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Le travail social face au changement climatique

Les données scientifiques du GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) sonnent l’alarme depuis plusieurs années sur la sévérité du changement climatique anthropogénique (CC) et la manière dont la planète en est affectée (IPCC, 2022). L’exploitation et la combustion des énergies fossiles dans le cadre des activités industrielles et de services posent d’énormes défis écologiques, sociaux et sanitaires à la planète. Depuis plus d’un siècle, ces activités ont engendré des émissions de gaz à effet de serre (GES) qui se sont hautement et rapidement concentrés dans l’atmosphère. Ces gaz ont entraîné différentes formes de pollution et ont enclenché le changement climatique anthropogénique; cette série de phénomènes a des impacts délétères sur les populations humaines et, plus largement, sur la biodiversité (IPCC, 2022). L’augmentation des températures moyennes engendre et continuera à engendrer une chaîne d’impacts irréversibles et des transformations climatiques multiniveaux, et ce en fonction de la vitesse à laquelle les pays atteindront la carboneutralité (Nations Unies, 2021). Ainsi, les conséquences du CC sont nombreuses, jugées irréversibles, dans une certaine mesure incertaines, mais se multiplieront très vraisemblablement à l’avenir (IPCC, 2022). D’ailleurs, depuis quelques années, le Canada est affecté par des événements climatiques particulièrement extrêmes, comme des canicules, des feux de forêt, des sécheresses, des précipitations anormales, des inondations et même des ouragans (Gouvernement du Canada, 2021). La province du Québec n’y échappe pas dans la mesure où, en plus des fortes inondations, notamment lors des printemps 2017, 2019 et 2023, la province a été plus récemment touchée par des canicules et des feux de forêt (Gouvernement du Québec, 2023).

Lors de ces événements climatiques extrêmes, plusieurs travailleuses sociales et travailleurs sociaux ont été déployés en urgence sur le terrain pour venir en aide à la population. Cependant, en ce qui concerne ce champ de pratique, le travail social n’a pas encore fait de l’exploitation des ressources naturelles et de la détérioration de l’environnement subséquente un objet d’attention prioritaire (Coates, 2003). Même si la profession en reconnait l’importance, la domination du modèle thérapeutique nord-américain et son attention quasi exclusivement dirigée vers la personne dans son environnement social (person-in-environment) conduit à une incapacité à créer des liens entre ce champ de connaissances et l’environnement dans son interrelation profonde (Gray et Coates, 2012).

Pour certains, la détérioration globale de l’environnement impose de porter un regard critique sur les fondements à la fois ontologiques et épistémologiques de cette discipline et ses obligations envers les individus et leurs environnements. Au Canada, la timide prise de conscience dans le champ du travail social en lien avec les effets délétères de la pollution environnementale touchant notamment les Premières Nations (Waldron, 2018) et les communautés les plus défavorisées, remonte aux années 1980 (Gray et Coates, 2012). Depuis, quelques professionnelles et professionnels du travail social ont rejoint le mouvement, prônant une justice environnementale, puisqu’il est vrai que la pollution des sols, de l’air et de l’eau, les déchets industriels, les transports et certaines pratiques agricoles potentiellement dangereux affectent disproportionnellement certaines populations qui sont vues comme étant plus vulnérables à ces menaces mondiales (Gray et Coates, 2012). Ce type d’injustice écologique, qui touche le domaine du social et celui de la santé, devrait donc logiquement intéresser le travail social (Dominelli, 2014). Ainsi, l’implication de la profession viserait l’amélioration de la résilience des systèmes environnementaux et sociaux, ce qui implique de « les rendre à la fois moins vulnérables aux impacts néfastes des aléas tout en y adressant les questions à long terme de soutenabilité » (Quenault, 2013, p. 3).

Problématique

La dimension ontologique, politique, sociale et sanitaire des inondations

L’une des conséquences du CC est qu’au Canada, le cycle hydrologique est affecté, voire accéléré, dans son entièreté (IPCC, 2022). À ce sujet, on peut s’attendre à une augmentation moyenne des précipitations, et lorsque ces dernières sont extrêmes, les risques d’inondations croissent dans certaines régions. De plus, une augmentation du risque des inondations côtières est à prévoir dans l’avenir (IPCC, 2022). Inversement, puisque le cycle hydrologique sera déséquilibré dans son ensemble, on peut s’attendre à une réduction des précipitations estivales dans les régions du sud du pays, ainsi qu’à des risques de pénuries d’eau douce durant la même saison. Qui plus est, d’autres phénomènes liés aux émissions de GES et au réchauffement climatique modifieront les écosystèmes et auront des effets délétères sur la vie humaine et non-humaine : pollution, acidification et élévation du niveau des mers et des océans, et appauvrissement de la biodiversité (Warren et Lemmen, 2014).

Au Québec, il est important de prendre en compte le fait que « la majorité de la population québécoise habite à proximité du réseau hydrographique et environ 80 % des municipalités riveraines sont exposées au risque d’inondations » (Ouranos, 2023). En ce qui a trait au contexte étudié, les intervenantes et intervenants sociaux ont déjà observé une plus grande sévérité et dangerosité des inondations de 2019 comparativement à 2017 (Lansard et Maltais, 2021). Même si les zones géographiques ont été impactées à des degrés inégaux, dans les deux cas, nous retrouvons la transformation du territoire comme enjeu central (Hamelin, 2021). Ceci nous fait dire, comme d’autres auteurs (Wilhelmi et Hayden, 2010), que les enjeux de risque et de vulnérabilité concernant les événements climatiques doivent prendre en compte les composantes géographiques, politiques et sociales.

Actuellement, les interventions psychosociales à apporter durant un désastre, comme les inondations, sont classées selon quatre grandes phases : la prévention, la préparation, l’intervention et le rétablissement (Morin, 2008). Dans ce cas-ci, à partir de la phase de préparation, les intervenantes et les intervenants psychosociaux des CISSS ou CIUSSS proximaux aux zones touchées sont déployés sur le terrain pour venir en aide à la population. Tout en travaillant en partenariat avec d’autres actrices et acteurs, les intervenantes et intervenants réalisent une myriade d’actions qui tentent de répondre aux besoins des gens affectés par les inondations, en termes d’hébergement, d’accueil, d’orientation vers des ressources diverses, de démarches auprès des autorités publiques, de séances d’informations psychosociales de concert avec les municipalités, d’animation de séances de groupe et de partage expérientielles, de soutien et de consultation individuelle psychosociale afin de faire face aux problèmes de santé mentale ou de fonctionnement social (RIISQ, 2020). De plus, lors du rétablissement, les intervenantes et les intervenants offrent, entre autres, un soutien administratif et juridique, une aide au relogement et un soutien psychosocial (Généreux et coll., 2019).

Grâce au type d’intervention psychosociale apporté, nous remarquons dans quelle mesure les déterminants écologiques sont en relation avec les déterminants sociaux de la santé (Watts, et coll., 2015). Ainsi, les CC entraînent des effets sur la santé des populations qui peuvent varier selon leur vulnérabilité aux événements climatiques, qui elle-même dépend de facteurs politiques, sociaux et économiques (macro et micro) (Wilhelmi et Hayden, 2010). Par exemple, ces effets peuvent affecter le bien-être et la santé mentale des populations, entraînant une panoplie d’écoémotions[5], de détresse psychologique, d’anxiété, de dépression, de tristesse, de trouble de stress post-traumatique, de consommation de substances et de pensées et/ou d’actes suicidaires (IPCC, 2022). De plus, les événements extrêmes peuvent provoquer des blessures, entraîner ou aggraver la fréquence de certaines maladies infectieuses et chroniques, et même entraîner des décès (Gouvernement du Canada, 2004 ; Krug et coll., 1998). Enfin, ils contribuent à l’insécurité alimentaire, aux difficultés d’accès à l’eau potable, aux mouvements migratoires, et à l’accroissement de potentiels conflits géopolitiques (Nations Unies, 2021 ; Watts et coll., 2019).

En somme, si les variations spatiales et temporelles des CC et de ses effets sont à prendre en compte, il est d’ores et déjà essentiel de ne pas limiter notre attention aux réponses ponctuelles face aux risques et menaces des CC, mais de resituer l’intervention face aux enjeux et défis climatiques, sociaux et sanitaires de façon relationnelle, intégrée et préventive.

Le paradigme écosocial : une autre proposition pour le travail social 

Une vision plus globale et relationnelle entre les domaines de l’intervention sociale et de la vie planétaire

Afin d’étayer notre réflexion, nous proposons d’orienter la discussion à la lumière du paradigme écosocial. Selon sa définition : « le cadre écosocial met le travail social structurel au défi de suivre les principes du développement durable, et considère les questions environnementales comme un élément crucial des objectifs et des activités pratiques du travail social structurel » (Närhi, 2018, traduction libre). Cette perspective pose un regard plus global, plus large et plus relationnel que la réponse ponctuelle dirigée vers le risque et la menace de chaque événement climatique pris séparément (ce qui n’exclut évidemment pas la spécificité de chaque cas et de la réponse que chacun de ceux-ci impose). Le cadre écosocial nous invite à porter un regard politique et social sur les événements climatiques tels que les inondations, dans une logique préventive et juste (Coates, 2003). Cette base théorique se transpose également dans la formation et profession du travail social qui tient compte de la vulnérabilité et des inégalités sociales de santé (ISS), et s’ancre dans toutes les composantes de l’environnement. Enfin, ce cadre propose une vision décloisonnée et transversale des principes d’actions et vise la transformation d’une société selon les principes de durabilité et d’équité (Boetto, 2017).

Le paradigme écosocial se décline en plusieurs composantes d’ordre conceptuel reliées les unes aux autres :

  • la conscience globale;

  • la communauté d’entraide;

  • le bien commun;

  • l’engagement, la participation, le partenariat et les valeurs communes;

  • la participation et la décentralisation politique et économique (Coates, 2003).

À la lumière de ces éléments, nous proposons de discuter non seulement les fondements épistémologiques du travail social, mais aussi, d’un point de vue interventionnel, sa place et son rôle vis-à-vis des enjeux environnementaux. Le tout en nous appuyant sur des données de recherche portant sur ce type d’intervention d’urgence et selon les perspectives des intervenantes et des intervenants psychosociaux ayant opéré lors des inondations de 2017 et 2019 au Québec (Hamelin, 2021 ; Lansard et Maltais, 2021).

Méthode de recherche

Mise en contexte de l’étude

Les données sur lesquelles s’appuie cette étude ont été collectées lors d’une recherche sur l’évaluation sociosanitaire des inondations de 2017 et 2019. Dans le cadre de la recherche initiale, plusieurs objectifs étaient énoncés, dont : « Déterminer les stratégies d’intervention sociosanitaire en contexte d’extrêmes hydrométéorologiques les plus efficaces pour soutenir la résilience, en évaluant les interventions dans les régions touchées par les inondations de 2017 et 2019 et leurs impacts » (Généreux et coll., 2019). De plus, les thèmes suivants ont, entre autres, été abordés lors des entretiens initiaux : la nature et le contexte des interventions mises en place par les différents acteurs, le type de partenariat entre les différentes intervenantes et les différents intervenants, les principales difficultés lors des différentes phases du sinistre et les facteurs contribuant ou non à la résilience des personnes sinistrées et des intervenantes et intervenants (Généreux et coll., 2019 ; Lansard et Maltais, 2021).

Les éléments présentés dans cet article résultent d’une analyse secondaire de certaines entrevues issues des groupes de discussion réalisés dans le cadre de l’étude initiale[6]. Cet article s’appuie sur des données issues de groupes de discussion dans 4 CISSS[7] ou CIUSSS[8] du Québec (Laurentides, Outaouais, Montérégie, Montréal).

Recrutement et critères d’inclusion

Afin d’orienter la sélection des candidates et des candidats, l’équipe de chercheuses et chercheurs a fourni aux responsables des mesures d’urgence de chaque établissement, certains critères de sélection, comme un nombre minimal d’heures effectuées sur le terrain, la représentativité de chaque service impliqué lors des inondations et la variété des expériences des intervenantes et des intervenants. De plus, les participantes et participants devaient toutes et tous avoir été en fonction, à titre de gestionnaires ou d’intervenantes ou d’intervenants, durant les inondations de 2017 et/ou de 2019.

Devis et collecte des données

Les données proviennent de onze entrevues de groupes focalisés de type semi-structuré (n=11), réalisées avec les intervenantes et les intervenants psychosociaux et gestionnaires des CI(U)SSS. Au total, il s’agit du discours de 54 participantes et participants (n=54)[9]. En ce qui concerne la collecte des données, celle-ci s’est étalée sur un mois, soit de fin octobre à fin novembre 2019. Les groupes de discussion étaient enregistrés et ont duré entre 90 minutes et trois heures, dépendamment du nombre de répondantes et de répondants par groupe, de leur disponibilité et de leur volubilité. La nature des données recueillies durant les groupes de discussion a pris la forme d’entrevues semi-structurées, avec un guide d’entrevue déterminé ne comprenant que des questions ouvertes. À la suite de cela, les entrevues ont été retranscrites intégralement par une professionnelle de recherche.

Objectif d’analyse

L’objectif principal de cet article consiste à réfléchir de manière globale au travail social dans le contexte du changement climatique, à partir des perceptions des 54 intervenantes et intervenants, après des événements climatiques extrêmes et particuliers. Cette étude s’adresse plus particulièrement au champ du travail social tant dans sa dimension académique et professionnelle que dans l’intervention spécifique/locale jusqu’à l’intervention générale/globale. Plus précisément, nous nous posons la question suivante : de quelle manière le paradigme écosocial permet-il de porter un regard critique sur les interventions mises en place par les C(I)USSS face aux risques engendrés par les inondations au Québec?

Stratégies, étapes d’analyse et d’interprétation des données

Le paradigme écosocial a pris la forme d’un cadre d’analyse sur lequel nous nous sommes appuyés tout au long de l’analyse des données (Coates, 2003). Pour ce faire, divers objectifs ont été identifiés : cerner les perceptions des intervenantes et des intervenants sur les inondations, saisir les enjeux et les défis des interventions psychosociales dans ce contexte et repérer les propos des intervenantes et des intervenants concernant les impacts sur les populations affectées par les inondations. Ces actions nous ont permis de baliser les éléments clés pour ensuite utiliser la classification par codage (Huberman et Miles, 1994). En effet, cette analyse s’est inspirée des étapes clés proposées par Paillé (1994) : la codification, la catégorisation, la mise en relation, l’intégration, la modélisation et la théorisation.

Le contenu des groupes de discussion a ainsi été analysé à l’aide d’une méthode par codage mixte, dans un premier temps en utilisant un codage fermé, en référence à des concepts préexistants, issus des cadres théoriques et indicateurs retenus. L’étude s’avère donc plutôt déductive, dans la mesure où les catégories du cadre écosocial ont été assignées aux données et ont permis d’établir des liens entre les verbatims. Dans un second temps, un codage ouvert a été élaboré au fur et à mesure de l’analyse en intégrant des codes « in-vivo » collant davantage au langage des participantes et des participants (Van der Maren, 1996). En ce sens, plusieurs allers-retours entre ces deux niveaux d’interprétation, et entre la théorie et la pratique ont été réalisés.

Considérations éthiques

Les chercheuses et les chercheurs ont obtenu un certificat d’éthique et ont été contraints de respecter ces critères rigoureux lors de l’étude. Ils ont également obtenu les convenances éthiques institutionnelles relatives à chacun des 4 CI(U)SSS impliqués.

Résultats 

Description des groupes focalisés et des participantes et participants (N= 54 répondantes et répondants)

Description des groupes focalisés et des participantes et participants (N= 54 répondantes et répondants)

 (suite)

Description des groupes focalisés et des participantes et participants (N= 54 répondantes et répondants)

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La conscientisation écologique : dichotomie des pensées encore bien réelle

Coates (2003) souligne l’importance de conscientiser de plus en plus d’individus à vivre en communion avec la nature et avec toutes les espèces afin d’arriver à une transformation sociétale globale. En effet, cette conscientisation écologique permettrait aux individus de réaliser des actions quant à la protection du territoire, mais également d’aborder des réflexions sociales concernant l’interrelation entre la nature et l’humanité, et donc l’intérêt de placer la planète au centre de la vie; le destin de l’espèce humaine y étant directement lié.

Dans les groupes de discussion, plusieurs intervenantes et intervenants ont tenu des propos qui font écho à la conscientisation écologique. Elles et ils soulèvent que, bien qu’une partie de la population affectée par les inondations voit directement un lien entre celles-ci et les changements climatiques globaux, d’autres ne croyaient ni aux CC ni à leurs liens avec les inondations : « Il y en a beaucoup, beaucoup qui me disaient… non, moi je ne crois pas à ça, les changements climatiques. Donc ceci est quelque chose qui m’a beaucoup apeuré pour le futur » (groupe 3). Ceci a suscité une gamme d’éco-émotions pour celles et ceux impliqués auprès des sinistrés : « Ça me faisait peur à quel point les gens ne croyaient pas au réchauffement climatique, vraiment, ça m’a frappé beaucoup » (groupe 3).

En ce sens, pour certaines intervenantes et certains intervenants, l’accentuation de la fréquence des inondations printanières au cours des années 2017 et 2019 semble corroborer les informations scientifiques qui prédisent une intensification des inondations dans certaines régions du Québec (Gouvernement du Canada, 2022). En effet, l’appréhension est bien présente : « Ce n’est plus juste un sinistre, ça va être une normalité bientôt » (groupe 11). Les intervenantes et intervenants psychosociaux sont donc appelés durant la crise, mais rapportent que la prévention est réellement sous-investie, voire absente dans leurs actions posées lors des inondations. Celles-ci et ceux-ci rapportent :

C’est ridicule qu’on mette toutes nos énergies au support, à l’intervention, mais pas à la prévention […] Même si tout le monde met de belles énergies, on ne sera pas à notre dernière inondation.

groupe 1

En effet, aucune participante ni aucun participant n’a fait référence à la phase de prévention, si ce n’est pour souligner ce manque. Pourtant, cette carence a entraîné des réactions des participantes et participants, car cette phase est essentielle afin d’accroitre le développement de la conscience mondiale visant la compréhension de l’interdépendance des espèces et leur unicité dans le territoire.

La communauté d’entraide : un support précieux mais fragile

Coates (2003) aborde l’importance de la connexion et des relations entre les individus, qui permettent de construire une adhésion communautaire. Ces liens serviraient à développer l’appartenance de la communauté à son territoire et la pertinence de prendre des décisions durables localement. Ainsi, l’attachement à un territoire et à ses ressources est essentiel pour arriver à une communauté socialement engagée à la protéger.

Dans le même ordre d’idée, nous remarquons que la communauté d’entraide est également représentée par un système de santé et des services sociaux, qui offrent un soutien social à la population. Dans le cas observé, de nombreuses intervenantes et intervenants psychosociaux des CI(U)SSS ont été déployés pour venir en aide aux gens touchés par l’événement, et la présence des spécialistes a eu une incidence réelle sur le nombre de demandes d’aides psychosociales ultérieures :

J’aimerais que la haute direction comprenne que plus qu’on est sur le terrain, possiblement que moins on va avoir de gens dans nos services après. Alors l’impact est bon d’être sur le terrain, c’est les bonnes pratiques.

groupe 18

Malgré plusieurs initiatives d’entraide durant les inondations, les participantes et participants ont rapporté que plusieurs de leurs interventions à caractère psychosocial visaient l’individu plutôt que la communauté dans son ensemble.

De plus, certaines répondantes et certains répondants ont rapporté une diminution du support municipal, des initiatives citoyennes et de l’entraide globale lors des inondations de 2019, comparativement à l’aide reçue en 2017. En effet, lors du second événement, les intervenantes et intervenants ont souligné l’épuisement du réseau de soutien des personnes sinistrées, des opinions divisées au sein des membres d’une même communauté, ainsi que l’augmentation des tensions sociales entre les citoyennes et les citoyens.

Il n’a pas vu beaucoup d’entraide cette année en 2019. En 2017, il y avait une entraide phénoménale entre voisins et il n’a pas connu ça cette année. Il a même connu des divergences entre voisins…

groupe 18

En parlant du soutien dans la communauté, certaines des répondantes et certains des répondants ont entendu les propos suivants de la part de citoyennes et de citoyens non inondés : « Qu’ils s’arrangent avec leur trouble, c’est eux autres qui restent sur le bord de l’eau, pourquoi nous autres on payerait pour… » (groupe 11). Enfin, cet affaiblissement global du réseau de soutien s’est répercuté sur les habitants impactés, qui se sont retrouvés davantage stigmatisés et isolés des autres résidents, créant « une population un petit peu plus divisée » (groupe 18). Cette diminution de soutien a semblé être ressentie au gré de la récurrence des inondations, et cela s’avère inquiétant si la tendance des catastrophes climatiques se maintient ou, pire, s’accroit.

Le bien commun : des inégalités qui se creusent au fil des événements

La notion « The common good » implique des dimensions collectives et participatives, et s’intéresse à la fois au caractère sacré de l’écosystème et à la justice sociale. Selon Coates (2003), il s’agit d’une éthique environnementale qui est le fruit d’un développement spirituel amenant à élargir la composante individuelle à l’ensemble des êtres. Dans cette optique, les actions prennent en compte le bien de tous (humains et non humains). Cette conception du monde est d’ailleurs bien présente dans les traditions autochtones qui nous amènent à considérer le territoire comme un projet de vie, et ce en pensant aux générations futures. Par exemple, pour les institutions et les citoyennes et citoyens, il s’agit de reconnaitre différentes formes de propriétés collectives et d’utiliser le pouvoir octroyé sur ces espaces, afin d’en assurer la protection.

Nous pouvons constater un écart entre les faits rapportés dans les entrevues et la notion du bien commun socio-environnementale. Les intervenantes et intervenants ont partagé des exemples d’injustice dans la mesure où les quartiers les plus défavorisés ont été davantage touchés par les inondations : « Malheureusement, les sinistrés, des trois années, c’est toujours des secteurs où se trouvent les gens les plus démunis, les gens les plus isolés, les personnes âgées, etc., de nos régions » (groupe 1). Ils et elles ont également fait le même lien à l’échelle planétaire : « Malheureusement, toutes les catastrophes arrivent toujours dans les quartiers défavorisés… Et c’est comme cela un peu partout dans le monde, je vous dirais… » (groupe 2). En parallèle à ces inégalités territoriales, toujours selon les observations des répondantes et des répondants, les quartiers défavorisés hébergent un nombre important d’individus vulnérables, ayant moins de ressources. Certaines et certains se retrouvent avec un faible réseau social ou sans aucune forme de soutien.

Les intervenantes et intervenants ont estimé que l’écart était radical entre les gens économiquement mieux nantis et ceux moins fortunés :

J’ai vu un gros clash entre certaines maisons beaucoup mieux nanties versus les pauvres. Il y en avait avec des mégas barricades et la maison d’à côté, juste abandonnée parce qu’ils n’avaient l’argent nécessaire pour la protéger.

groupe 10

Cet écart se répercute notamment sur la capacité des citoyennes et citoyens à protéger leur maison lors de sinistres, mais également sur leur capacité à se reloger ou à rénover leur domicile après le désastre :

Ce qu’on voyait, c’est une augmentation du nombre de personnes sans-abris qui ne sont pas des sans-abris initialement, mais qui sont des personnes qui n’arrivent pas à se reloger après le sinistre

groupe 1

Bien que plusieurs facteurs viennent amplifier les écarts socio-économiques, la redondance des sinistres n’aide en rien au rapprochement des groupes vers un seul et unique bien commun. À l’opposé, au gré des désastres climatiques, nous remarquons que les besoins de base et l’accessibilité à des logements abordables ont été ébranlés :

Quand on est rendu au troisième sinistre, il y a un impact par rapport à la capacité et l’accès au logement. À notre troisième sinistre (inondations et tornades), ça l’a détruit en entier des blocs appartements comprenant des centaines de logements. Donc, la capacité de se reloger avec les moyens financiers que tu as est très difficile.

groupe 1

Ces écarts de classes représentent des enjeux pour la santé des populations et constituent donc une composante légitime pour le travail social puisque celle-ci s’inscrit dans l’attention portée à l’écosystème et à l’équité des habitantes et habitants, afin de briser les oppressions.

Engagement, partenariat et valeurs communes : des savoirs très centrés sur la gestion des conséquences

Coates (2003) aborde également l’élément de la Capacity of building, comme étant, entre autres, la capacité à élargir les approches, principes et valeurs des collectivités afin d’arriver à une vision plus congruente avec les écosystèmes. Ce développement participatif issu des valeurs communes inclurait le savoir-faire, les habiletés et les initiatives locales. De cette façon, les collectivités seront capables de s’unir autour de buts communs pour produire et réaliser des investissements (non seulement financiers) dans les domaines écologiques, en vue d’améliorer et de préserver leur habitat. Ce concept met l’accent sur l’aspect central de l’engagement communautaire, les équipes interdisciplinaires et la responsabilité partagée de tous les acteurs en termes d’écologie.

Il est clair que les intervenantes et intervenants aspirent à faire évoluer leurs savoirs afin de prévenir les catastrophes climatiques futures et d’y répondre plus efficacement. À cet effet, les spécialistes souhaiteraient disposer d’équipes psychosociales dédiées à la santé environnementale dans chacun des CISSS et CIUSSS du Québec. Ces spécialistes soulignent plusieurs aspects positifs de cette proposition :

Avoir des gens qui étaient là de façon récurrente avec les mêmes partenaires, ça faisait, une intervention plus solide, plus concrète.

groupe 10

Le fait d’avoir toujours les mêmes personnes sur les mêmes territoires, ça facilite la vision macro de tout le déploiement de l’ensemble des opérations.

groupe 18

Concernant la formation au sujet des concepts clés de l’intervention en situation de sinistre, presque la moitié des répondantes et répondants (n=26, 48,1 %) ont reçu une formation du MSSS (ministère de la Santé et des Services sociaux) ou du CRAIP (Centre de Recherche appliquée en intervention psychosociale) avant d’intervenir. En effet, la formation constitue un excellent moyen de développement des connaissances, et elle est recommandée par la majorité des intervenantes et intervenants afin d’adopter les meilleures pratiques : « C’est méga important en prévention de former notre monde… On le sait que les inondations vont revenir » (groupe 9). Celles et ceux-ci proposent même que la formation sur les mesures d’urgence soit suivie par les gestionnaires des CI(U)SSS, afin d’assurer un langage commun et de favoriser le délestage d’employées et d’employés pour cet enjeu. Plus important encore, « ça prend un CISSS qui a une direction générale qui y croit et qui a un plan de déploiement » (groupe 9). Les intervenantes et intervenants soulèvent l’importance d’ajouter des volets spécifiquement liés aux « crises climatiques » et ajoutent celle de former les équipes bien en amont de la survenue d’une catastrophe.

Selon les participantes et participants, appuyer une approche réseau et multidisciplinaire demeure aussi un élément primordial dans la transmission d’informations et dans la planification des interventions. L’importance de l’implication de divers partenaires et scientifiques ayant des expertises différentes a été soulignée, car elle permettrait de faire avancer les savoirs : « Il y avait un expert en hydrométéorologie […], il prenait des données pour environnement Canada… » (groupe 11).

La participation, décentralisation politique et économique : un pouvoir centralisé

La démocratie participative est la mise en place de mesures pour inciter (ou favoriser) le pouvoir à agir auprès de tous les groupes, y compris les moins privilégiés, et à faire en sorte que ceux-ci soient tous représentés dans les processus décisionnels. La décentralisation permettrait le renforcement du pouvoir des collectivités locales qui auraient une meilleure flexibilité pour agir, notamment concernant l’adoption de modes de vie plus durables. De plus, suivant la participation démocratique des populations locales, les individus auraient une plus grande considération des causes à effet découlant de leurs décisions.

Les intervenantes et intervenants mentionnent que la gestion des inondations a été très centralisée dans des paliers plus élevés du gouvernement. L’une de ces conséquences est que l’information en provenance des ministères n’est pas toujours acheminée aux spécialistes déployés sur le terrain : « On parle d’une tragédie administrative, un sinistre administratif… » (groupe 17). En effet, dans le discours issu des groupes focalisés, il a été possible de constater ce manque de communication et le désengagement de certaines instances gouvernementales. Pourtant, ce sont les intervenantes et intervenants qui doivent, au quotidien, soutenir, aider et diriger les sinistrés dans leurs démarches administratives et politiques. Cette citation appuie ces dires : « Il y a une déresponsabilisation au niveau politique envers leurs citoyens. Les intervenants psychosociaux, on vient “patcher” ce qu’ils ne font pas » (groupe 1).

De plus, un écart entre le rôle descriptif des travailleuses et travailleurs sociaux et la pratique professionnelle issue du terrain a été souligné. Selon la description du travail social, cette profession est impliquée dans la défense collective des droits sociaux : « L’accompagnement, le soutien, la défense de droits, la représentation et la mobilisation de ressources personnelles et de ressources sociales » (OTSTCFQ, 2013, p. 7). En revanche, lors d’enjeux liés au droit de se loger, au moment où certains habitants devaient être relocalisés puisque leurs maisons devaient être détruites, nous sentons que les spécialistes de l’intervention étaient volontairement moins impliqués lors des rencontres entre les regroupements citoyens et les municipalités. Ceux-ci ont exprimé leurs réticences à s’impliquer puisque « les deux parties allaient nous demander d’être juges » (groupe 11).

Discussion 

Dans les données de l’étude, le travail social se heurte à certaines limites de l’intervention psychosociale prévue lors de la survenue d’une catastrophe. Ainsi, la discussion permettra d’observer certains enjeux liés aux processus de transitions écologiques en travail social.

Quelle est l’implication du travail social dans la conscientisation mondiale?

Changing our way of thinking is the first step to changing a civilization.

Lester Milbrath (1989, p.166)

Les intervenantes et intervenants rencontrés et les individus qu’ils côtoient n’ont pas tous la même compréhension du phénomène des inondations. Bien que ces dernières n’aient plus un caractère exceptionnel, il existe encore une méconnaissance des risques auxquels les populations sont exposées. Globalement, le défi demeure dans la transmission d’informations et dans la reconnaissance des liens entre tous les êtres vivants, humains et non-humains. Ceci serait un premier pas vers une transformation sociale qui tendrait vers une protection de l’environnement et vers une justice sociale (Coates, 2003). Le travail social serait partie prenante dans la conscientisation en renforçant les connaissances des communautés et en oeuvrant en amont des catastrophes climatiques. En ce sens, une option consiste à insister sur l’éducation en contexte de changement climatique pour ensuite mieux prévenir les risques et intervenir en support aux communautés locales avant les crises. Les travailleuses et travailleurs sociaux pourraient ainsi encourager les politiques préventives multiniveaux, par exemple en prônant un mode d’aménagement du territoire intégrant les risques climatiques dans leurs stratégies de développement régional (Quenault, 2013). Également, relativement à la détresse psychologique grandissante en lien avec la détérioration de la planète (St-Jean, 2020), certains experts proposent l’ajout, dans le parcours académique général, de cours de conscientisation socio-environnementale, et ce dès l’enfance. Dans cette optique, les cours, la formation et les séminaires pourraient être vus comme une façon d’intervenir.

Bien que les interventions psychosociales lors d’inondations soient étoffées, nous remarquons qu’elles comportent certaines limites puisqu’elles sont en majorité dirigées ponctuellement vers le risque et la menace (l’événement), sans démontrer de vue globale pour le changement. Il est pourtant indéniable que la mise en place de diverses interventions lors de la phase de prévention pourrait apporter des bénéfices en ce qui a trait à la réduction des facteurs qui vulnérabilisent les individus et les communautés exposés aux catastrophes. En effet, « les analyses démontrent que chaque dollar consacré à des mesures d’adaptation appropriées peut rapporter bien davantage en coûts et en bouleversements socio-économiques évités » (ICCC, 2020, p. 27). Intervenir lors de cette phase permettrait également de mieux s’adapter afin d’éviter la perturbation et la surcharge des services de santé causée par la multiplication des événements climatiques extrêmes. En somme, face au manque d’actions préventives dans la gestion des risques, le travail social pourrait s’engager dans la conscientisation et donc atteindre un niveau davantage proactif en matière de CC.

Comment le travail social peut-il renforcer ou soutenir l’action collective pour devenir partie prenante en termes de résilience?

Life is all-one-piece

Vicki Robin (1999)

Selon le discours des répondantes et répondants, les actions ayant été mises en place lors des inondations de 2017 ou de 2019 ont été à première vue presque exclusivement centrées sur l’individu. En effet, les interventions recensées semblent avoir permis de répondre aux besoins urgents des sinistrés, mais moins aux besoins sociaux globaux sous-jacents à la crise. Il va sans dire que les événements climatiques extrêmes impactent collectivement, bien qu’inégalement, toutes les citoyennes et citoyens, et qu’à elle seule, l’intervention psychosociale individuelle présente des limites. Dans le contexte actuel, suivant les inondations à répétition, à deux années d’intervalle (2017-2019), nous remarquons un affaiblissement des réseaux sociaux de support au moment du second événement. En fait, la solidarité entre les habitantes et habitants semble être complémentaire aux moyens proposés par l’ensemble des actrices et acteurs mobilisés. En revanche, comme démontré dans le système français, « il apparaît clairement qu’en cas de catastrophe majeure, les services de sécurité civile français seront vite débordés et devront, faute de moyens humains, matériels et logistiques suffisants, se concentrer sur les urgences extrêmes » (Quenault, 2013, p. 14). Nous comprenons bien ici qu’à elles seules, les ressources de l’État manqueront pour préparer et affronter les risques climatiques croissants, et ce même dans une optique de gestion préventive. Pour pallier ce manque de cohésion, la solidarité communautaire locale s’inscrit comme facteur de protection face aux événements climatiques extrêmes. En somme, un des objectifs à atteindre est que les membres de la communauté partageant un même territoire s’engagent dans la protection de ce bien commun en prenant soin des autres, de l’espace et de leur environnement (Etzioni, 2009). Ainsi, renforcer l’attachement à un territoire et à ses ressources est essentiel pour favoriser une communauté socialement impliquée.

De façon concrète, le travail social peut favoriser les réseaux sociaux d’entraide, et s’inscrire dans la participation aux événements, réunions, campagnes, activisme, communication et autres formes de participation sociale (Houston et coll., 2015). Ces liens sociaux ne sont pas exempts de défis mais s’avèrent bénéfiques puisqu’ils mobilisent l’ensemble des citoyennes et des citoyens en les organisant autour d’une visée collective. En s’adaptant et en renforçant la résilience, les collectivités, les entreprises et la population peuvent atténuer la sévérité des répercussions des changements climatiques présents et futurs, et accélérer le rétablissement lorsque les contrecoups ne peuvent être évités (ICCC, 2020). Plus précisément, le travail social peut s’impliquer dans cette résilience communautaire et dans les divers projets collectifs, qui devraient prendre en compte les questions de durabilité à long terme (Quenault, 2013).

Par quel moyen le travail social peut-il défendre la justice écosociale au travers des systèmes actuels?

Only with greater equity can we expect to live peacefully, and only with greater harmony can we expect to live sustainably.

Duane Elgin (1993:42)

Les événements climatiques contribuent à exacerber les inégalités sociales déjà existantes et la situation des inondations n’échappe pas à cette tendance (Guivarch et Taconet, 2020). Lors des rencontres de groupe, les intervenantes et intervenants ont souligné que les citoyennes et citoyens possédant davantage de ressources, notamment socio-économiques, affrontaient la crise et ses conséquences plus facilement. En fait, les mieux nantis s’en sortent généralement avec moins de séquelles, car ils bénéficient de ressources permettant d’avoir plus facilement recours à des soins, à du soutien, et peuvent se reloger dans des milieux correspondant à leurs besoins et habitudes de vie. À l’inverse, les citoyennes et citoyens possédant moins de ressources sont disproportionnellement désavantagés à la suite d’une catastrophe, et certains se retrouvent même en grande précarité sociale et économique. De plus, ils font face à davantage de risques pour leur santé, notamment en raison de l’incapacité à effectuer des rénovations pour enrayer les risques de moisissure. Comme constaté par les répondantes et répondants, en plus des difficultés et des précarités engendrées par les déplacements post-catastrophe, ces sinistrés risquent d’être exposés à répétition aux inondations, ayant moins d’options de relocalisation. À cet effet, nombreux sont les auteurs qui mentionnent l’accroissement de la vulnérabilité chez des populations déjà défavorisées, après un désastre naturel (OXFAM, 2021). L’ICCC vient également corroborer ces faits : « D’après les études, les dommages liés au climat vont crissant et ont une incidence sur la vie et la santé des Canadiens, accaparant les ressources des gouvernements, exacerbant les inégalités et bouleversant l’activité économique » (2020, p. iv).

Ainsi, les individus et les groupes sociaux n’ont pas tous les mêmes capacités à s’adapter aux changements climatiques, et donc ne sont pas affectés de la même façon. Les risques seraient notamment influencés par :

Le système climatique et les processus sociaux (la discrimination, la classe sociale, l’ethnie, les structures de gouvernance, etc.), économiques (la richesse, sa répartition, la démographie, etc.) et culturels (l’accès à la technologie et à l’information, les valeurs sociétales, etc.), y compris l’adaptation et l’atténuation des mesures prises pour faire face aux changements climatiques dans un contexte où les émissions anthropiques de gaz à effet de serre (GES) continuent d’augmenter (GIEC, 2014).

Les répercussions des événements climatiques extrêmes dépendent de plusieurs facteurs, dont la vulnérabilité des pays, des régions, des villages, des communautés, des familles et des individus. Cette vulnérabilité est elle-même déterminée par des facteurs structurels, institutionnels, souvent liés au développement politique et social d’un pays. En effet, les systèmes politiques, économiques et sociaux actuels perpétuent ces inégalités, car ils sont construits de sorte que certains individus profitent beaucoup moins des opportunités et des ressources, alors que d’autres en profitent de façon exponentielle. Cela conduit certains auteurs à parler d’injustice environnementale, venant renforcer l’idée que le travail social doit s’intéresser aux enjeux écologiques (Centemeri, 2018) comme les changements climatiques, dans la mesure où l’ensemble des déterminants écologiques affecteront, directement ou indirectement, le bien-être et la santé des individus, des familles et des communautés (Cumby, 2016).

Puisque ces iniquités en matière de santé et leurs impacts actuels et futurs ne sont pas uniformément pris en compte, un travail social qui considère la justice environnementale prend tout son sens pour contrer ce phénomène (Schibli, 2020). L’implication des travailleuses et travailleurs sociaux pourrait viser à s’intéresser aux enjeux d’ordre collectif comme l’insécurité alimentaire, la précarité socio-économique et la défense des droits. De cette façon, la profession pourrait s’assurer que le développement local respecte les principes durables. Qui plus est, l’équité et la solidarité sociale pourraient se concrétiser en assurant un accès plus équitable aux ressources (eau, territoire logement, soins de santé, éducation et débouchés économiques) et en renforçant la résilience des individus et des communautés. En somme, « les sociétés qui adoptent des politiques publiques favorables à la justice sociale et au respect de l’environnement sont aussi celles où les citoyennes et citoyens sont les plus heureux » (Waridel, 2019, p. 15).

De quelle manière le travail social peut-il tracer le chemin vers de plus larges paradigmes environnementaux?

Je tiens à l’expression d’éducation relative à l’environnement, car pour moi il s’agit bien de la relation (« relative ») entre l’homme et son environnement.

Lucie Sauvé

Dans le cadre de la recherche, nous remarquons que l’accent est mis sur le développement des connaissances pratiques utiles au moment de la crise. En effet, les intervenantes et intervenants ont souligné la nécessité de recevoir des formations continues au sujet des catastrophes climatiques, ce qui corrobore les critiques sur le plan des lacunes pédagogiques actuelles dans la formation en travail social (Dagenais Lespérance et Macdonald, 2019). Il sera également intéressant d’utiliser ce levier pour y inclure les thématiques globales des changements climatiques en santé, dans le but de bonifier leurs savoirs et leurs visions du phénomène, et ce tant au niveau théorique que pratique. Les écrits scientifiques appuient cette recommandation et étendent ce besoin à plusieurs autres professions en santé :

Au Québec, le besoin de formation continue en santé et changements climatiques pour les omnipraticiens a d’ailleurs été formulé clairement dans une récente étude réalisée à ce sujet (Valois et coll., 2013). Et il est fort probable que ce besoin de formation soit aussi ressenti chez d’autres intervenants de première ligne, comme les infirmiers, les travailleurs sociaux et les psychologues (Bélanger et coll., 2019, p.50).

En ce sens, Coates (2003) favorise le développement de la conscience environnementale et l’engagement par l’éducation. Dans le but de préparer les travailleuses et travailleurs sociaux à assumer des rôles pratiques et politiques visant à instaurer une relation humain/terre plus positive, « la formation en travail social devrait amener les travailleurs sociaux au coeur des problèmes et des préoccupations les plus graves auxquels est confrontée la planète [traduction libre] » (Gray et Coates, 2012, p. 152). Pour réussir cette transition de paradigme, il est clair qu’une réforme du parcours académique de la profession est nécessaire. Il faut donc renouveler les connaissances écosociales des travailleuses et travailleurs sociaux afin d’accroitre leur engagement environnemental au sens large. Par exemple, Coates (2003) propose d’exposer les futures travailleuses et travailleurs sociaux à des notions globales de la création de l’univers ou à des notions scientifiques sur les substances toxiques dans l’environnement, afin de soutenir leur compréhension de la création et de l’unicité inhérentes à la terre. En somme, si leurs approches pratiques deviennent davantage holistiques : « la primauté des valeurs individualistes et des indicateurs de réussite perdra de son importance à mesure qu’elles seront remplacées par une compréhension du caractère central de la communauté, de la spiritualité, de la participation et du renforcement des capacités » (Coates, 2003, p. 135, traduction libre).

D’ailleurs, l’approche « une seule santé », diffusée par la santé publique, constitue une opportunité pour réfléchir au-delà de la santé humaine. Celle-ci souhaite adopter des perspectives intégrées visant l’équilibre et l’optimisation durable de la santé des humains, des animaux, des plantes et des écosystèmes, le tout afin d’engager la collaboration multisectorielle et les collectivités (Gouvernement du Canada, 2022). Il est primordial que ces nouveaux postes soient accessibles aux travailleuses et travailleurs sociaux, dans les équipes des CI(U)SSS du Québec. Ceci viendrait répondre en amont au besoin énoncé par les intervenantes et intervenants terrain qui souhaitaient avoir des équipes dédiées aux mesures d’urgence. Sans contredit, les intervenantes et intervenants de ces équipes endosseraient un rôle leur permettant d’effectuer des actions préventives et d’adaptations locales aux CC. De plus, ces équipes favoriseraient la prévention, la pérennisation des savoirs, faciliteraient l’adoption d’une vision globale des conséquences des événements météorologiques extrêmes, et stimuleraient la continuité des suivis et la collaboration avec les partenaires. Ainsi, cette proposition est également congruente avec les données qui prévoient que les services de santé et les services sociaux subiront de plus en plus les répercussions des événements associés aux changements climatiques (Bélanger et coll., 2019). Le budget dédié à ces équipes serait amplement justifié puisqu’inévitablement, les intervenantes et intervenants du système de santé seront grandement sollicités dans un avenir rapproché où les interventions d’urgence climatique augmenteront.

Sous quelle forme le travail social devient-il partie prenante dans la transformation socioécologique et dans la décentralisation des systèmes?

Un sous-système d’expansion continue (l’économie) qui repose sur un système écologique fini (la planète) porte en lui les germes de sa propre destruction

Jackson (2009)

Cette étude démontre que les actions ayant été mises en place lors des inondations de 2019 ont été davantage dictées par des instances externes plutôt que par les communautés. En ce sens, l’implication citoyenne a intérêt à s’inscrire dans une démocratie participative où il est nécessaire de mettre en place des mesures pour inciter (ou favoriser) le pouvoir d’agir des groupes et faire en sorte que ceux-ci soient mieux représentés dans les processus décisionnels :

La résilience est aussi en accord avec la prise de conscience des limites des actions politiques et des efforts d’atténuation des risques de type descendant (« top-down ») (Manyena, 2009; Dupuy, 2002) qui doivent être complétés par une démarche ascendante (« bottom up ») partant de la base en vue de mieux comprendre et intégrer les enjeux locaux et globaux des facteurs de vulnérabilité. En ce sens, la résilience peut être un bon vecteur pour réclamer davantage de pouvoir et d’autonomie dans la gestion locale des risques de la part de certaines collectivités (Quenault, 2013, p. 7).

La décentralisation permettrait le renforcement du pouvoir des collectivités locales qui auraient une meilleure flexibilité pour agir et également une plus grande appropriation des impacts en découlant. En effet, la décentralisation de ce pouvoir vers des collectivités engagées permettrait d’orienter l’ordre du jour vers des enjeux durables. Cette transition vers un pouvoir politique territorial implique une organisation où tout ce qui peut être décidé localement l’est, et ce, en favorisant l’action provenant du contrôle par la base, autant pour les quartiers que pour les entreprises. Ceci est nécessaire pour accorder une place centrale à la singularité des lieux et aux articulations qui les relient aux enjeux mondiaux. En effet, les rencontres avec les élus municipaux, afin de se familiariser avec le plan de résilience aux changements climatiques et d’identifier les besoins de la population, constituent une visée systémique que certaines communautés utilisent déjà au Canada. Toutefois, il ne faut pas idolâtrer cette double inflexion de la politique traditionnelle en matière de gestion des risques, car si nous prenons l’exemple du modèle français :

D’un côté s’opère un désengagement croissant de l’État, dont les représentants ne cessent de répéter qu’il est exsangue, et dont l’action centralisée est de plus en plus contestée notamment par les pouvoirs locaux; de l’autre, on assiste à la montée en puissance de la « territorialisation » des politiques publiques afférentes à la gestion des risques climatiques actuels et futurs par laquelle les collectivités locales, en lieu et place d’une véritable autonomie, se voient attribuées de lourdes responsabilités induites par leurs nouvelles compétences, mais sans pour autant bénéficier des moyens d’action (en particulier financiers) nécessaires (Quenault, 2013, p. 7).

En ce qui a trait à l’occupation du territoire et aux plans d’urbanisation des municipalités, il est suggéré que les citoyennes et citoyens soient davantage impliqués dans le processus réflexif afin notamment de repenser les solutions des résidences présentes sur un territoire en ZIS (Zone d’intervention spéciale) (Moudrak et Feltmate, 2019). Cependant, au Québec, le droit à la propriété privée est important, bien qu’il entre parfois en contradiction avec le bien commun. Ainsi, avec cette dichotomie, il devient parfois difficile de repositionner l’aménagement du territoire. C’est entre autres la raison pour laquelle il est important que des réflexions puissent avoir lieu par le biais de rencontres de groupe réunissant des intervenantes municipales et des intervenants municipaux et des citoyennes et citoyens. Selon plusieurs auteurs, dont Quenault (2013), une démocratie plus participative serait l’un des principes fondamentaux de transformation sociale. Cette participation et cet engagement des citoyennes et citoyens seraient d’ailleurs reconnus par la loi de développement durable du Québec comme étant « nécessaire pour définir une vision concertée du développement et assurer sa durabilité sur les plans environnemental, social et économique » (Gouvernement du Québec, 2006, p. 6e). Ainsi, cette implication citoyenne dans les démarches politiques et économiques est suggérée pour avoir une vision globale du phénomène et pour favoriser la transition et l’adaptation aux CC.

En ce sens, les actrices et acteurs de la transition durable (à la fois écologique, sociale et démocratique) doivent se multiplier afin de repenser la redistribution des ressources et viser une certaine justice environnementale. Une collaboration transdisciplinaire, à l’extérieur des silos traditionnels proposés par les structures dominantes, est porteuse de solutions. De plus, les pressions pourraient permettre l’accélération et l’augmentation considérable des investissements visant la prévention et l’adaptation aux changements climatiques.

La prise en considération du « social » à partir d’interventions dans le domaine de l’économie a suscité quelques innovations autour de thèmes comme la responsabilité sociale des entreprises, le développement local durable, une économie plurielle et plus solidaire, et le commerce équitable, entre autres choses (Bourque et coll., 2007, p.426).

Finalement, les actions du travail social peuvent se concrétiser dans la promotion et la divulgation des bénéfices sociaux associés aux objectifs du développement durable et à la lutte face aux changements climatiques : « Promouvoir, dans les politiques publiques, une approche intégrée aux questions sociales et environnementales, tout en ouvrant des espaces pour la participation des citoyens » (Centemeri, 2018). À ce sujet, il est possible de répertorier plusieurs exemples où la participation des intervenantes et intervenants communautaires dans les mouvements citoyens a joué un rôle mobilisateur des groupes face à la dégradation de leur environnement (Favreau, 2017).

Conclusion

Au Québec, la récurrence des inondations cause de lourds dommages tant environnementaux, qu’économiques et sociaux. Tout porte à croire que les interventions d’urgence de ce type s’amplifieront et qu’un grand nombre de ressources humaines, dont des travailleuses et travailleurs sociaux, devront être mobilisées. Cette analyse secondaire de données a permis d’explorer, à la lumière du paradigme écosocial, la perspective d’intervenantes et intervenants sociaux sur les actions qu’elles et ils ont réalisées lors des inondations de 2017 ou 2019, afin d’en faire ressortir les principales caractéristiques.

La conscience globale 

Il apparaît primordial que le travail social contribue à transformer et à placer au coeur de la profession le rapport à l’environnement, en y plaçant les relations entre les composantes de chaque écosystème, humain et non-humain.

La communauté d’entraide 

La présence d’intervenantes et intervenants sociaux constitue un véritable filet de protection sociale et celles et ceux-ci peuvent soutenir la participation citoyenne pour davantage de solidarité.

Le bien commun 

Une pensée écosociale voudrait que le travail social s’inscrive dans une pratique dont l’intérêt pour la justice et les droits collectifs porte sur les enjeux environnementaux (et pas seulement climatiques) et l’accès public aux territoires et à ses ressources.

L’engagement, la participation, le partenariat et les valeurs communes

La vision écosociale propose des principes qui invitent le travail social à s’engager dans une voie davantage holistique, relationnelle, collective et participative. Le tout dans le but de catalyser des transformations vis-à-vis de la protection de l’environnement, la lutte contre les inégalités sociales, la prévention de la santé des populations, et l’action climatique.

La participation et la décentralisation politique et économique 

La lutte contre le changement climatique implique de nombreuses transformations sociales qui doivent passer par une gouvernance cohérente, juste et inclusive faisant de la place à toutes les actrices et acteurs, secteurs et êtres vivants dans un esprit d’équilibre entre les mondes humains et non-humains.

Ainsi, le paradigme écosocial prend en compte de multiples enjeux et défis dépassant très largement la composante climatique qui, en somme, ne vient qu’exacerber les problèmes sociaux et, plus largement, environnementaux, déjà existants. C’est par la nécessaire mise en relation, théorique et pratique, entre les différentes composantes de la vie planétaire, que le travail social pourra peut-être contribuer à relever les nombreux défis qui s’annoncent pour garantir la pérennité de la vie sur Terre.