleur parti de tout ce qu’il a lu sur le sujet. Mieux encore, l’auteur a recours à la tradition orale des Mohawks, telle que reconstituée par écrit, et s’est lui-même immergé dans cette culture, fréquentant régulièrement la communauté de Kahnawake et allant jusqu’à se mettre à l’étude de la langue mohawk. À la limite, j’allais dire qu’il s’est presque fait missionnaire, non pas dans le sens prosélyte, bien au contraire, mais avec la volonté de pénétrer au mieux la culture qu’il veut analyser.

Le résultat de cette démarche est impressionnant. Nous revisitons avec l’auteur les différentes étapes de la vie de Tekahkwitha : ses origines, à Gandaouagué, un peu à l’ouest d’Albany (N.Y.), la mort de sa mère de la petite vérole, qui l’atteint également, à l’âge de 4 ans, son baptême en 1676, alors qu’elle reçoit le nom de Catherine (Kateri), les « persécutions » dont elle est alors victime, son départ l’année suivante pour la mission du Sault (Kahnawake), ses pratiques pénitentielles avec ses compagnes, poussées à un tel point qu’elle en meurt en 1680, à l’âge de 24 ans.

Quels sont les principaux apports de la recherche de Jean-François Roussel ? D’abord, il veut montrer que, loin d’être la personne singulière et exceptionnelle que les hagiographes récents ont caractérisée comme « un lys parmi les épines », les épines étant le peuple de Gandaouagué, Tekahkwitha est une membre active de sa communauté. Lorsque, à la Mission, elle se pare de colliers et d’autres ornements, elle répond à ceux qui l’interrogent qu’elle fait toujours « comme elle l’avait vu faire aux Iroquois » (p. 82). Là où les missionnaires développent un récit d’antagonisme et de rupture (le chapitre équivalent dans l’ouvrage s’intitule « Déchirure »), Roussel montre bien comment les actions et les décisions de Kateri s’insèrent bien dans la vie communautaire mohawk. Il explique ainsi qu’il y avait une vie chrétienne à Gandaouagué, que le départ pour la Mission du Sault, loin d’être une fuite, un exil ou les suites d’une persécution, fait partie d’un mouvement d’ensemble : à la suite des crises aiguës causées, entre autres, par les épidémies, des centaines d’Iroquois quittent leur village pour aller s’installer dans les missions.

Un autre des principaux apports de l’ouvrage est de montrer la créativité de la démarche spirituelle de Kateri, en lien avec ses origines. Une affirmation choc en atteste : « La mission du Sault est restée culturellement iroquoise » (p. 133). En effet, les rapports continuent avec les villages d’origine et l’on pratique encore les coutumes iroquoises, comme la chasse hivernale. Les Iroquois catholiques de la Mission ont une religiosité propre, comme le montrent abondamment les études récentes. Le cas des mortifications est analysé en profondeur : Jean-François Roussel cherche, à travers les aspects collectifs, sociaux et culturels de la vie intérieure de Kateri, à identifier le pouvoir et la liberté qui se dégagent de ces pratiques. Il la décrit alors, en analysant la pratique de ces mortifications, par ailleurs vraiment extrêmes, comme « celle qui exerce sa liberté, qui suit sa voie, maîtresse de son corps, de son âme et de son destin » (p. 143-144). Et il pousse plus loin la description de cette nouvelle religiosité iroquoise, la présentant comme une fusion d’éléments du catholicisme et de la cosmologie haudenoshaunee, dans un contexte où « les Iroquois catholiques poursuivent une voie spirituelle pour un temps d’épreuve généré par les processus coloniaux » (p. 160).

Un dernier chapitre aborde l’histoire de Kateri dans ses dimensions de genre, rappelant l’importance des femmes dans la structure clanique traditionnelle des Iroquois. Pour l’auteur, le thème de l’obéissance de Kateri aux missionnaires relève à la fois du patriarcat et du colonialisme, qui « s’appartiennent mutuellement » (p. 187). C’est là qu’il analyse la question du mariage et de la virginité, si centrale dans les récits, et montre que Kateri consultait tout autant, sinon plus, ses compagnes que les missionnaires jésuites. Et la cosmologie comme la mythologie haudenoshaunees montrent bien le rôle important des femmes.

Tout au long de sa démarche, Roussel veut mettre en oeuvre une théologie interculturelle et décoloniale, plutôt que celles de l’inculturation ou de la libération. Pour lui, Kateri « invite à un fécond travail de décentrement interculturel, qui pourrait lui donner une réelle pertinence dans une spiritualité de la décolonisation » (p. 216). Il fait aussi des rapprochements suggestifs avec l’actualité. Ainsi, il retrouve dans l’interprétation traditionnelle du départ de Gandaouagué pour la Mission du Sault le même « imaginaire du déracinement salutaire » que dans l’envoi d’enfants dans les pensionnats ou dans la rafle des années 1960 (p. 124). Et voici le sens ultime que peut prendre aujourd’hui Kateri pour les gens de son peuple : « Presque trois cent cinquante ans après sa mort, le corps dispersé de Kateri, comme celui de ses compagnes, mais aussi comme celui du Crucifié, vit dans celui de femmes et d’hommes autochtones qui y reconnaissent leur souffrance et y cherchent un chemin de guérison » (p. 212).

On comprend ainsi, après cette lecture, le sous-titre de l’ouvrage : traverser le miroir colonial. Roussel a voulu décoloniser le récit hagiographique sur Kateri Tekahkwitha, « traverser un imaginaire religieux allochtone persistant » autour de cette figure (p. 16). Il le fait avec une grande délicatesse, avec une volonté manifeste de ne froisser aucun de ses lecteurs, de ses lectrices : je dirais qu’il avance ses arguments avec force, mais sur la pointe des pieds. Il poursuit désormais ses recherches sur l’imaginaire de la découverte, dont il livre déjà ici quelques prémices. Avec la méthode et les avancées qu’il nous a présentées dans cet ouvrage, on ne peut en attendre que les meilleurs fruits.