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Notre coopérative, la coopérative Ferme Terre Partagée (CTFP), est située à Rogersville. Elle s’est incorporée en tant que coopérative de travailleuses et travailleurs en 2018. Elle comprend actuellement quatre membres travailleuses et travailleurs, et une ferme membre productrice. Nous nous sommes donné comme vision « Que les efforts de La Coopérative Ferme Terre Partagée contribuent à la résilience des communautés rurales acadiennes en augmentant le nombre de paysannes et paysans, en diversifiant l’offre et la demande de produits locaux et sains, toute en augmentant la biodiversité, et ce, pour l’ensemble du système alimentaire néo-brunswickois » (Ferme Terre Partagée, s.d., para. 6).

En plus des membres et des travailleuses et travailleurs (non-membres) de la coopérative, un grand nombre de supportrices et supporteurs et d’amies et amis font vivre le projet et s’y greffent de différentes façons, que ce soit en tant que bénévoles au champ ou en soutien au marketing. Toutes et tous se sentent liés de près ou de loin par la nécessité d’agir en contexte de changement climatique et de crise écologique. Nous nous posons souvent la question suivante : comment agir concrètement aux niveaux social et écologique dans un contexte de néolibéralisme qui alimente l’urgence climatique? Dans ce texte, nous partagerons des idées, des anecdotes et des actions qui nous motivent à bâtir une communauté résiliente, solidaire et durable en milieu rural francophone.

De prime à bord, il n’y a aucun doute dans notre esprit collectif que le système économique capitaliste actuel est l’une des sources principales de l’accroissement des inégalités sociales et de la destruction naturelle de notre planète. En opposition au système capitaliste, les membres de la CFTP priorisent notamment trois valeurs qui permettent aux personnes qui travaillent la terre de vivre d’une production durable pour le bien-être des communautés locales. Ainsi, ce texte portera sur les trois valeurs suivantes : souveraineté alimentaire, agroécologie, ainsi que coopération et autogestion. Nous poursuivrons avec deux exemples d’initiatives portées par la communauté de la CFTP et qui nous permettent de contribuer à la transition climatique et à la remise en question du système économique capitaliste qui exploite les travailleuses et travailleurs et qui détruisent l’environnement. Nous conclurons en nommant quelques obstacles et angles morts rencontrés depuis la création de la coopérative.

Souveraineté alimentaire

Selon le mouvement paysan international La Via Campesina (2021), la souveraineté alimentaire constitue « […] le droit des peuples à une alimentation saine et culturellement appropriée produite avec des méthodes durables, et le droit des peuples de définir leurs propres systèmes agricoles et alimentaires » (p.2). Les paysannes et paysans (ce qui comprend les membres de la coopérative, ainsi que les travailleuses et travailleurs) de la CFTP sont convaincus que la production agricole locale, par le peuple et pour le peuple, à l’intérieur d’un système alimentaire qui reconnaît la dimension de droit humain à la nourriture, et non d’une commodité monnayable, est la base de la responsabilité de la paysannerie acadienne contemporaine.

En effet, une population libre et résiliente est autonome, c’est-à-dire qu’elle a la capacité de créer sa propre matérialité collective, de subvenir à ses besoins primaires en nourriture, et de soustraire sa production aux aléas du marché capitaliste. Concrètement les paysannes et paysans travaillent à produire des légumes biologiques qui sont vendus par l’entremise de paniers hebdomadaires à des gens qui s’inscrivent en tant qu’abonnés ou partenaire de la ferme.

Lors de la saison estivale 2022, qui s’est étalée de juillet jusqu’à la fin octobre, avec une possibilité de continuer plus tardivement pendant l’automne, nous avons cultivé et remis plus de 140 paniers de légumes chaque semaine à nos partenaires. Nous élevons également des animaux de façon à tenter de fermer le cycle des nutriments et des intrants nécessaires à la production de nourriture. Cette production de protéines animales (par exemple, des oeufs, du poulet, de la dinde, du boeuf, du porc et de l’agneau) est vendue aux personnes de la région. Finalement, nous offrons quelques produits transformés, tels que de la sauce piquante et de la marinade de courgettes. La majorité de nos partenaires acceptent de payer leur abonnement en début de saison afin d’alléger le fardeau financier qu’encourt la coopérative en début d’année. Depuis quelques saisons, la coopérative amasse aussi des fonds afin d’offrir des « paniers solidaires » à des familles à faible revenu. Tout en étant reconnaissantes et reconnaissants de ces dons, nous rêvons du jour où les aliments produits et transformés localement seront accessibles à toutes et tous.

Agroécologie

La deuxième valeur de la CFTP est l’agroécologie paysanne. Il s’agit d’une approche qui s’inspire de plusieurs disciplines scientifiques, des concepts et principes écologiques pour la conception et la gestion d’agro-écosystèmes durables (Altieri, 1995; Perez-Vitoria et Sevilla-Guzman, 2008). Celle-ci se définit par un ensemble de pratiques visant à faire émerger une agriculture politique et écologique ancrée dans les territoires, et maîtrisée par les paysannes et paysans eux-mêmes. D’ailleurs, pour les personnes impliquées dans la CFTP, le fait même d’avoir adopté une structure coopérative est un choix politique anti-capitaliste. À la CFTP, nous croyons que la souveraineté alimentaire sans l’agroécologie paysanne est vide de sens et que l’agroécologie paysanne sans la souveraineté alimentaire n’est qu’une technique de production. L’une est l’outil et l’autre, le but à atteindre; elles sont dialectiquement liées l’une à l’autre dans l’action et dans le processus historique.

Il faut cependant franchir plusieurs autres étapes avant de mettre ces deux concepts en action. Concrètement, les personnes souhaitant entreprendre l’expérience de l’agroécologie font face à plusieurs obstacles, y compris au Nouveau-Brunswick où les politiques encouragent la production de masse de certains aliments (par exemple les bleuets, les patates et le sirop d’érable) destinés à l’exportation. Ajoutons à cette situation néo-brunswickoise l’absence de programmes de formation certifiés en agriculture, autant en français qu’en anglais.

Par ailleurs, que ce soit en agriculture traditionnelle ou en agroécologie, les plus jeunes sont aussi plus à risque de vivre l’isolement social, l’endettement, et de souffrir d’épuisement (Radio-Canada, 2023; Wang, 2023) en raison du stress des responsabilités de la ferme, souvent ajouté à la nécessité d’un emploi hors de la ferme pour subvenir aux besoins du foyer.

Un modèle coopératif comme la CFTP aide à lutter contre ces problèmes puisqu’il redistribue le fardeau des tâches agricoles à plusieurs individus plutôt qu’à une seule « maisonnée ». Malgré cet avantage, l’agroécologie demeure très exigeante en termes de main-d’oeuvre, notamment au niveau du désherbage pour éviter l’usage de pesticides chimiques, mais aussi en ce qui concerne les récoltes, les transplants et les soins aux animaux.

Pour pallier cette surcharge de travail, la CFTP adhère au réseau World Wide Opportunities on Organic Farms (WWOOF) depuis ses débuts. Le réseau WWOOF est un effort mondial visant à lier les visiteuses et visiteurs aux agricultrices et agriculteurs biologiques, à promouvoir un échange éducatif et à créer une communauté mondiale consciente des pratiques agricoles écologiques (WWOOF Canada, s.d.). Avec sa plateforme en ligne et moyennant des frais annuels aux participantes et participants, cette organisation permet de jumeler des fermes biologiques à des personnes souhaitant échanger leur main-d’oeuvre en échange de repas et d’hébergement. À l’exclusion des dernières années bouleversées par la pandémie mondiale de COVID-19, la CFTP accueille normalement plusieurs personnes « WWOOFeuses » chaque saison. Ces personnes viennent des Maritimes, mais aussi d’autres provinces canadiennes ou d’ailleurs dans le monde. Nous avons accueilli des gens de France, d’Allemagne, des Pays-Bas, de Catalogne, du Chili, du Mexique, du Salvador, pour ne nommer que quelques pays.

En plus de contribuer au fonctionnement de la ferme, ces personnes viennent avec leur personnalité, leur talent et leur bagage d’expériences uniques, ce qui ouvre la porte à toutes sortes de conversations intéressantes dans les jardins, les granges, les serres de la ferme, mais surtout autour de la table à l’heure des repas. La plupart d’entre elles proviennent de milieu urbain et cherchent à se reconnecter (Norton, 2009) à la Terre et à la nourriture. Nous pensons notamment à Louise (nom fictif) qui était timide à son arrivée à la ferme. Elle portait chaque jour une veste noire à manches longues pour protéger sa peau sensible du soleil; elle craignait les insectes qu’elle croisait dans les jardins et elle s’épuisait rapidement à la tâche. Après quelques semaines passées à la ferme, la transformation de Louise fut étonnante. Elle souriait beaucoup plus et pouvait réaliser de multiples tâches de façon autonome sans se fatiguer. Un moment transformateur fut lorsqu’elle décida de nous préparer un repas au thème de la couleur mauve : choux, betteraves, aubergines, etc. C’était un délice gastronomique, et elle confia par la suite que c’était une des premières fois qu’elle cuisinait depuis plus d’un an. Elle a raconté à quel point cet exercice lui avait « redonné une partie d’elle-même ».

En plus du « WWOOFing », la CFTP accueille aussi des bénévoles provenant du Nouveau-Brunswick. Ces personnes passent entre une journée et une semaine pour aider à la réalisation de diverses tâches. Ce sont des étudiantes et étudiants, des travailleuses et travailleurs, des professionnelles et professionnels ou des retraitées et retraités. Ces personnes apportent à la ferme dévouement et énergie positive. C’est le cas de Jonathan (nom fictif), un jeune étudiant qui a passé plusieurs semaines avec nous. Il vivait beaucoup d’anxiété, notamment en raison de la crise climatique. Enfin, à partir d’autres activités de socialisation, la CFTP multiplie les efforts pour rendre la ferme plus accueillante et plus sûre, et ce, pour les personnes issues de groupes minoritaires (minorité de genre, communauté LGBTQ2+, minorités racialisées, personnes autochtones et personnes en situation de handicap) : réaliser des murales, hisser des drapeaux, présenter l’heure du conte avec une drag queen et participer au festival rural.

Coopération et autogestion

La troisième valeur concerne la coopération et l’autogestion. Pour les membres cogestionnaires, ces concepts impliquent la mise en place d’une démocratie réelle et directe au sein du processus décisionnel de notre coopérative, c’est-à-dire la suppression de toute hiérarchie de pouvoir. Ces valeurs renvoient aussi à la transparence et à la légitimité des décisions, à la non-appropriation par certains individus des richesses produites par la collectivité, à l’affirmation de l’aptitude à s’organiser sans dirigeantes et dirigeants. La coopération est une valeur cardinale de notre collectif au sens où la mise en commun des produits de la force de travail crée les richesses matérielles et intellectuelles des communautés dans le contexte des changements climatiques. Les classes populaires sont les premières victimes de la crise climatique (Legault et coll., 2021). Nous avons donc un grand intérêt à lutter contre cette crise et pour y arriver : il faut redonner le pouvoir aux citoyennes et citoyens ordinaires et instaurer plus de démocratie (Legault et coll., 2021).

Certaines personnes disent que la démocratie directe est trop lente pour surmonter l’urgence climatique. Cependant, nous croyons qu’un processus participatif peut être plus long, mais offrir un avantage crucial, soit une meilleure adhésion des personnes et des groupes aux décisions prises pour le bien commun. La démocratie directe est le mécanisme de la CFTP depuis ses débuts par les membres fondatrices et fondateurs. Le partage équitable des tâches agricoles, des tâches administratives et de la gestion mondiale de l’entreprise demeure un défi malgré la bonne volonté des membres pour appliquer l’autogestion. Il s’agit d’un processus en constante évolution et transformation.

Exemples de la CFTP

Avant de conclure, nous souhaitons exposer deux exemples d’initiatives à travers lesquelles la CFTP met en application les trois valeurs présentées dans les paragraphes précédents. Il s’agit pour nous de moyens d’agir concrètement aux niveaux social et écologique dans le contexte mondial du néolibéralisme alimentant l’urgence climatique. Le premier exemple est un projet d’échange de légumes et de conserves. Le second exemple est l’acquisition d’une vache laitière collective.

La première initiative a été mise en place en 2017. Nous offrons gratuitement des légumes et du matériel (ex. des pots Mason) à des gens de la communauté, qui, en échange, nous donnent des conserves. Ainsi, une personne de la communauté ayant le savoir-faire pour la confection de conserves, échange sa force de travail physique (temps, transformation et manutention des conserves) et intellectuel (recettes, technique de transformation alimentaire et de salubrité) contre les matières premières (légumes, fines herbes, protéines animales, pots, couvercles, etc.) cultivées par l’équipe de la coopérative. Ces personnes gardent la moitié du produit fini et offrent l’autre moitié aux membres de la coopérative.

Cette pratique est basée sur ce que l’anthropologue Marcel Mauss (2021) appelait le don et le contre-don. Cette pratique de création de solidarité, fondée sur la réciprocité et la mutualité, fonctionne avec la participation de plusieurs à l’échange de savoirs intellectuels et de produits matériels, mais en faisant abstraction de la monnaie comme contrepartie. Ce processus d’échange permet également d’accroitre l’accessibilité de produits agroécologiques frais, de saison et locaux aux personnes impliquées dans le processus de transformation. De même, les paysannes et paysans de la coopérative ont accès à un produit de conserve pouvant être consommé durant les mois d’hiver.

Notre deuxième initiative est l’acquisition d’une vache laitière Jersey, affectueusement nommée Alice par la communauté des membres et amis et amies de la CFTP. La prise de décision, le transport, l’entretien, l’achat d’intrants, l’hébergement, la traite, la transformation et la consommation des produits de laitage participent à l’instauration de la praxis instituante du commun. Selon Dardot et Laval (2015), pour être en présence d’un réel changement dans nos relations sociales envers la propriété et dans nos imaginaires politiques, il faut instaurer le principe du commun.

Par la présence d’Alice, nous renforçons l’apport de protéine animale crue dans l’alimentation quotidienne des membres du projet, tout en participant au développement social de la réalité politique basée sur l’entraide. Car comme le disait Kropotkine : « Pas de compétition! La compétition est toujours nuisible […]. C’est le mot d’ordre que nous donnent le buisson, la forêt, la rivière, l’océan. Unissez-vous! Pratiquez l’entraide! C’est le moyen le plus sûr pour donner à chacun et à tous la plus grande sécurité, la meilleure garantie d’existence et de progrès physique, intellectuel et moral » (2001, p. 80).

Par le biais de nos initiatives d’échange de conserves et par l’acquisition de notre vache Alice, nous réussissons à mettre en pratique les valeurs de souveraineté alimentaire, d’agroécologie, de coopération et d’autogestion. Il s’agit de moyens que nous avons réussi à mettre en place afin de contribuer à la transformation politique, économique et sociale nécessaire, selon nous, à la transition climatique. C’est ainsi que nous contribuons modestement à la remise en question du système économique capitaliste qui exploite les travailleuses et travailleurs, et qui détruit l’environnement.

Conclusion

Trois valeurs guident la démarche de notre coopérative qui fêtait son cinquième anniversaire l’année dernière. Afin de contribuer à la transition climatique, nous sommes guidés par les valeurs de souveraineté alimentaire, d’agroécologie, ainsi que de coopération et d’autogestion. Les membres de la coopérative souhaitent remettre en question le système capitaliste qui exploite les travailleuses et travailleurs et qui détruit l’environnement. Nous avons adopté des initiatives concrètes comme alternative à ce système économique et à la crise climatique qu’il produit.

Il est important pour nous de reconnaître que notre démarche n’est pas sans défi ni angle mort. Les forces externes systémiques, les contradictions du capital et l’hégémonie culturelle néolibérale exercent en permanence leur rapport de force sur la structure et sur les individus de la coopérative. Ce qui exacerbe la vulnérabilité d’une petite ferme diversifiée et collective subissant d’importantes pressions sous le poids immense des structures contre lesquelles les paysannes et paysans se battent quotidiennement.

La pérennité économique de notre expérience coopérative, dans un contexte d’inflation grandissante, la résilience des agro-écosystèmes face à un désastre climatique imminent, ainsi que le renouvellement d’une relève paysanne acadienne dans un contexte de pénuries de travailleuses et travailleurs, au vieillissement de la population néo-brunswickoise seront les défis majeurs d’un futur incertain. De plus, nous sommes conscients que nous n’avons pas toutes les réponses aux divers questionnements qui animent notre initiative et que nous n’avons pas mis en place toutes les solutions pour lutter contre les changements climatiques et les systèmes qui les nourrissent. En guise d’exemple, nous utilisons des tracteurs qui consomment du pétrole et nous ne sommes pas en mesure d’offrir un salaire répondant au coût de la vie pour les personnes travaillant à la coopérative. Cela étant dit, ces défis et ces angles morts ne nous empêchent pas de continuer à garder espoir et à travailler afin d’améliorer constamment nos pratiques afin de mettre en oeuvre notre vision.

Nous pensons que l’humanité est à la croisée des chemins de la croissance infinie et illimitée du capitalisme. La santé de notre Mère la Terre est la condition de possibilité de toutes les formes de vie, il importe de la traiter avec respect et nous pensons que notre manière d’envisager notre rapport avec elle passe également par une profonde transformation des rapports sociaux. Le pouvoir, la domination, la hiérarchie, l’exploitation, tout cela doit laisser place à la solidarité, à la coopération, à l’entre-aide et à l’autogestion.