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Les contributions réunies dans ce numéro de RELIER sont issues du congrès conjoint en 2022 de l’Association catholique des études bibliques au Canada et de la Société canadienne de théologie. Il réunit deux articles théologiques, un article philosophique et cinq articles exégétiques.

L’actualité du thème écologique se passe de démonstration. Ces dernières années, toutefois, ont vu se rapprocher l’horizon de la catastrophe au point de nous y voir absorbés. La crise écologique ne relève plus de la prospective à propos d’une menace annoncée. Les sociétés affrontent des phénomènes météorologiques nouveaux, souvent intenses et parfois dévastateurs. Chaque année lance ses défis à la résilience des forêts, berges, glaciers, banquises, bancs de coraux ; et à celle des populations humaines, des terres cultivées, des habitations, des infrastructures, des économies. L’objectif fixé en 2015 par la Conférence de Paris sur le climat, de maintenir le réchauffement planétaire dans les limites de 1,5 degré par rapport au début de l’ère industrielle est de plus en plus douteux, tandis que les modélisations les plus récentes projettent 3 voire 4 degrés de réchauffement pour 2100, c’est-à-dire pour l’époque où un enfant né en 2020 aura 80 ans. Cependant, d’autres phénomènes que le climat mettent à mal les écosystèmes du monde entier, et avec eux l’avenir d’incalculables espèces vivantes : surpêche, coupes forestières intensives, invasion des plastiques, etc. D’ores et déjà, elle ne paie pas de mine, la « maison commune » que le pape François appelait à « sauvegarder » en 2015. Sa toiture se dégrade sous des vents furieux, tandis que sa fondation commence à montrer des fissures et des signes de contamination ; d’année en année, ses occupants redoutent des assauts inédits.

Martin-Schramm et Stivers indiquent cinq facteurs qui ont contribué à la crise écologique : la surpopulation, la surconsommation, l’usage de technologie endommageant les écosystèmes, des systèmes politiques et économiques qui encouragent la dégradation de la nature et des attitudes anthropocentriques envers la nature (Martin-Schramm et Stivers, 2003 : 10). Dès lors, une question est posée à l’ensemble des disciplines universitaires : comment répondent-elles à la nouvelle situation écologique et climatique, qui définit déjà notre présent et qui est appelée à perdurer sur des siècles ? Question pertinente et lancinante, notamment, pour les disciplines tournées vers l’étude de visions du monde, puisqu’on agit toujours, individuellement et collectivement, en fonction d’un croyable. Les études religieuses sont du nombre. Elles peuvent servir de levier pour ce dernier facteur qui concerne les attitudes et la vision du monde.

En 1967, l’historien Lynn White blâmait le christianisme et son anthropocentrisme dans ce qu’il appelait déjà « crise écologique ». Or, il indiquait aussi que les études religieuses devaient contribuer au changement :

What people do about their ecology depends on what they think about themselves in relation to things around them. Human ecology is deeply conditioned by beliefs about our nature and destiny – that is, by religion… More science and more technology are not going to get us out of the present ecological crisis until we find a new religion, or rethink our old one.

White Jr, 1967 : 1205‑6

Si une étude de sciences humaines peut sembler loin des actions concrètes requises de toute urgence pour lutter contre les changements climatiques et la dégradation écologique, de maintes manières la politique états-unienne illustre comment la foi chrétienne et l’interprétation de la Bible jouent un rôle important dans les choix de société (Maier, 2010). L’historien Sverker Störlin soutient que les sciences humaines sont bien placées pour explorer les discours écologiques qui emploient peut-être un peu trop naïvement les thématiques de l’apocalypse ou du salut. Il souligne l’importance des sciences humaines, y compris les études religieuses dans l’effort nécessaire pour transformer le rapport au monde pour le sauvegarder :

Our belief that science alone could deliver us from the planetary quagmire is long dead. For some time, hopes were high for economics and incentive-driven new public management solutions… It seems this time that our hopes are tied to the humanities… in a world where cultural values, political and religious ideas, and deep-seated human behaviors still rule the way people lead their lives, produce, and consume, the idea of environmentally relevant knowledge must change. We cannot dream of sustainability unless we start to pay more attention to the human agents of the planetary pressure that environmental experts are masters at measuring, but that they seem unable to prevent.

Sörlin, 2012 : 788

À considérer les choses de cette manière, il nous semble qu’une compréhension critique du rapport à l’environnement dans les textes bibliques et en théologie, telle qu’elle est envisagée dans ce numéro, peut contribuer à transformer une vision du monde qui informe la marche du monde. Une telle prise de conscience pourrait alors être vue comme une étape importante dans la réponse à la crise écologique. Le développement d’une connexion spirituelle avec ce qui nous entoure et ce qui nous forme est une réponse aussi créative que nécessaire.

Après la critique de Lynn White face à la Bible et au christianisme médiéval, combien d’autres ont pris son interpellation au sérieux et se sont efforcés de penser Dieu et le monde dans des cadres autres qu’anthropocentriques ? Ces cadres, en effet, tout l’édifice chrétien les laisse apparaître : christologie, anthropologie chrétienne, ecclésiologie, éthique, eschatologie. La dimension patriarcale de la Bible ainsi que les violences de genres qu’elle a légitimées ont été reliées à la violence envers la nature, dont une certaine lecture de l’héritage biblique célébrait la désacralisation : schéma hiérarchique de domination, où la nature et la femme se voyaient tenues à distance d’un sacré masculin. L’écothéologie féministe a épousé ce thème (Sally McFague, Ivone Gebara, Rosemary Ruether, Pierrette Daviau). La théologie systématique a aussi proposé de nouvelles visions de Dieu (panenthéisme), de la Création (Jürgen Moltmann, Gérard Siegwalt, Adolphe Gesché, Thomas Berry), de la libération (Leonardo Boff). On a aussi vu émerger de nouveaux regards sur l’animal (Eugen Drewermann). Du côté des pratiques, des mouvements « verts » ont fait leur apparition dans l’Église, tels que les Églises vertes et les Green Sisters, qui entendent jouer un rôle de sensibilisation. Quels effets ont-ils eus et où en sont-ils ? Cela peut ouvrir sur une créativité ecclésiologique : que serait une Église intégralement écologique ? Comment la ritualité serait-elle concernée par la mutation du monde vivant ?

Le présent numéro s’inscrit dans cette continuité, qui est déjà une tradition. En voici les contributions. D’abord, trois contributions s’intéressent à des fondateurs du champ écophilosophique et écothéologique, chacun et chacune à sa manière. En premier lieu, Alain Denault campe notre sujet dans la démarcation entre deux théories philosophiques de la nature et de la place que l’humain y occupe : la théorie arcadienne, représentée notamment par les naturalistes Gilbert White (1720-1793) et Carl von Linné (1707-1778), qui voit dans la nature un extraordinaire et complexe tissage de relations entre vivants, dont l’humain est une composante. Et d’autre part la théorie impériale, dont une des voix les plus éminentes est Georges-Louis Leclerc de Buffon (1707-1788), à travers une galerie de figures qui ont toutes pensé la nature comme une matière organique inerte, en attente de gouvernance, celle de l’humanité qui la bonifiera, par une ingénierie dont la science économique représente une application. Denault montre que ces deux théories sous-tendent des théologies fort différentes et deux manières opposées de concevoir le rôle de l’espèce humaine dans la nature, ou face à elle. Il y a là quelque chose de fondateur. Un des points d’intérêt de la démonstration est d’esquisser un projet pour une contribution théologique au chantier séculier de la sauvegarde du vivant : « le passage de l’“économie de la nature” à celle de l’intendance capitaliste repose sur des débats théologiques, en tous les cas sur des justifications de cet ordre. […] il ne serait pas vain de déplacer la réflexion spirituelle du strict champ de la théologie à celui de la philosophie politique, pour saisir les enjeux au plus près de leur fondement conceptuel. »

Un autre fondateur du champ écothéologique, en théologie francophone du moins, est Adolphe Gesché. Alphonse Diongo Otshumbe propose une étude de sa théologie du cosmos. D’abord, il explique ce qui amène Gesché à s’engager dans l’élaboration d’une théologie du cosmos : la conviction d’une « lacune cosmologique en théologie » ; une telle lacune sera comblée par une ternarité Dieu, cosmos et humain. Par la suite, l’auteur montre que la cosmologie qui en découle aura forcément des implications éthiques dans la pensée du théologien belge. Ensuite, Diongo suggère la fécondité d’une telle proposition pour la sacramentaire. Enfin, il articulera cette cosmologie à une sotériologie, ce qui n’est certainement pas dépourvu de pertinence à notre époque.

Si Nathalie Tremblay, pour sa part, choisit de nous faire remonter plus loin dans l’histoire, c’est pour nous présenter une pensée féminine dont l’héritage se perpétue dans un mouvement spirituel contemporain. L’autrice explique qu’elle a constaté l’absence de voix de femmes dans l’encyclique Laudato Si’ (2015), texte phare d’une prise de position magistérielle sur la crise écologique. Dans cette perspective, elle propose une exploration de l’oeuvre de Hildegarde de Bingen, articulée à l’étude d’une coalition contemporaine de religieuses catholiques qui s’en inspire : les Green Sisters. Après avoir présenté ce dynamique réseau, sa naissance, son déploiement et son action, elle discute la pensée de Hildegarde de Bingen et plus spécifiquement son concept de viriditas : la force de vie qui existe par les relations entre tous les vivants qui peuplent le cosmos et le composent. L’autrice montre que ce concept traverse toute l’oeuvre de la Docteure, de ses écrits visionnaires, contenant sa théologie, à ses écrits non visionnaires, de botanique par exemple, et même à son oeuvre poétique et musicale. Enfin, elle suggère comment les actions et les choix des Green Sisters correspondent aux principes de la viriditas.

Les contributions suivantes sont toutes d’ordre exégétique, et fort intéressantes. D’abord dans leurs considérations sur les herméneutiques possibles d’une Bible dont les effets, réels ou supposés, sur l’anthropocentrisme occidental ont été amplement discutés depuis Lynn White (White Jr, 1967). Si une première vague répondait à cette critique par une posture apologétique visant à montrer le côté vert de la Bible, une autre étape a pris en compte la critique de White pour développer un regard critique envers les textes bibliques. La recherche exégétique ne cherche pas les pages vertes de la Bible, mais à mieux comprendre les enjeux complexes du rapport à l’environnement développé à la lecture des textes bibliques. Les contributions exégétiques de ce numéro montrent bien la diversité d’approches possibles pour entreprendre une interprétation biblique à la lumière des enjeux environnementaux.

Alain Gignac se penche sur Romains 8,18-30, l’une des péricopes les plus fameuses du Nouveau Testament, s’agissant de théologie de la Création. Fameuse, elle l’est, presque au point où un recueil théologique sur l’écologie resterait incomplet sans une étude de cet incontournable. L’étude part d’une question incontournable pour l’ensemble des exégètes contemporains : comment arriver à s’approprier un texte dont la teneur mythologique et apocalyptique résiste à toute traduction en un langage scientifique et moderne ? Dans cette lecture, cette teneur mythologique ressort d’autant plus que l’auteur ne parle pas ici de « la Création », mais de « Création », personnification du monde vivant comme une femme en travail d’enfantement. Reprenant une typologie de quatre herméneutiques proposée par l’exégète Jean-Daniel Causse (démythisation, démythologisation, perspective narratologique et perspective psychanalytique), Gignac présente un à un ces 4 types, en les appliquant successivement au passage paulinien. Cela afin d’identifier non pas la meilleure lecture, la plus juste ou la plus efficace d’un point de vue rhétorique, mais plutôt les possibilités de chacune. Possibilités qui démontrent leur principal potentiel quand elles lisent Rm 8,18-30 comme un texte sur le présent plutôt que sur l’avenir. À cet égard, remarque Gignac, les deux dernières avenues interprétatives offrent une possibilité de « vivre la crise écologique sous le signe d’une espérance qui chemine entre le désespoir de l’écoanxiété et la certitude illusoire d’un grand récit téléologique qui affirmerait béatement que “tout ira bien”. »

Rodolfo Felices Luna, pour sa part, se livre à une exégèse de 1 Jn 2, 15-17 à partir d’une herméneutique qui n’est pas mentionnée par Causse : une « herméneutique du soupçon éco-responsable », dont les principes furent élaborés en 1997 par le groupe Adelaide, un collectif d’exégètes, d’écologistes et de membres de communautés religieuses. Cette herméneutique a repris à sa manière l’herméneutique féministe du soupçon d’Elisabeth Schussler Fiorenza, sur la base d’un postulat semblable : la Bible a été écrite dans une perspective non seulement androcentrique mais anthropocentrique. Tout comme le fait Schussler Fiorenza, le groupe Adelaide s’applique non seulement à critiquer cet anthropocentrisme mais aussi à le dépasser dans une réécriture écologique.

Un tel dépassement est proposé dans les trois articles suivants, qui s’inscrivent tous dans une perspective que nous caractériserons comme antispéciste. D’abord, Sébastien Doane campe certains aspects théoriques d’un tel dépassement. Il propose une lecture de l’Évangile de Jean selon une approche influencée initialement par Derrida, plus tard basée sur le concept d’indistinction (Calarco), – et c’est précisément ce qui nous est proposé ici. Selon l’auteur, cette approche « souligne l’instabilité des frontières artificielles entre l’humain, l’animal, le végétal et la matière organique pour développer des interconnexions créatives et vitales, et engendrer un rapport salutaire au sein de notre crise écologique ». Cependant, l’exégèse biblique et la théologie peuvent-elles assumer le changement de posture que requiert l’exploration de ces interconnexions ?

Pour tenter lui-même ce dépassement, Doane oppose le spécisme cartésien et la diversité d’articulation que le quatrième Évangile présente entre les référents humain et l’autre qu’humain. Il invite à lire autrement les passages où Jésus se désigne comme vigne, porte, eau, pain, vin, lumière et tout particulièrement Agneau : des « agencements » qui donnent à penser bien au-delà de la métaphore, en outrepassant les frontières et en révélant la richesse d’un texte où les acteurs deviennent animaux ; ou plutôt deviennent les effets symbiotiques de multiples combinatoires possibles. C’est précisément le devenir que l’auteur met en relief : les processus relationnels qui transforment l’humain dans ses liens avec les autres qu’humains. Il propose ainsi une voie exégétique pour dépasser l’anthropocentrisme de tant de lectures de la Bible.

Dans la même veine critique de l’anthropocentrisme, François Doyon rappelle que l’exploitation des animaux compte au nombre des pratiques anthropocentriques imputées à la Bible : « Tout ce qui remue sur le sol et tous les poissons de la mer sont livrés entre vos mains. Tout ce qui remue et qui vit vous servira de nourriture comme déjà l’herbe mûrissante, je vous donne tout. » (Gn 9,1-2) Son article, ainsi que quelques autres du présent numéro, se concentrent spécifiquement sur le thème du spécisme et de l’antispécisme. Selon Doyon, même si la Bible est indéniablement teintée d’anthropocentrisme et de spécisme, elle comporte aussi des ouvertures sur des perspectives différentes, par exemple Qohélet 3,18-21. Dire que ce passage exprime une vue antispéciste est exagéré, selon l’auteur, mais il montre néanmoins qu’une certaine lecture antispéciste de la Bible est possible.

David Renault propose lui aussi une étude exégétique du non-humain, tel qu’il apparaît dans le livre de Jonas. Ayant fait remarquer que ce livre ne caractérise jamais Jonas comme un prophète, l’auteur explore l’hypothèse que les voix prophétiques se trouvent plutôt du côté des autres personnages, et en particulier des personnages non humains. Parmi ceux-ci, on retient deux figures : le « grand poisson » et le « qiqayon », la première animale et la seconde végétale, envoyées par Dieu pour dispenser une leçon prophétique à Jonas – deux protagonistes actives et consentantes du plan divin. Cette leçon, elle apparaît du fait de « mieux écouter les voix silencieuses du poisson‑prophétique et du qiqayon-messianique », qui portent en définitive une leçon sur la théodicée, thème sous-jacent du livre entier.

Bien entendu, l’ensemble de ce numéro est loin d’être exhaustif, mais il permet d’ouvrir quelques brèches pour penser la théologie et l’étude biblique de manière moins anthropocentrique et plus interdisciplinaire.