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L’auteur de cet essai est professeur émérite de l’Université Panthéon-Sorbonne, où il enseignait la philosophie française contemporaine et l’histoire des sciences. Avec ce texte, il nous livre une réflexion sur ce qu’il appelle la culture « woke », en la rapprochant du phénomène religieux. C’est précisément ce rapprochement qui motive notre intérêt pour son analyse, et c’est sur les propos qui le concernent que nous allons nous concentrer.

Il convient de noter que Braunstein n’est pas le premier à considérer comme une religion ce que nous appellerons ici – en usant sa terminologie – le wokisme. Il est certainement profitable de mentionner deux autres tentatives d’interprétation religieuse de ce mouvement apparues en 2021. Le premier, représenté par l’essai Woke Religion de Wes Carpenter[1], se situe dans le genre de la polémique antihéréticale, et accuse le wokisme de pervertir les principes de la doctrine chrétienne. Il est évident qu’on ne peut reconnaître aucune valeur scientifique à l’entreprise de Carpenter, mais on ne manquera pas de remarquer que son aversion au mouvement en question témoigne d’une perception alarmée de la puissance mobilisatrice et de la portée globalisante de celui-ci. D’une certaine manière, l’attaque du polémiste a pour effet d’élever – accidentellement ? – son adversaire au même rang que celui de son propre camp : c’est ce qui motive l’expression « woke religion » qui constitue le titre de son livre.

L’autre tentative d’expliquer cette nouvelle gauche (née notamment des gender et des cultural studies) en la catégorisant comme religieuse se retrouve dans l’essai Woke Racism de John McWhorter[2], dont le sous-titre « How a New Religion Has Betrayed Black America » manifeste clairement l’orientation des propos de l’auteur. Dans ce cas, il s’agit d’un professeur universitaire, expert de linguistique, noir, de gauche, qui critique les excès de ce qui en principe devrait être son propre groupe politico-idéologique. S’appuyant sur des références qui ne sont pas des plus récentes, telles que Durkheim ou Freud, il compare les excès du radicalisme antiraciste à la religion en ce que celle-ci peut avoir de plus inquiétant, à savoir le refus de toute forme d’argumentation rationnelle. Plus précisément, il considère l’« électisme » (la religion des élus, selon ses propres termes) comme une religion à part entière. En effet, ce phénomène serait doté de certaines des composantes les plus caractéristiques d’un culte (si tant est que l’on accepte de prendre comme paradigme un certain protestantisme fondamentaliste) : la superstition, un clergé, le péché originel, une tension évangélique (c’est-à-dire une dichotomie du type nous : sauvés / eux : damnés), une orientation apocalyptique (au sens d’un jugement dernier), une hérésiologie, etc. L’opération de McWhorter n’est pas dénuée d’intérêt, loin de là, mais elle peut paraître quelque peu simpliste et naïve au regard plus informé et averti d’un spécialiste en sciences des religions. Ce n’est d’ailleurs pas la première fois que l’on tente – avec un succès mitigé, il faut le dire – d’établir une équivalence entre certaines idéologies et la religion : il suffira de mentionner l’exemple du communisme[3].

En 2022, c’est-à-dire l’année qui suit les publications de Carpenter et de McWorther, Jean-François Braunstein publie donc La religion woke et introduit de ce fait la thèse du wokisme comme religion dans le monde francophone. Dans l’introduction, il présente la matière en situant clairement sa perspective : il s’agit ici d’un phénomène de déraison collective. Il réfute la thèse, souvent répétée, selon laquelle ce nouveau radicalisme serait un produit dérivé de la French Theory (Foucault, Derrida, Lyotard) : son objection, plus ou moins convaincante, s’appuie sur une prétendue ignorance (quand ce n’est pas une véritable répulsion), de la part des plus récents représentants de la gauche militante, des auteurs de ce courant philosophique postmoderne. Il énumère également une série de différences formelles entre les deux, mais celles-ci, dans certains cas à tout le moins, se présentent davantage comme des absolutisations que comme de véritables incompatibilités conceptuelles. L’introduction se termine par quelques considérations autour du fait que cette religion woke est née dans les universités – ce qui lui fournirait des anticorps particulièrement efficaces aux contrarguments intellectuels habituels – et ne semble pas destinée à disparaître bientôt, puisqu’elle manifesterait la même imperméabilité à la force corrosive du réel que les cultes eschatologiques face aux échecs répétés de leurs prophéties de fin du monde. À l’effarement que l’on peut éprouver face à la montée de cet irrationalisme l’auteur répond en citant Tertullien (« credo quia absurdum ») : la « religion woke » attire justement en raison de son absurdité, une caractéristique qui lui permet de s’adresser à un groupe sélectionné d’élus (des privilégiés qui ont le loisir d’entretenir une certaine distanciation par rapport à la dure réalité des gens du commun) ; et ces élus sont aussi des prosélytes, à la manière des premiers apôtres de la foi chrétienne qui suscitaient – avec raison – l’inquiétude des représentants du paganisme traditionnel.

Le premier chapitre s’avère le plus intéressant pour les études religieuses et on s’y attardera donc davantage. Après l’immanquable et attendue analyse terminologique du terme « woke », l’auteur tente de démontrer l’existence d’un lien avec le phénomène des Réveils protestants. Certains éléments apparaissent effectivement convaincants, mais on regrette l’absence d’une analyse plus approfondie. On pense, par exemple, à la tension entretenue par ces protestants entre le monde profane, perçu comme impur, et la communauté de salut des convertis : cette tension, qui se traduit en un pessimisme radical concernant la nature du monde, se retrouverait aussi chez les wokes. Seulement, ce que Braunstein ne mentionne pas dans son analyse, c’est que ce paramètre a déjà fait l’objet d’une modélisation connue des sociologues de la religion : en effet, selon la théorie du chercheur britannique Roy Wallis[4], la tension groupe-monde permet d’établir – selon son degré – une typologie à trois niveaux, dont le dernier seulement (celui des « world-rejecting movements ») collerait réellement aux mouvements dont il est question ici. On se demande alors si le dénominateur commun entre puritains et wokes est réellement une qualité intrinsèque de la religion ou si ce n’est pas plutôt une certaine forme de radicalisme, qui peut d’ailleurs se retrouver dans la religion comme dans d’autres mouvements socio-politiques.

En tout état de cause, le chapitre se poursuit en proposant un autre indicateur du lien généalogique qui unit le protestantisme américain au wokisme. Les études de l’historien Joseph Bottum, mentionnées par Braunstein, documentent la montée, durant la deuxième moitié du XXe siècle jusqu’à nos jours, d’un néo-protestantisme plus axé sur le social et le politique, et dans lequel – comme dans le mouvement Woke, justement – les fautes personnelles cèdent la place aux fautes collectives. Dans ce contexte, la dénonciation des péchés de la société revient aux élus susmentionnés, tels en raison de leur éveil à la réalité du mal : ils se trouvent alors dans une position de supériorité morale qui les autorise à s’ériger en gardien de la rectitude.

Suivent des propos sur la nature élitiste de cette « croyance de luxe » qu’est le wokisme, laquelle naît et prospère dans les universités et s’affirme par la suite dans les milieux les plus aisés. L’auteur offre au lecteur une liste de « textes sacrés », qui n’ont rien de tel (ce sont simplement les oeuvres de référence du wokisme), ainsi qu’une analyse – celle-ci plus convaincante – des « rites » de ce mouvement. La pratique de l’aveu public des fautes, par exemple, constituerait une preuve ultérieure de l’héritage chrétien, toujours actif, de la nouvelle configuration idéologique. Sans vouloir contester ce point, qui n’est pas dénué de fondement, il est toutefois utile de rappeler les propos percutants que Hannah Arendt avait formulés à propos de l’utilisation de la confession dans l’apparat totalitaire communiste[5] : encore une fois, il est légitime de se demander jusqu’à quel point le dénominateur commun n’est pas la dimension totalitaire plutôt que celle religieuse.

Avant de détailler un certain nombre de caractéristiques non-religieuses du wokisme, le chapitre offre un dernier élément qui trahirait l’origine puritaine du mouvement : l’exigence de purger les impurs par la condamnation à une mort sociale, à l’instar l’isolement subi par Hester Prynne dans la Lettre écarlate de Nathaniel Hawthorne (1850).

Les chapitres suivants se concentrent sur ce que l’auteur indique – à juste titre – comme les fondements doctrinaux du mouvement Woke. Le premier et le plus important est la théorie du genre. Viennent ensuite la théorie critique de la race, qui conteste l’universalisme des Lumières ainsi que toute forme d’individualisme (dans le sens d’une autonomie ou d’un affranchissement possible de l’individu par rapport à ses catégories identitaires), et la théorie de l’intersectionnalité, qui permet de combiner l’ensemble des doléances socio-politiques woke en un seul système. La présentation de la théorie du genre offre une réflexion particulièrement intéressante et constitue, à notre avis, la contribution la plus significative de l’essai (même si cela dépasse la question plus spécifiquement religieuse). L’auteur discerne bien, semble-t-il, l’enjeu spirituel qui se cache derrière le dogme principal du mouvement : la négation de l’existence autonome des corps et l’affirmation d’une nature humaine totalement libre des conditionnements de la biologie (et, par suite, d’un réel contraignant). C’est l’idéal d’une émancipation totale, qui rejoint, selon les propos de l’auteur, le gnosticisme et le transhumanisme. Il est par conséquent légitime d’affirmer que la théorie du genre offre, d’une certaine manière, une transcendance.

Plus le lecteur avance dans la lecture du livre, plus il constate que l’auteur s’éloigne de la question de départ pour brosser un portrait complet et peu ragoûtant du wokisme en général. En toute honnêteté, certains épisodes rapportés par Braunstein sont troublants : pensons par exemple à l’expérience controversée du psychologue et sexologue John Money, qui a popularisé l’utilisation du terme « gender » selon l’acception actuelle[6]. On comprend bien le besoin de dénoncer ce qui, à la lumière de cette collection de faits dérangeants, apparaît comme une idéologie radicale et intellectuellement dangereuse. Cependant, le devoir du chercheur, tel qu’affirmé par l’auteur lui-même, demeure celui de la compréhension. Et c’est là que l’on trouve le point faible de l’essai : emporté par l’absurdité de nombre d’épisodes d’actualité liés au wokisme, l’auteur perd de vue son propos initial et se lance dans une critique acharnée de sa cible polémique. Force est de constater qu’une telle posture finit par rencontrer ses limites, surtout si l’on considère que la réflexion se fonde sur des références et des évènements qu’un sociologue plus au fait du contexte nord-américain aurait mieux jaugés. Il y a, par exemple, la désormais incontournable question de la polarisation politique qui afflige le débat sur le wokisme et qui situe inévitablement la plupart des prises de position critiques dans le camp de la droite, avec tout le lot de biais et d’enjeux non pertinents que cela implique : en Amérique du Nord, la clé interprétative du mouvement, aux yeux de ses détracteurs, n’est pas la religion, mais le marxisme (aussi discutable que cela puisse apparaître). De plus, une compréhension en profondeur des enjeux sociaux qui se situent en amont du wokisme aurait sans doute permis de prendre en compte les causes profondes de cette montée idéologique, qui vont au-delà de la doctrine professée par les autorités attitrées du mouvement et s’enracinent dans des dynamiques socio-économiques complexes, perçues à juste titre comme injustes.

Pour conclure, en ce qui concerne le rapprochement entre le mouvement Woke et la religion, l’auteur fournit des pistes de réflexion prometteuses, mais demeure malheureusement à la surface des choses. En somme, il semble que l’on retrouve ici la même utilisation du concept de religion que chez McWorther : c’est un terme de comparaison – à quelques nuances près – dépréciatif, et pour ces deux auteurs affirmer qu’un mouvement est une religion équivaut à le taxer d’un irrationalisme obscurantiste. La déconnexion du réel, la construction d’un monde imaginaire, le prosélytisme et l’imposition fanatisée de la doctrine constituent les éléments de rapprochement proposés. Faute de pouvoir approfondir la question, on se limitera à souligner qu’une appréciation moins polémique de la religion permettrait de percevoir que celle-ci, dans son ensemble, n’est pas systématiquement déconnectée du réel. La religion établit plutôt une connexion entre ce réel et la dimension imaginative humaine, et ouvre ainsi à une dimension « autre » – un horizon de sens – qui interagit avec la réalité dont on fait une expérience directe et concrète. La définition de la religion jadis proposée par Clifford Geertz[7] avait justement le mérite de montrer ce lien paradoxal entre le système symbolique et le réel. Ce que McWorther et Braunstein – son équivalent français (à cet égard) – décrivent comme étant la religion n’est qu’un ensemble de caractéristiques qui appartiennent plutôt au fanatisme idéologique : celui-ci existe certainement dans la religion, mais se trouve tout autant dans d’autres systèmes de représentation, si bien qu’il est légitime de se demander ce qui justifie une telle association, certes intéressante, mais quelque peu désinvolte. En effet, et on le dira ici en boutade, on pourrait facilement arguer que la philosophie produit elle-aussi des fanatismes de ce genre (et on revient ici à l’exemple du communisme), mais l’auteur – peut-être en prévision d’une telle contre-argumentation – a bien protégé ses arrières, en niant dès l’ouverture de son essai tout lien entre la philosophie post-moderne et le wokisme.