L’auteur de cet essai est professeur émérite de l’Université Panthéon-Sorbonne, où il enseignait la philosophie française contemporaine et l’histoire des sciences. Avec ce texte, il nous livre une réflexion sur ce qu’il appelle la culture « woke », en la rapprochant du phénomène religieux. C’est précisément ce rapprochement qui motive notre intérêt pour son analyse, et c’est sur les propos qui le concernent que nous allons nous concentrer. Il convient de noter que Braunstein n’est pas le premier à considérer comme une religion ce que nous appellerons ici – en usant sa terminologie – le wokisme. Il est certainement profitable de mentionner deux autres tentatives d’interprétation religieuse de ce mouvement apparues en 2021. Le premier, représenté par l’essai Woke Religion de Wes Carpenter, se situe dans le genre de la polémique antihéréticale, et accuse le wokisme de pervertir les principes de la doctrine chrétienne. Il est évident qu’on ne peut reconnaître aucune valeur scientifique à l’entreprise de Carpenter, mais on ne manquera pas de remarquer que son aversion au mouvement en question témoigne d’une perception alarmée de la puissance mobilisatrice et de la portée globalisante de celui-ci. D’une certaine manière, l’attaque du polémiste a pour effet d’élever – accidentellement ? – son adversaire au même rang que celui de son propre camp : c’est ce qui motive l’expression « woke religion » qui constitue le titre de son livre. L’autre tentative d’expliquer cette nouvelle gauche (née notamment des gender et des cultural studies) en la catégorisant comme religieuse se retrouve dans l’essai Woke Racism de John McWhorter, dont le sous-titre « How a New Religion Has Betrayed Black America » manifeste clairement l’orientation des propos de l’auteur. Dans ce cas, il s’agit d’un professeur universitaire, expert de linguistique, noir, de gauche, qui critique les excès de ce qui en principe devrait être son propre groupe politico-idéologique. S’appuyant sur des références qui ne sont pas des plus récentes, telles que Durkheim ou Freud, il compare les excès du radicalisme antiraciste à la religion en ce que celle-ci peut avoir de plus inquiétant, à savoir le refus de toute forme d’argumentation rationnelle. Plus précisément, il considère l’« électisme » (la religion des élus, selon ses propres termes) comme une religion à part entière. En effet, ce phénomène serait doté de certaines des composantes les plus caractéristiques d’un culte (si tant est que l’on accepte de prendre comme paradigme un certain protestantisme fondamentaliste) : la superstition, un clergé, le péché originel, une tension évangélique (c’est-à-dire une dichotomie du type nous : sauvés / eux : damnés), une orientation apocalyptique (au sens d’un jugement dernier), une hérésiologie, etc. L’opération de McWhorter n’est pas dénuée d’intérêt, loin de là, mais elle peut paraître quelque peu simpliste et naïve au regard plus informé et averti d’un spécialiste en sciences des religions. Ce n’est d’ailleurs pas la première fois que l’on tente – avec un succès mitigé, il faut le dire – d’établir une équivalence entre certaines idéologies et la religion : il suffira de mentionner l’exemple du communisme. En 2022, c’est-à-dire l’année qui suit les publications de Carpenter et de McWorther, Jean-François Braunstein publie donc La religion woke et introduit de ce fait la thèse du wokisme comme religion dans le monde francophone. Dans l’introduction, il présente la matière en situant clairement sa perspective : il s’agit ici d’un phénomène de déraison collective. Il réfute la thèse, souvent répétée, selon laquelle ce nouveau radicalisme serait un produit dérivé de la French Theory (Foucault, Derrida, Lyotard) : son objection, plus ou moins convaincante, s’appuie sur une prétendue ignorance (quand ce n’est pas une véritable répulsion), …
Une idéologie... religieuse ? La religion woke de Jean-François BraunsteinJean-François Braunstein, La religion woke, Grasset, Paris, 2022, 281 p., ISBN 9782246830313[Notice]
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Fabrizio Vecoli
Institut d’études religieuses, Université de Montréal