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Présentation
Roland Lecomte a été le concepteur co-fondateur de l’École de service social de l’Université d’Ottawa. Son décès pendant la préparation de ce numéro ayant pour objectif de mettre en lumière les enjeux majeurs du travail social actuel nous a incités à lui consacrer la rubrique « Entrevue ». Nous avons tenu à proposer deux points de vue sur le projet d’École que portait Roland Lecomte, sa mise en oeuvre et le contexte de son implantation. La rubrique compte ainsi deux entrevues : une première avec Nérée Saint-Amand, collègue co-fondateur de l’École, aujourd’hui, professeur émérite, retraité depuis 2018. La deuxième a été menée avec Marc Molgat, étudiant de la première cohorte de l’École, aujourd’hui vice-doyen par intérim aux affaires de premier cycle et professeur titulaire à l’École.
Nérée St-Amand : Ce que Roland Lecomte a fait à l’université et puis dans la vie en général, c’est quand même quelque chose !
Reflets : Quand tu dis « c’est quelque chose », tu veux parler de la réalisation d’un rêve ? C’est le mot que tu as utilisé tout à l’heure… Tu veux me parler du rêve de Roland Lecomte ?
Nérée St-Amand : C’est tout un honneur pour moi d’en parler, mais il n’est pas facile de présenter un homme aussi complet, avec une vision holistique du travail social. Nous étions là au tout début. Avant l’ouverture de l’École, évidemment. Nous n’avions pas d’appartenance, pas de nom, pas de locaux, pas de personnel… C’est tout un cheminement… Et aussi tout un privilège que j’ai eu de pouvoir accompagner Roland, et pas seulement Roland, mais le projet d’École, de penser et créer le projet de l’École de service social de l’université d’Ottawa.
Reflets : À quoi ressemblait le travail social en Ontario lorsque vous avez fondé l’École ?
Nérée St-Amand : C’était confessionnel catholique. Et puis c’était très individuel, psychologique et puis c’était je dirais, moi, qu’il n’y avait pas grande conscience politique ou sociale dans tout ce monde-là.
Reflets : Peux-tu donner un exemple pour expliquer ce que tu veux dire ?
Nérée St-Amand : Roland puis moi, on était tous les deux nouveaux ici à l’Université d’Ottawa. Ça fait qu’on s’est dit on va s’impliquer dans la communauté. Alors moi, je suis allé au CRBV. Je connaissais Margo Arsenault et quelques autres, de mes origines acadiennes.
Reflets : C’est quoi le CRBV ?
Nérée St-Amand : Centre de ressources de la Basse-Ville sur Cobourg. Ils sont encore là, je pense. Dans ce temps-là avec Margo Arsenault puis avec Richard Monette, mais Richard est décédé depuis, puis Margo, elle est sûrement retraitée, puis il y avait Thérèse Preston aussi. C’était les seules personnes que je connaissais à Ottawa. Et je connaissais un prof de psychologie ici à l’université.
On arrive dans une université qui décide de créer un programme en français en Ontario, programme de travail social. Dans ce temps-là, on appelle ça le service social, mais disons que c’est le programme de travail social. En anglais c’était social work et, en français, ça devenait service social. C’est pour ça que c’est appelé de même, mais ça n’a pas de raison d’être comme ça.
Alors on s’implique dans la communauté. Roland va vers la recherche et vers certains secteurs comme les négociations avec l’administration, et moi, je m’en vais au Centre familial catholique. C’était ça mon premier endroit, mon premier pied-à-terre dans la communauté. J’arrive là puis il y avait à ce moment-là peut-être une dizaine d’intervenantes ou d’intervenants — intervenantes surtout — mais le Service familial catholique était créé et dirigé par un membre du clergé catholique.
La réunion commence par une prière. Or, je suis renversé… la première chose qu’on fait c’est la prière !? Moi, j’arrive du Nouveau-Brunswick puis, là-bas, depuis un bon bout de temps déjà, le travail social faisait pas de prière. On n’était pas confessionnels, mais ici, je pouvais voir que c’était confessionnel. Mais le Service familial catholique apportait beaucoup d’argent et fournissait une agence. (Rachel Maillet, tu l’as peut-être pas connue, mais elle était là elle aussi.) Toujours est-il que tout cela reflétait une très forte idéologie catholique.
Par exemple, la plupart des personnes qui travaillaient là, je dirais des femmes, celles dont je me rappelle sont des femmes, et les gens qui venaient là parce qu’ils avaient des problèmes sérieux au niveau familial. Les problèmes de famille dans ce temps-là c’était de la violence, surtout. C’était de l’agression, mais ça ne se disait pas de même.
Et puis plusieurs femmes qui venaient avaient souvent besoin d’un avortement. Mais il n’était pas question qu’on en discute. Pendant plusieurs années même, pas question qu’on discute au bureau de direction de l’avortement.
Reflets : C’était en quelle année ça, Nérée ?
Nérée St-Amand : 90 à 92 à peu près. On n’est pas avant Jésus-Christ là, mais c’était ça. Je veux juste t’expliquer un petit peu dans quel contexte on se situait.
On est dans les débuts des années 90. On arrive ici en 1990, Roland puis moi ; en juillet 90. En passant, c’est à l’invitation de Caroline Andrew qui voyait qu’à la Faculté des sciences sociales il manquait le travail social et qui a regardé un peu à l’entour pour faire en sorte que le service social ou le travail social soit institué à l’Université d’Ottawa, à la Faculté des sciences sociales. Caroline à ce moment-là était professeure en sciences politiques, elle a été doyenne des sciences sociales par la suite.
Avant notre embauche c’est elle qui m’a invité chez elle, avec Roland et nos deux conjointes. On s’est retrouvés à six chez Caroline qui nous a préparé un souper et qui nous a invités (un peu) formellement à l’Université d’Ottawa. Alors c’est un peu là que ça a commencé.
Puis finalement, on remplit tous les deux nos contrats avec la faculté, et puis on est embauchés le 1er juillet 1990, puis on arrive à Ottawa dans une vieille, vieille, vieille bâtisse sur 12 Henderson, qui a été détruite depuis. Mais en tous cas, c’est ça les débuts de l’École. Il n’y avait pas de secrétariat, il n’y avait personne d’autre que nous deux. Il y avait Julie, ma fille, qui faisait nos enseignes puis qui avait initialisé le répondeur. C’est comme ça qu’on était. On était dans une vieille bâtisse démantibulée. Je pense que Roland n’est jamais monté à l’étage parce qu’il trouvait ça trop lugubre… en tous cas. Ça, c’est un peu le contexte de notre arrivée à l’Université d’Ottawa.
Mais en arrivant ici, qu’est-ce qu’on fait ? Il n’y a pas de programme. Nous autres on a dans la tête un projet… On a même été mandatés pour faire un programme en français. Mais est-ce que ça allait être un bac ou une maîtrise ? C’était pas sûr. Mais à ce moment-là, disons que le bac, ça n’était pas un passage à la pratique qui était aussi fréquent qu’aujourd’hui. Dans ce temps-là, la formation professionnelle, c’était une maîtrise.
Reflets : Ah ?
Nérée St-Amand : Alors d’une chose à l’autre, on s’en va vers une maîtrise, puis là, ce que j’avais commencé à t’expliquer un petit peu tout à l’heure, on s’engage dans la communauté.
Reflets : Oui, oui, je me rappelle.
Nérée St-Amand : T’arrives à Ottawa, c’est quand même pas un petit milieu comme Moncton (ni Montréal), là où Roland est habitué, c’était autre chose. Mais ce n’est pas un petit milieu. Alors il faut faire sa place. Alors, on s’engage dans la communauté. Et là j’avais commencé à t’expliquer que je m’en vais au Service familial catholique, 1990-91, et puis j’ai un premier choc en travail social. Ça se passe beaucoup en anglais et puis ça commence par une prière. Et c’est un monseigneur, je pense. Il fait la prière. Alors, on arrive tous les deux de l’extérieur puis on arrive dans une université qui avait été gérée par des Oblats jusqu’à pas tellement longtemps. Il y avait des croix encore ici et là, mais l’Université ne s’affichait pas comme catholique. Puis là, on fait face à un travail social catholique.
Alors une des conséquences (je peux pas toutes te les dire, mais une des conséquences), c’était lorsque des femmes voulaient un avortement.
Dans ce temps-là c’était avant Morgentaler, c’était pas facile ; puis l’Église était très mêlée à ce débat-là. Alors c’est sûr qu’au bureau de direction, on ne peut pas parler d’avortement et il y a tout un réseau de pratique silencieuse (Frédéric Mispelblom) qui s’installe pour nous autres entre différentes personnes pour faire en sorte que certains sujets prennent plus de place. C’est un peu là-dedans qu’on pataugeait ou qu’on essayait de se faire une place. On a décidé de faire un programme de maîtrise parce que c’était ça qui était le plus crédible, le mieux accepté par les milieux de pratique et les milieux professionnels. Alors ça a pris du temps, mais on a commencé un programme de maîtrise. Il fallait décider de quoi on allait parler.
On avait de nombreux intervenantes et intervenants qui s’intéressaient au domaine de la famille-enfance. Ça, c’était bien accepté et populaire, peut-être aussi une formation un peu plus traditionnelle. Mais le domaine de la santé mentale était moins accepté, par exemple l’aspect social de la santé, la santé mentale en milieu social en communautaire, etc. Alors on a fini par avoir deux concentrations — famille-enfance et santé. Il faut dire qu’en cours de route, durant cette période de planification, nous embauchons une femme extraordinaire pour devenir gestionnaire du projet, Suzanne Gauthier, qui a été une incroyable ressource dès le début et pour plusieurs années ensuite
Alors là, on embauche du personnel et on recrute des étudiants. C’était uniquement en français. On avait décidé ça. Mais ce sont principalement des gens de la psychologie qui sont venus chez nous. D’abord, c’était plus facile d’entrer à la maîtrise en travail social que d’entrer à la maîtrise en psychologie. Ça, c’était déjà quelque chose. Et puis c’était, pour eux un passage presque automatique de la psychologie à une certaine psychologie sociale. À l’École, ça a été un assez grand défi que de faire face à un nombre important d’étudiantes et d’étudiants venant de la psychologie qui avaient déjà une préconception de ce qu’est le social, et donc de ce qu’est que le travail social.
Les approches féministes dans un contexte comme ça ne sont pas tellement populaires. Les approches sociologiques et structurelles de la lutte des classes n’étaient pas beaucoup reconnues. Ça passait pour du communisme. Puis on naviguait toujours un peu dans ce monde-là… On négociait notre place à l’Université pour se faire une place qui n’était pas la psychologie, ou qui n’était pas la psychologie sociale, mais qui était ce qu’on concevait comme étant du travail social.
Moi, dans ce temps-là, ça ne faisait pas si longtemps que j’avais eu mon doctorat en sociologie, en sociologie, si on peut dire, des maladies mentales, mais c’était pas ça. J’avais été un peu sensibilisé aux luttes des classes et au fait que les personnes les plus pauvres, les plus vulnérables, ce sont elles qui ont cicatrisées. Donc c’est principalement avec des personnes formées en psychologie qu’on se retrouve.
Alors c’était tout un défi pour nous autres à ce moment-là, puis tout le temps où j’ai été à l’École, de traduire les problèmes sociaux des gens en termes de travail social plutôt qu’en termes de psychologie.
Ça, c’était une première affaire. Une deuxième, c’était le doctorat au Canada qui préparait les gens à devenir professeurs. Il y avait un programme à l’Université de Toronto qui était très, très reconnu, puis il y en avait un à l’Université Laval qui était, si je me rappelle bien, pas mal reconnu aussi. Mais ces deux formations-là offraient très peu d’analyse sociale. L’itinérance, c’était de l’individu. Les dépendances, c’était de l’individu. La violence des femmes, la violence des hommes sur les femmes, c’était de l’individu. Plusieurs considéraient que c’était les femmes le problème…
C’est dans ce contexte qu’on commençait, puis c’est là qu’on essayait de mettre ensemble des façons d’analyser en français des contextes politiques et idéologiques dans une Université qui, à ce moment-là, ne se disait plus catholique, mais qui avait encore des retombées du catholicisme.
Ça, c’était la dimension du travail social. Alors les gens qui avaient une formation de professeur venaient habituellement de ces lieux-là. Sinon, ils venaient des États-Unis : ils n’avaient pas le choix.
Reflets : Quel est le lien entre ces différentes formations, les débuts et le développement de l’École ?
Nérée St-Amand : Je vais juste te donner un petit exemple là. Quand c’est arrivé, j’étais à Moncton à ce moment-là, puis Glenn Drover m’a dit « Si tu veux rester à l’université il faut que tu ailles faire ton doctorat ». Ah, je vais y aller, deux enfants, une famille, bien établi à Moncton, faire un doctorat. Alors je me suis dit « Je ne vais pas faire ça à Toronto. Ça, c’est sûr, sûr, sûr. » Mon frère venait de graduer de Toronto puis… Et aux États-Unis ça ne m’intéressait pas trop parce qu’aller étudier en anglais, c’était très difficile à ce moment-là, puis le contexte américain m’a jamais trop, trop, trop intéressé.
Alors finalement il y avait un professeur à l’Université de Moncton, Jean-William Lapierre, qui venait de la France et qui me dit : « Tu peux venir chez moi, je vais t’accueillir ». C’est comme ça que j’ai fait mon doctorat en France sur l’oppression acadienne.
Alors on arrivait avec ça : moi j’avais une formation, disons, qui m’éloignait, pour dire un mot très poli, des valeurs traditionnelles du travail social. Puis Roland arrivait de l’Université de Montréal et de l’Université Carleton où il avait été directeur pendant un bon bout de temps. Et il y avait avec lui des gens, des maîtres, hommes et femmes.
Reflets : Comme qui par exemple ?
Nérée St-Amand : Helen Levine, c’était une penseuse. C’était quelqu’un, Helen Levine, elle était à Carleton. Ensuite Allan Moscovitch qui est encore vivant et qui aussi était un penseur des politiques sociales. Et puis il y avait Maurice Moreau. C’était la personne qui, avec Peter Leonard d’Angleterre, avait eu l’inspiration d’articuler le travail social en termes structurels. Et à ce moment-là, c’est classe, genre et culture.
Quand était venu le temps de faire son doctorat — on revient un peu en arrière — il n’a pas voulu le faire à Toronto. Il est allé aux États-Unis. C’était un petit gars d’Abitibi. Il a pris conscience des classes sociales aux États-Unis. Il serait bien mieux placé que moi pour parler de ça ; il a écrit là-dessus. Mais c’est le choc qu’il a eu ! Les blancs, les noirs, la société très racialisée à ce moment-là aux États-Unis et qui existe encore évidemment. Et c’étaitça les bases de Roland pour son doctorat.
Toujours est-il qu’il est arrivé après être passé comme je te disais par Carleton où il avait été directeur. C’était une école structurelle qui était contestée par plusieurs, surtout par les personnes plus traditionnelles. Il y avait des agences en Ontario qui ne voulaient pas employer les étudiants de Carleton. C’était un non, non parce qu’ils arrivaient avec une analyse féministe et structurelle d’un contexte qui est opprimant et anti-structurel habituellement ; avec le clergé là-dedans, mais pas juste le clergé.
Ça fait qu’il arrive ici à Ottawa et qu’est-ce qu’il crée et donne comme cours ? Fondements théoriques. Moi je trouve ça génial et courageux de sa part d’avoir pris la responsabilité d’un pareil cours qui était un peu la colonne vertébrale du programme, Fondements théoriques du travail social. C’est au premier semestre de la première année de maîtrise que les gens qui arrivent, comme je t’ai dit, d’un peu partout, et qu’on leur donne une théorie du travail social. Alors Roland pouvait faire ça avec le sourire et une sorte de diplomatie. C’était difficile d’argumenter avec lui d’une certaine façon parce qu’il a le sourire aux lèvres durant tout ce temps-là. C’est comme ça qu’il dirigeait, Roland. C’est peut-être pas toujours le sourire aux lèvres parce que des fois c’était pas rose là, comme directeur, mais il avait le don de ne pas s’en aller dans des débats ou des conflits, de ne pas alimenter les conflits, mais de réfléchir sur les conflits. C’est ça que je dirais. C’est ça que Roland a fait quand il est arrivé ici.
À l’Université d’Ottawa, il n’y avait pas d’école de travail social, comme on a dit, et puis il y avait toute une histoire à l’université sur ce qui se passait en sciences sociales. Puis dans les années 60, à l’Université d’Ottawa, les sciences sociales c’était plutôt des sciences économiques, politiques et sociales dont la sociologie. Et après ça, dans les années 80, la psychologie, qui était une faculté avant, s’est associée à la Faculté des sciences sociales. Ça, ça a été un dur coup pour eux autres, mais la psychologie a pris quand même beaucoup de place.
Alors nous autres, quand on arrive à l’Université d’Ottawa, qui est notre doyen ? C’est M. Edwards qui est un fin psychologue. Alors c’est dans ce contexte qu’on commence nous autres, c’est dans un bain comme ça qu’on se lance. Moi j’étais sur le plancher des vaches et Roland pensait un peu à tout ça puis était un peu la tête dirigeante et réfléchissante aussi de tout ça. Qu’est-ce qu’on va faire ? Comment on va le faire ? Qui on va embaucher ? Et dans quelle direction on va aller puis quelle promotion on va faire, etc.
On est passés de deux à huit en peu de temps. Pour ça, il fallait embaucher des gens en santé, en famille-enfance et dans le communautaire. Et puis il fallait qu’ils soient francophones, tu sais ? Peu importe d’où ils venaient, il fallait qu’ils soient francophones. Et pas seulement qu’ils soient francophones, mais qu’ils aient une vision de la place du français dans un contexte économique, social, politique d’une université, mais surtout d’une province qui n’avait pas particulièrement le goût de reconnaître les francophones.
Mais en même temps qu’est-ce qui nous a aidés dans tout ça c’est que Bob Rae est arrivé. Bob Rae c’était un social-démocrate qui est arrivé à la tête du Parti NPD en Ontario.
Reflets : Ah oui, c’est vrai, je m’en souviens.
Nérée St-Amand : Il a fait en sorte qu’on a eu des budgets, une place, un programme et puis que tout ça se mette en place. C’est un peu dans ce contexte politique particulièrement intéressant qu’on a commencé.
Le gouvernement fédéral m’avait donné de l’argent pour faire une grande recherche où j’avais embauché Michèle Kérisit, par exemple. Et ça, ça a été à mon avis un bel ajout à l’École, elle est anthropologue et sociologue, je pense. Et puis elle a travaillé trois ans pour moi dans un projet de recherche sur les femmes pauvres, mais elle m’a beaucoup aidé à articuler ça dans des termes sociaux plutôt que dans des termes de service social ou psychologique. Elle avait le don d’aller chercher des concepts sociaux, par exemple, débrouillardise sociale, minorité opprimée… ça vient de là.
Alors c’est un peu ce qui s’est passé, puis ça a fait en sorte qu’après sept-huit ans à l’École, Roland avait une idée de ce que c’est une école. Mais comment ça se crée ? Ça se crée avec une conjoncture, avec des personnes, avec des problématiques, avec un budget puis avec une administration. Ça fait que c’est ça la beauté et l’art de Roland Lecomte. Avec tout ça, il a créé une école qu’on a appelée — puis qu’on appelle encore — l’École de service social.
Reflets : Est-ce qu’il y a des choses particulières qu’il a faites et que tu aimerais souligner et partager ?
Nérée St-Amand : Un des beaux côtés qu’il avait c’est que plutôt que d’embaucher des gens qui lui ressemblaient ou qui me ressemblaient ou qui nous ressemblaient, il voulait une panoplie de pensées. Et c’est comme ça que Roland était. Il trouvait qu’il fallait avoir un débat, et pour avoir un débat ça prenait des opinions différentes, opposées, mais en autant qu’elles se débattent.
C’était ça qui était Roland. Un autre petit exemple, c’est quand l’Université nous a donné un local et qu’on a eu un projet du gouvernement pour l’aménager. Je ne sais pas comment ça se fait que ça s’est passé, mais on a eu quand même un peu d’argent du gouvernement. Alors moi, j’aurais été prêt à mettre la main à la pâte, c’est sûr. Mais Roland, lui, a décidé d’embaucher une décoratrice intérieure. Moi, c’est le choc de ma vie : embaucher une décoratrice intérieure pour des bureaux.
Ce n’est pas du tout une critique de lui. C’est une critique de moi, de mes limites. Il souhaitait aménager les lieux pour faciliter les relations entre les gens, il ne voulait pas de tables carrées. Tu te retrouvais à être dans le rond, dans le U de la table, et le U de la table fait que tes coudes sont plus proches, tu ne peux pas t’opposer. Les autochtones n’ont pas le verbe corner dans leur vocabulaire. Ils n’ont pas l’idée de « corner someone ». Tu ne peux pas coincer quelqu’un dans les langues autochtones… parce que c’est lui faire perdre de son honneur de le coincer.
Alors tu peux voir que dans l’architecture, c’était présent et ça parle pas ; mais ça parle quand t’as des étudiants dans ton bureau, peu importe combien, t’as cette sorte de convivialité qui nous invitait à avoir une attitude et une approche pédagogiques plus humanitaires et je dirais plus égalitaires que d’autres structures pourraient le faire.
Nérée St-Amand : Pour te résumer cette affaire-là c’est qu’il y a beaucoup de dimensions à prendre en compte pour former une École.
C’est la bâtisse, c’est nos liens avec l’Université, c’est nos liens entre nous et le choix du programme qu’on va initier, de la vision qu’on va lui donner.
J’ai assisté à plusieurs conférences de Roland. Il y avait toujours cette idée de vivre en société avec une conception vraiment très ouverte et un questionnement sur ce que le travail social fait dans ce vivre en société aujourd’hui.
Reflets : Tu viens de parler beaucoup de la vision du travail social de Roland Lecomte qui s’est concrétisée dans un projet d’École. T’as un peu abordé sa manière d’être et sa sagesse dont tu m’as beaucoup parlé en préparant cette entrevue.
Nérée St-Amand : La sagesse n’est pas une piqure, c’est une expérience de vie et c’est une réflexion sur ses expériences de vie. Je vais commencer par un exemple et puis on va voir où ça nous mène. Moi, ça fait longtemps que je m’intéresse à la méditation et puis je voulais donner des ateliers de méditation dans nos locaux. Comme on avait des locaux à nous, c’était facile de réserver, mais je voulais en parler à Roland.
Et alors je lui demande : « Roland, qu’est-ce que t’en penserais si j’offrais, à l’occasion le soir, une activité de méditation ici, au sous-sol de l’École ? »
Il répond : « Ah, ça serait bon ça. Ça donnerait des meilleures vibrations à la bâtisse et à l’École. » Roland n’a pas dit ça pour mes beaux yeux. Il a dit ça parce qu’il le pensait. Et j’ai donné des ateliers de méditation pendant plusieurs années.
Un autre exemple est lorsque j’ai proposé de faire venir des Autochtones. Les Autochtones dans ce temps-là ne faisaient malheureusement pas partie du cercle social comme ils en font partie aujourd’hui. On a invité des Autochtones et organisé des cérémonies autochtones à l’École. Et on allait — surtout David et moi — dans des centres autochtones pour aller se sensibiliser à ce qu’ils vivaient. Et Roland n’a jamais été contre. Jamais, jamais, jamais, il s’est opposé à ça.
Un dernier exemple c’est que moi, j’ai presque toujours fait venir des itinérants. Mais quand ils arrivaient à l’École (c’était une petite école et c’était pas bien aéré), quand ils rentraient ça sentait pas bon puis quand ils sortaient ça sentait pas bon. Et puis il y a des gens qui n’aimaient pas ça. Mais jamais, jamais, jamais Roland aurait dit un mot à ce sujet. Jamais. C’est comme ça qu’il était. Il était ouvert à toutes les dimensions structurelles, mais je dirais aussi, comme j’ai parlé tout à l’heure, à la dimension spirituelle de l’être humain.
Reflets : Pourrais-tu nous parler de la sagesse que tu lui reconnaissais au niveau de sa capacité de fonctionner à l’Université tout en étant clairement positionné à gauche, dans une posture de critique sociale ; sa capacité à conjuguer le développement d’un projet d’École critique, et des relations fructueuses (et avantageuses pour l’École) avec l’institution universitaire et les milieux d’intervention qui n’ont pas les mêmes impératifs d’équité et de justice sociale ?
Nérée St-Amand : Roland avait déjà la couenne faite à ça parce que comme je te disais à Carleton puis à l’Université de Montréal, c’était pas les endroits où il recevait des fleurs tout le temps. Quand tu fais des analyses structurelles dans un programme positionné comme structurel, à Carleton par exemple, c’est sûr que les administrateurs ne t’aiment pas et c’est sûr qu’il faut que tu défendes quelque chose. Roland, il savait défendre l’École. Une de ses grandes habiletés c’est qu’il montait à la faculté — parce qu’on était dans le bas de la côte — il montait à la faculté avec le sourire, mais aussi avec un agenda pour défendre cette École qui était en formation ou qui était en crise ou qui avait toutes sortes d’enjeux, tu sais, mais qui essayait de prendre sa place, une place dans une perspective sociale plutôt que psychologique ou administrative. Par exemple, quand est venu le temps de monter le programme de gérontologie, ça a été tout un défi parce qu’on n’était pas les seuls à le vouloir à la Faculté des sciences sociales. On est rendus dans les années 2006-2008. Chacun avait son agenda, sa vision du programme. Et la géronto, dans ce temps-là, c’était une mine d’or : beaucoup de gens voulaient s’intéresser à ça, il y avait des places dans le programme d’étude, il y avait de l’emploi, il y avait une certaine littérature qui germait aussi.
Alors, dans ce domaine-là comme ailleurs, Roland a essayé, mais il n’a pas trouvé ça facile de conserver la dimension gérontologie sociale dans le contexte de son implantation à l’Université d’Ottawa. Je ne sais pas comment c’est rendu aujourd’hui, mais dans le temps, la Gérontologie, c’était un territoire.
Je reviens en arrière encore là, mais l’Itinérance, c’est un autre territoire. L’Itinérance a été pas mal prise en charge par un autre département. Alors que nous autres, on pensait que c’était plus à nous. La Pauvreté, c’était la même chose. On pensait que c’était plus à nous puis on était plusieurs à penser ça aussi, que ce soit les Femmes, le Communautaire, etc. Mais il y en avait d’autres aussi qui pensaient que tu pouvais l’analyser autrement que dans une perspective sociale et que c’était plus facile à analyser en termes individuels et à former dans cette perspective. On dirait que t’avais toujours ces liens-là et ce va-et-vient, si on peut dire, entre les différentes tensions (peut-être pas les tensions à couteau levé) autour des programmes et un peu des disciplines ou des sous-disciplines du social. Tout ça fait partie des sciences sociales.
Alors ces tensions de territoires ont été difficiles à des moments donnés : la santé mentale, ça a été très difficile parce que tu peux voir, pas besoin de te faire de dessin là, qu’il y a d’autres intervenants dans les sciences sociales qui sont intéressés par la santé mentale, par la pauvreté et par l’exclusion sociale. Puis il faut bien dire qu’à ce moment-là, il y avait moins de gens de sociologie qui s’y intéressaient, qui travaillaient là-dedans, à ce que je me rappelle — mais en tout cas, je peux me tromper là — alors que du côté des femmes, par exemple, il y avait une affirmation plus intéressante du social.
Or, dans tout ça, je reviens à la toute la première conception du travail social dont j’ai parlé au début et qui était centrée sur Mary Richmond et sur ce qu’elle croyait : la pauvreté, c’était des problèmes personnels. Puis elle a transféré cette idée à des interventions individuelles. Lorsque Jane Adams est arrivée, avec une analyse de classe et de genre, elle a repositionné le travail social à mon avis. Et c’est un peu entre ces deux eaux-là qu’on a oeuvré pendant tout ce temps-là, selon les professeurs qui enseignaient, selon la matière qu’on enseignait, selon les ressources qu’on donnait aux étudiantes et étudiants ou qu’on partageait, selon nos enseignements, selon les lieux de stages où on allait.
Reflets : Tu dirais quoi, toi, plus spécifiquement, de la contribution de Roland Lecomte à l’École ? Tu viens de dire quand même beaucoup de choses en lien avec ça, mais ça serait quoi sa grande contribution qui a fait que l’École est ce qu’elle est ?
Nérée St-Amand : Là, je ne réponds pas tout de suite, mais c’est pas peu dire qu’il a gardé toute l’admiration qu’on a pour lui. C’est pas peu dire, ça.
C’était pas une personne qui était juste centrée sur le case work ou le group work ou le travail social, si on peut dire, dans ses limites, tu sais ? C’est une personne qui pensait le social. C’est ça qu’il a fait, Roland. Il pensait le social et il situait le social dans le contexte d’aujourd’hui.
Puis ce qu’on n’a pas abordé beaucoup jusqu’à date, c’est ce qui arrive aux minorités. On était une École en français pour francophones minoritaires. Donc il y a toute cette dimension-là de l’oppression des minorités… Comment est-ce qu’on met en valeur les minorités en Ontario, en Ontario français ? Tout ça a fait en sorte que ça a été intéressant ce qu’il a fait. Il savait comment gérer tout ça.
Et je dirais que de voir quelqu’un, homme ou femme, qui fait face à un problème avec une sérénité et non avec une tension, avec une réflexion plutôt qu’avec certains préjugés de base, avec cette maturité pour penser le social, fait en sorte qu’on ne peut pas oublier Roland… Sérieusement, on ne peut pas l’oublier comme administrateur, comme professeur, comme collègue… sa manière de faire face à une équipe qui n’était pas toujours d’accord et qui a eu ses problèmes, puis pouvoir gérer des gens qui s’intéressent à différentes dimensions du social. Aussi, c’était un homme, mais la dimension homme sortait beaucoup moins que sa dimension genre, sa dimension je dirais sensibilité au genre. C’était plutôt un grand humaniste, je te dirais.
Créateur d’école, Éducateur. Éducateur dans un beau sens du mot, qui est quelqu’un qui n’arrêtait pas de réfléchir.
Ah, un autre petit exemple, on avait les repas du vendredi. À ce moment-là on allait toujours dîner ensemble les vendredis. Mais ce n’était pas les professeurs, non. C’était le personnel. Et Suzanne était là. Et, éventuellement, Sonia était là. Éventuellement, Anick Mineault était là. Puis après ça, il y en a eu d’autres…
Et ça, c’était des beaux moments une fois par semaine le vendredi midi, on se rassemblait. Et il faut le faire. Il était pressé, tout le monde était pressé, mais on prenait quelques heures le vendredi et on choisissait des restaurants qui étaient pas des McDonalds.
Ça, c’est l’autre affaire : il y a des génies qu’on a pu avoir à l’École, des génies au féminin, qui ont vraiment aidé l’École. Et Suzanne en est une. Quand t’as une âme dans ce que tu fais, ça laisse des traces. Et puis Suzanne avait une âme. Et Roland aussi avait une âme. Et les autres aussi. Et c’est cette dimension-là qui n’est pas dite, mais qui est très présente à peu près partout dans tous les commentaires qu’on peut faire, ou surtout dans des crises qu’on peut avoir. Quand il y a eu des crises importantes, c’est dans ces moments-là qu’une personne montre ce dont il ou elle est capable. Ça, Roland était là. Il était là quand il devait le faire.
Reflets : Qu’est-ce que tu veux dire par : on reconnaît quelqu’un aussi à sa manière de gérer une crise ? Qu’est-ce que tu veux dire quand tu dis « il était là » ?
Nérée St-Amand : Bien, même après qu’il se soit retiré, Roland, il y avait des sujets qui revenaient, et il continuait à avoir certaines préoccupations. Il avait son analyse de ce qui se passait… qui dépassait les conflits et qui essayait de garder le cap sur le social dans tout ça, de garder le projet d’École.
Même si on veut avoir des objectifs communs, il peut y avoir des différences. On peut ne pas être d’accord sur quelque chose, être en très profond désaccord, même, mais il y a des choses qui vont faire en sorte qu’on va pouvoir garder ces différences, continuer à en discuter, et avoir un objectif plus élevé.
Et alors c’est ça qu’il était, Roland. Voir quelqu’un qui n’est pas bien, un contexte qui est malsain ou qui n’est pas clair ou que les ficelles sont compliquées et arriver à garder sa sérénité dans tout ça.
On n’est pas à la guerre, mais je pense, moi, qu’un commandant à la guerre, c’est un peu ça qu’il doit faire.
Il voit son monde tomber, peut-être, il voit des gens blessés, peut-être, mais il voit aussi la fin de tout ça, c’est la guerre. Et puis il ne faut pas se centrer trop sur ces affaires-là pour pouvoir garder notre mission.
La mission c’est la formation. La formation, c’est l’Éducation. C’est ça. C’est un éducateur, Roland. C’est ça que je devrais dire. Comme les gens qui avaient une École. J’en connais pas beaucoup des gens qui ont formé une école. C’est ça le beau concept qui entoure Roland. C’est qu’autour de lui, il s’est créé une École et c’est sûr qu’il y a eu des jointures qui ont fait mal des fois (pas physiquement), mais il y a eu cette sorte d’objectif général qui a prédominé à l’École.
Reflets : Ce que je retiens de ce que tu dis de Roland, c’est que c’était un homme qui portait et vivait une vision du monde et qu’il l’avait concrétisée dans un projet d’École.
Nérée St-Amand : Dans un projet de profession et d’école.
Reflets : Oui, sa vision du travail social dépassait beaucoup le projet d’École. Elle était portée par cette personne-là qui avait une vision, un rapport au monde, une manière d’interagir avec les personnes, d’entrer en relation, de comprendre avec intelligence, sensibilité et humanité les enjeux et les défis qui se présentaient à lui. Et ce, autant dans ses analyses structurelles, ses préoccupations pour l’injustice et les inégalités sociales, que dans la nécessité de faire fonctionner un département universitaire, de passer à travers des crises qui impliquent des tensions interpersonnelles, des difficultés organisationnelles, des conflits idéologiques. Et de garder à travers tout ça un mélange de sérénité, de confiance, de clairvoyance, d’ouverture et surtout de grande humanité a fait que cet homme a laissé une marque parce qu’il a montré qu’il est possible de composer avec tout ça, d’agencer toutes ses dimensions et de créer quelque chose.
Nérée St-Amand : Tu viens de décrire un chef d’orchestre. Il y a des violons, des tambours, des accordéons… Et les tambours jouent trop fort, les violons jouent pas assez fort, ou il y en a un qui chante faux, mais il met tout ça ensemble et fait un orchestre avec ça… mais un orchestre qui ne détruit pas le violon parce qu’il n’est pas assez fort ; ce qui fait qu’on peut composer avec les gens qu’on a.
Comme mentionné au début, cette deuxième partie de l’entrevue a été menée avec un étudiant de la première cohorte de l’École — tout de suite après sa fondation. Marc Molgat est aujourd’hui professeur titulaire à l’École de service social.
Reflets : Bonjour, Marc.
Marc Molgat : Bonjour, Marguerite.
Reflets : Pourrais-tu nous dire ce que tu retiens de Roland Lecomte ? On peut commencer par ton point de vue d’étudiant, comment tu le voyais quand t’étais étudiant, quand t’es arrivé à l’École ?
Marc Molgat : C’est sûr que ce que je retiens de lui c’est surtout à partir de ses enseignements parce que je l’ai eu comme professeur dans son cours de Fondements théoriques du travail social, que j’enseigne d’ailleurs depuis que j’ai été embauché à l’École de service social. Je retiens d’abord de lui qu’il avait une connaissance approfondie des théories qui alimentent le service social et qui nous nourrissent toutes et tous, étudiantes et étudiants et comme membres du corps professoral.
Je retiens aussi de lui que c’était une personne très engagée pour la justice sociale, et dans cette perspective, il affichait très clairement sa préférence pour les fondements et les approches structurels du travail social. C’était clairement affiché, mais en même temps — et c’est quelque chose que je retiens beaucoup de son enseignement — il trouvait que c’était important que les travailleurs sociaux en formation connaissent les divers fondements du travail social, que ce soient ses fondements psychologiques, parce qu’on sait qu’ils continuent d’alimenter beaucoup la pratique aujourd’hui, ou ses fondements sociologiques. Il avait donc une sorte d’ouverture et d’engagement envers ses étudiants, c’est-à-dire de nous faire connaître tous les aspects de la théorie en travail social. On peut dire qu’il n’était pas du tout borné et qu’au contraire, il était plutôt très intéressé à nous engager dans des discussions autour des fondements théoriques du travail social.
Il était aussi ouvert à des idées nouvelles. Je me souviens assez bien qu’en travail social, au début des années 90, les débats sur la place du post-modernisme dans la théorie faisaient rage. Je pense qu’il aurait été plus facile pour lui de rester dans les vieilles ornières et de ne pas nous inciter à réfléchir à ces choses-là, mais il n’hésitait jamais à s’attaquer à de nouvelles idées. Sur le post-modernisme — et on voit un peu sa pensée à travers ce qu’il nous a présenté — il nous a fait comprendre qu’il y voyait des avantages, par exemple que le post-modernisme permettait de remettre en question de très grandes certitudes, l’idée même de la vérité notamment, et qu’il accordait une place renouvelée et importante au sujet dans la compréhension du monde. Mais en même temps il était très conscient qu’un des dangers importants du post-modernisme c’est le relativisme qui y est associé, qui peut faire en sorte qu’on détourne trop facilement le regard des conditions objectives de l’existence et donc des personnes qui vivent dans la pauvreté, qui sont marginalisées, qui vivent différentes oppressions.
Je dirais que c’est ça que je retiens de lui comme professeur. Il s’agissait de quelqu’un qui avait énormément de connaissances, qui était très engagé en faveur la justice sociale en fonction d’une théorie et d’une approche qu’il privilégiait par-dessus les autres, mais qu’en même temps il avait le souci de nous faire connaître les autres fondements théoriques du travail social.
Reflets : Il était comment avec ses étudiants ? Était-il du genre à aller prendre une bière avec ses étudiants avec ou était-il plutôt distant ?
Marc Molgat : Je me souviens qu’il allait toujours dîner pas loin de l’École de service social, prendre un sandwich ; mais il y allait plutôt avec ses collègues ! Je peux dire c’était quelqu’un qui était profondément humaniste. Il était très sensible aux besoins des étudiants. On avait toujours l’impression qu’il nous écoutait, qu’il nous entendait. Nous avons eu l’occasion de revendiquer à certains moments pendant nos études. À un moment donné, nous avons remis en question l’enseignement d’une professeure. Comme étudiants, nous avions décidé que ce serait une bonne idée de boycotter son cours. Et bon, je ne veux pas nécessairement me prononcer sur la validité de cette démarche, mais c’est ce que nous avons fait à l’époque. Et au lieu de nous le reprocher, ce qu’il aurait facilement pu faire, il nous a écoutés et de telle sorte que nous sommes demeurés convaincus que nos points de vue étaient valides, importants même. Et même s’il n’a pas été capable de répondre à nos revendications à notre entière satisfaction, c’était clair par les gestes qu’il a posés qu’il a essayé d’opérer des changements dans le cours.
Reflets : Maintenant est-ce que t’aurais des choses à dire sur son approche pédagogique ? Qu’est-ce que tu retiens de sa manière de transmettre les choses ?
Marc Molgat : Ses cours étaient donnés de manière assez classique, c’est-à-dire qu’il livrait surtout des présentations magistrales. Il y avait aussi des présentations étudiantes. Mais tout comme il nous avait écoutés pendant nos revendications, il écoutait les étudiants dans son cours. J’ai le souvenir que nous nous sentions toujours très à l’aise de poser des questions même si, manifestement, nous avions devant nous quelqu’un qui en connaissait beaucoup sur le travail social. Ça peut être assez intimidant pour les étudiants ! Je pense que c’est un défi pour les professeurs qui sont dans ces positions d’expérience et d’érudition, de donner l’impression aux étudiants qu’ils ont le droit de poser des questions, de critiquer, de réfléchir à voix haute. Je pense que si nous nous sentions à l’aise de le faire dans son cours, c’est justement parce qu’on comprenait que tous les points de vue pouvaient être discutés, même ceux avec lesquels il n’était pas d’accord. En ce sens, il réussissait à créer un espace de discussion et de débat au sein de son cours, ce qui pour moi constitue encore à ce jour un exemple à suivre. Je pense que beaucoup d’étudiants y ont trouvé leur compte.
Quand j’étais étudiant, je remarquais aussi qu’il était capable d’ajuster son enseignement pour des étudiants qui en connaissaient un peu plus que les autres sur le travail social. Nous avions dans notre cohorte des étudiantes qui avaient pas mal de connaissances en intervention et beaucoup d’expérience sur le terrain alors que d’autres, comme moi, étaient frais émoulus d’un baccalauréat dans une autre discipline et n’avaient pas vu grand-chose de la pratique du travail social, sauf peut-être à travers un peu de bénévolat. Il avait la capacité d’ajuster son enseignement et ses réflexions pour que tout le monde puisse suivre, pour que toutes et tous se sentent inclus et puissent aussi être mis au défi, tant nous, les « recrues », que les personnes ayant un certain nombre d’années d’expérience.
Reflets : Il semblait influencé d’une certaine manière par toute cette question de positionnement en travail social ; son approche pédagogique montrait l’importance de la diversité des points de vue et de la réflexion à partir d’où se situe chaque personne.
Marc Molgat : Je pense que oui. Mais je dirais aussi qu’il cherchait dans sa position de professeur à mettre en application l’approche structurelle. Il voulait que nous prenions du pouvoir en groupe et je pense vraiment que c’est pour cela qu’il nous a fortement incités à faire des présentations et des travaux de groupe dans son cours. C’est très important dans l’approche structurelle, que les personnes auprès desquelles on intervient en travail social se retrouvent entre elles sur la base d’expériences communes et que, sur cette base, elles exercent un certain pouvoir sur leur situation. Donc pour lui c’était une façon, je crois, de faciliter ça chez des étudiants qui se sentaient intimidés et pris au dépourvu devant des théories qui, pour la plupart d’entre nous, étaient à peu près étrangères.
Reflets : Quand je t’entends parler, je vois l’importance de la dimension relationnelle dans son enseignement.
Marc Molgat : Oui, c’est sûr que quand on se retrouvait dans son bureau ou seul à seul avec lui, on n’avait pas l’impression d’être face à un thérapeute. Donc on ressentait justement une relation humaine plutôt qu’une relation professeur-étudiant ou une relation professionnel-client. Il y avait une chaleur humaine qui se dégageait de cet homme-là, et je suis certain que toutes les personnes qui l’ont bien connu, et même celles qui l’ont un peu moins bien connu, diraient la même chose. Il réussissait toujours à faire ressortir le bon côté des gens. Et je ne sais pas si c’était une déformation professionnelle (il a toujours apprécié l’approche humaniste de Carl Rogers en travail social) ou si ça lui appartenait en propre, au niveau de qui il était comme homme. J’ai tendance à penser que c’était profondément ancré dans sa personne, dans sa biographie personnelle. En tout cas, on avait vraiment l’impression que le contact avec lui était profondément humain, avant toute chose. En somme, je pense qu’au-delà de nous faire apprécier les différentes approches et les différents fondements théoriques du travail social, c’était son humanisme qui le démarquait et qui, au fond, était le moteur de sa relation avec les étudiants.
Reflets : En contraste, ça me fait penser à la manière dont on déplore la déshumanisation des institutions qui encadrent le travail social aujourd’hui, avec la nouvelle gestion publique entre autres. Que ce soit dans l’institution universitaire ou dans les institutions de santé et les services sociaux. Comment penses-tu que Roland Lecomte se positionnerait, ou quels outils il donnerait aux étudiants de 2021 pour faire face aux enjeux actuels ? On prépare les étudiants pour aller travailler dans des endroits déshumanisés et déshumanisants…
Marc Molgat : Honnêtement, je ne sais pas, mais j’aurais tendance à penser qu’il continuerait de défendre l’idée que les approches structurelles sont importantes et essentielles, et qu’elles demeurent la meilleure façon de résister à la déshumanisation. D’ailleurs, on le voit surtout dans les organismes communautaires où les intervenantes et intervenants continuent de faire ce travail concrètement, sur le terrain, pour essayer de contourner les logiques de la nouvelle gestion publique, pour résister en quelque sorte à la logique de la reddition de comptes qui sert à « faire la preuve » que leurs interventions sont efficaces et ont un impact sur les individus. Je pense qu’il continuerait de soutenir ce point de vue là tout en tenant compte évidemment de la façon dont la société a évolué.
Tu sais, quand j’étais étudiant à la maîtrise en service social, les enjeux liés à l’immigration, à la diversité, aux Autochtones n’étaient pas aussi saillants, voire centraux, qu’ils le sont aujourd’hui. Mais c’est justement au niveau de ces enjeux aujourd’hui qu’il faut travailler à transformer les structures sociales, y compris dans le monde universitaire. Le travail social est directement interpellé par ces enjeux, à cause son histoire terrible avec les Autochtones, mais aussi parce que nous sommes aux premières loges de l’intervention en matière d’immigration, d’intégration, de conditions de vie, etc. Ce n’est pas la nouvelle gestion publique qui va nous permettre de contrer le racisme systémique et de réparer les torts causés par un siècle de retrait des enfants autochtones de leurs familles et de leurs communautés ! Tous ces enjeux se dessinaient en filigrane depuis longtemps et il faut saluer le fait que Roland Lecomte et l’équipe réunie autour de lui y étaient déjà assez sensibles lorsque le programme de maîtrise en travail social a été proposé à la fin des années 1980. Il comprenait un cours sur le travail social auprès des populations autochtones et un autre sur le travail social en lien avec l’immigration et la diversité ethnique. Ainsi, dès les débuts du programme en 1992, ces cours étaient inscrits dans le cursus ; il s’agissait de cours optionnels, mais ils avaient été pensés et conçus pour le travail social. Je pense qu’aujourd’hui ces enjeux sont devenus centraux au travail social. Dans un certain sens, l’inscription au programme de maîtrise de ces cours était sans doute une façon de dire : voici des problèmes sociaux sur lesquels notre discipline a le devoir de se pencher. Et, connaissant Roland Lecomte et l’équipe qui l’entourait, il serait surprenant qu’ils aient pensé que les approches technocratiques et individualisantes du travail social seraient la meilleure façon de les résoudre.
Reflets : Est-ce que tu vois un autre trait marquant chez Roland Lecomte ?
Marc Molgat : Un autre aspect important de sa pensée, au-delà de son humanisme et de son appréciation des approches structurelles, c’est sa lecture de l’importance des tensions dans le travail social. Pour lui, les tensions n’étaient pas nécessairement mauvaises. Elles sont plutôt un moteur pour la discipline universitaire et pour la profession du travail social. Il en avait dénombré quelques-unes, sous forme de questions. La première : Est-ce que le travail social est davantage un art ou une science ? Bref, est-ce qu’elle est davantage une pratique axée sur la relation intersubjective entre l’intervenante et les personnes auprès desquelles elle intervient, ou est-ce qu’elle est plutôt basée sur la science (aujourd’hui on parlerait de « pratiques fondées sur les données probantes ») ? Depuis longtemps, il y a des gens qui essaient de construire le travail social comme une véritable science où on n’utiliserait que les apports de la recherche pour justifier tel ou tel type de pratique. Une deuxième question : Est-ce que le travail social est une discipline en soi ou une pratique de l’interdisciplinarité ?
Reflets : Intéressant…
Marc Molgat : En effet, on sait qu’il y a différentes façons de voir le travail social. Certaines personnes le voient comme une profession aux contours assez définissables. D’autres le voient comme une profession dont les contours sont plutôt flous et à laquelle différentes disciplines universitaires peuvent avoir une contribution parfois très importante. Et finalement, il soulevait une troisième tension, au niveau des conditions sociales, entre objectivité et subjectivité, c’est-à-dire : Est-ce que les conditions sociales sont des choses très objectives, ou a contrario, est-ce qu’elles n’existent qu’en fonction de la façon dont elles sont perçues subjectivement ? Il ne prenait pas nécessairement position pour dire que c’était l’un ou l’autre des pôles de tensions qui l’emportait, mais il les soulignait pour que nous, comme étudiants, prenions conscience de leur existence et de leur contribution aux changements qui marquent du travail social, à la fois comme discipline et comme profession.
Reflets : Ça brosse un portrait assez fidèle de tout ce qui constitue le travail social. Cette tension ressort beaucoup dans les préoccupations des étudiantes encore maintenant : « C’est quoi le travail social ? C’est quoi notre place ? » Elles souhaitent un statut du travail social reconnu dans les institutions pour avoir une place, pouvoir agir, comme l’ont les infirmières par exemple et tous les métiers du soin à l’intérieur de l’hôpital. Et d’un autre côté, le travail social ne se prescrit pas, il se pratique dans la rencontre et dans l’écoute ; l’intervention se bâtit dans chaque histoire dans le lien, la confiance et le respect de chaque personne, ses valeurs, ses priorités et ses choix. Parce que sous-tendu par cette vision-là d’art ou de science, apparaissent les tensions entre la dimension prescriptive du travail social et la dimension émancipatrice qui souhaite remettre le pouvoir dans les mains de la personne.
Marc Molgat : Peut-être que ce qu’on peut retenir des questions de Roland Lecomte, c’est que le travail social se pratique dans l’interstice des tensions dont il parlait. C’est ce qui le rend riche en fait. Dans le fond, je trouve très ennuyante une perspective qui affirme que le travail n’est qu’une science, une « mono-discipline » et une pratique qui s’exerce sur des conditions sociales hyper précises ou encore sur un sujet humain qui, en bout de ligne, apparaît plutôt comme d’un objet d’intervention. Il aurait été complètement contre une telle perspective, mais il aurait probablement été contre la perspective totalement opposée aussi, celle qui affirme que le travail social est une espèce de pratique artistique interdisciplinaire dans laquelle les conditions de vie dépendent uniquement de comment les sujets les perçoivent, bref où la subjectivité est le mot d’ordre.
Reflets : Mais ce que tu dis c’est qu’il ne faut pas abolir les tensions dans le travail social parce que c’est ça le travail social. C’est le travail, on peut dire la dynamique de toutes ces tensions-là…
Marc Molgat : Oui.
Reflets : Parce qu’il faut un peu de tout ça pour faire le travail social.
Marc Molgat : Oui, en fait c’est intéressant cette discussion-ci parce que c’est une des choses que nous, les étudiants de Roland Lecomte, trouvions un peu insatisfaisantes. C’est-à-dire qu’on n’avait pas LA réponse. Et encore aujourd’hui, on le sait bien, les étudiants, ils la veulent cette réponse. Ils veulent savoir : »C’est quoi le travail social ? » « Qu’est-ce que je dois faire quand je suis sur le terrain ? » En bref, c’est la même demande qui revient sans cesse : « Donnez-moi des outils ». Quand je me replace à l’époque où j’étais étudiant, je pense qu’au fur et à mesure que Roland Lecomte enseignait, et au fur et à mesure que nous avancions dans le programme, nous nous rendions compte que, finalement, c’est peut-être mieux d’avoir une définition du travail social qui est ouverte à des interprétations et à des positionnements diversifiés. Ça peut par contre nous rendre inconfortables parce que, comme étudiant, on peut finir par se demander : « Si on ne peut pas définir très clairement le travail social, qu’est-ce qui me différencie d’un plombier ou d’un ingénieur ou, comme tu le dis, d’une infirmière ? »
Reflets : En fait ça rentre dans toute la question de l’identité professionnelle.
Marc Molgat : Oui, c’est bien ça ! Je suis d’accord avec toi.
Reflets : Lorsqu’elles s’engagent dans une formation professionnelle, une partie des étudiantes, probablement plus que la moitié, vont chercher une identité professionnelle, elles ont un modèle de travailleuse sociale. « Moi, c’est ça que je veux faire dans la vie ». Puis après, elles commencent la formation et se rendent compte de cette dynamique, de cette absence de définition claire : « Mais c’est quoi, au juste, le travail social ?
Marc Molgat : La façon qu’avait Roland Lecomte de nous répondre, c’était de nous relancer, de nous renvoyer une question avec un petit sourire en coin, mais toi, qu’est-ce que tu aimerais que ce soit ? Où est-ce que tu te positionnerais, toi, si tu étais dans tel ou tel milieu de travail ? Je trouve c’était bien pédagogiquement de nous inciter à développer nous-mêmes nos propres positionnements. C’est certain que ce n’était pas facile, surtout pour des étudiants qui n’avaient pas beaucoup de connaissances du terrain de la pratique du travail social. Après le premier ou le deuxième cours, nous arrivions plus facilement à trouver nos repères. Mais il demeure que c’était un peu déstabilisant. C’est peut-être ce qu’il recherchait…
Reflets : Je dirais que dans le contexte de pratique actuelle, on est beaucoup dans cette déstabilisation-là. D’un milieu de pratique à l’autre c’est complètement différent et c’est souvent très confrontant, même par rap- port aux petits ancrages que peut se donner le travail social actuel (transversaux à différentes approches) comme, par exemple, le fait considérer la personne aidée comme l’experte d’elle-même et de sa vie.
Et même cette notion est souvent énormément mise à mal dans le manque de temps, le manque de ressources, le manque de… Et ça demande un ajustement continuel de la part des étudiantes : Que prioriser ? Comment prioriser ? Et porter le poids de la responsabilité…
T’as pas cette impression-là, toi, que depuis le temps où l’École a été fondée et où tu as fait ta formation, le poids de la responsabilisation des travailleurs sociaux s’est alourdi ?
Marc Molgat : Je ne sais pas trop. C’est sûr que dans la société aujourd’hui, c’est un constat assez généralisable que, de plus en plus, l’individu est renvoyé à lui-même et reçoit une injonction forte à l’autonomie. En même temps, c’est souvent paradoxal pour les travailleurs sociaux parce que dans beaucoup de milieux, le travail social ne peut pas se pratiquer de manière autonome, en particulier dans les institutions, en milieu hospitalier ou en protection de la jeunesse, par exemple.
C’est sûr que les personnes peuvent trouver des espaces où elles arrivent à être plus autonomes sur le plan de l’intervention, mais j’ai la très forte impression que malgré les demandes de responsabilité et d’autonomie, nous sommes obligés plus que jamais de rendre des comptes, de suivre des modèles d’intervention établis, de nous référer aux pratiques fondées sur des données probantes, etc.. Ce paradoxe est important, surtout dans les milieux institutionnels, mais, de plus en plus, on le voit apparaître dans les milieux communautaires. Je ne sais pas comment Roland Lecomte aurait réagi face à cela. C’est peut-être une autre des tensions qui traversent le travail social (mais pas seulement le travail social) : l’autonomie versus l’imposition de normes de pratiques.
Reflets : Et la grande déshumanisation qui vient avec et qui en est un effet transversal. En enseignement, dans les soins médicaux, dans les services sociaux…
Pour revenir à Roland Lecomte, l’École a été fondée pour répondre aux besoins de la minorité canadienne francophone en vue de former des travailleurs sociaux francophones en situation minoritaire. Former de futurs professionnels capables d’être sensibles à ces enjeux de minorisation et de développer la recherche autour des réalités francophones, tel était bien un objectif majeur dans la fondation de l’École de service social de l’Université d’Ottawa.
Aujourd’hui, comme tu le disais tantôt, on tend à développer — pas juste au niveau de l’École, mais dans les sociétés — une plus grande sensibilité à la diversité, celle-ci incluant les minorités racisées, sexuelles, vivant avec un handicap ou un statut précaire.
Depuis quelques années, l’École s’est engagée dans la reconnaissance des peuples autochtones à travers un processus d’autochtonisation. Elle semble être reconnue comme un moteur au niveau de la Faculté.
Marc Molgat : Oui, oui, tout à fait.
Reflets : Notre École est aussi un moteur en ce qui concerne la francophonie. Comment concilier la démarche de reconnaissance, d’autochtonisation et de décolonisation, et l’importance de la formation francophone en situation minoritaire ?
Marc Molgat : Il me semble que ta question appelle une réflexion globale ou en tout cas plus générale. Je vais peut-être la ramener à ce que je soup- çonne que Roland Lecomte aurait pensé de tout ça. Je pense qu’il aurait très bien accueilli la reconnaissance qu’on développe actuellement au sujet des réalités des Peuples autochtones, mais aussi au sujet des personnes racisées. Et par rapport aux communautés francophones minoritaires, je suis aussi certain que son point de vue aurait été celui de l’obligation de ces communautés de penser leur rapport avec ces réalités et de quelle manière une École de travail social comme la nôtre peut les intégrer sans exclure les préoccupations pour la francophonie minoritaire.
Au sujet des Peuples autochtones en particulier, il y a des enjeux d’oppression qui remontent aux débuts de la colonisation et auxquels ont participé les francophones, partout au Canada. Les colons français ou belges qui se sont installés au Québec et à l’extérieur du Québec l’ont fait sur des territoires qui ne leur appartenaient pas, ni aux gouvernements qui les leur ont donnés ou vendus ! Les membres de la francophonie minoritaire, oui, nous avons vécu de l’oppression et nous continuons de faire l’objet de discriminations et d’injustices. On sait ce que c’est avec certains gouvernements, par exemple en Ontario, qui ne respectent pas les institutions scolaires ou de santé des francophones, ou leurs droits linguistiques pourtant enchâssés dans la Constitution du Canada. Mais parce qu’on a vécu des oppressions, ça ne veut pas nécessairement dire qu’on n’y a pas participé à l’égard d’autres personnes ou groupes.
Déjà, au début des années 90, au moment où l’École de service social en était à ses balbutiements sous la direction de Roland Lecomte, on se demandait comment inclure dans les préoccupations de la francophonie minoritaire celles de personnes plus marginalisées et qui sont elles-mêmes francophones, par exemple les personnes itinérantes ou les personnes immigrantes. Il faut reconnaître qu’à cette époque, les communautés francophones minoritaires n’étaient pas toujours très ouvertes à cette diversité, voire à ces personnes. Il n’existait pas nécessairement une vision de leur contribution aux communautés. Je pense que souvent, elles étaient plutôt vues comme une menace. Notre École a joué un rôle important pour défaire cette perspective, à travers la formation des étudiants, nos recherches et nos engagements dans la communauté.
Si on rapproche cela de ce qui se passe aujourd’hui, en particulier au sujet des communautés autochtones, je pense qu’il existe malheureusement des perspectives qui considèrent que la prise en compte des enjeux des communautés autochtones constitue une sorte de menace aux droits et demandes de la francophonie minoritaire. On sent même ces réticences au sein de notre propre université. Mais je pense que pour des raisons historiques, c’est faire fausse route. Et il serait dommage de laisser ces hésitations prendre de l’ampleur, car notre université a certainement joué un rôle dans l’oppression des Autochtones. Je suis tombé récemment sur un article d’une ancienne revue (Vie Indienne), datant de 1957, qui relatait la tenue d’un colloque à l’Université d’Ottawa réunissant les Oblats missionnaires et principaux des écoles résidentielles du Canada. Des intellectuels francophones de notre institution y ont participé. Des spécialistes en anthropologie, en éducation et en psychologie étaient là pour contribuer à l’objectif du colloque qui, selon la revue, était de « se renseigner sur les moyens éducationnels et scientifiques les plus aptes à aider les Indiens à prendre place parmi les membres de notre société canadienne ». Quand on pense au rôle assimilationniste de ces écoles et aux horreurs qui y ont été commises, c’est choquant de lire cet article ; et il montre que nous, comme institution, avons été à tout le moins des complices. Faut-il rappeler que notre université a été fondée par les Oblats, puis dirigée par eux jusqu’en 1965 ? Je soupçonne que trouverions bien plus que cet exemple si nous faisions des recherches approfondies au sujet du rôle concret qu’a joué notre université dans l’histoire de la colonisation et de l’oppression des Peuples autochtones, dont celui des Anishinabe qui occupaient le territoire non cédé sur lequel est sise notre institution.
Je pense que cette question constitue un gros défi pour une École comme la nôtre. C’est intéressant d’ailleurs que nous soyons une des premières unités de la Faculté des sciences sociales qui a décidé de prendre cet enjeu à bras-le-corps. Il y a dans notre École une ouverture pour ça, et je pense que c’est en partie à cause de l’héritage de Roland Lecomte. Nous n’avons pas résolu, avec nos partenaires autochtones locaux, de quelle manière nous allons y répondre. C’est compliqué à cause de la langue, entre autres. On sait que les communautés autochtones, quand elles ont appris la langue du colonisateur, ça s’est très souvent fait en faveur de l’anglais, même dans la région de l’Outaouais au Québec. Mais pour moi, cela ne nous défait pas de l’obligation de trouver des manières de commencer à redresser les torts qui ont été faits aux Autochtones. Je pense que c’est essentiel pour plusieurs raisons, mais surtout parce que le travail social a joué et continue encore aujourd’hui de jouer un rôle important dans l’oppression des Peuples autochtones, ne serait-ce qu’avec le « placement » des enfants autochtones dans des familles à l’extérieur de leurs communautés. Pour moi, ça me semble très clair, nous avons une responsabilité d’agir. L’enjeu, c’est plutôt le « comment ». Je suis certain que Roland Lecomte, comme disciple et défenseur des approches structurelles (qui, faut-il le rappeler ? cherchent à lutter contre les oppressions) aurait pensé que c’était crucial pour nous de faire ce travail.
Reflets : Oui. L’idée c’est de trouver comment aborder et travailler ensemble ces enjeux-là. Parce que, concrètement, ce n’est ni simple ni évident de soulever les problèmes de la francophonie en situation minoritaire devant l’immense rattrapage historique qui s’impose aux francophones dans la connaissance et la compréhension des réalités autochtones.
Marc Molgat : Je répondrais en revenant sur ce que Roland Lecomte nous incitait toujours à faire comme étudiants : se positionner. Nous avons une obligation à nous positionner à la fois intellectuellement et sur le plan de la justice sociale par rapport à l’intervention. Et face à ces grandes questions sociales qui touchent de très près l’intervention, celles du racisme et de l’antiracisme, ainsi que celles de l’oppression des Peuples autochtones et de l’autochtonisation/la décolonisation, nous devons prendre position. Je pense que c’est ce qu’il aurait dit. Et pour prendre position — à moins de vouloir se dérober — il faut entrer dans le dialogue avec les personnes et communautés racisées et les personnes et communautés autochtones. Il faut créer et nourrir ces relations, qui ne seront pas exemptes de tensions, et trouver un chemin pour répondre à ces enjeux. Lequel ce sera, lequel nous emprunterons, je ne sais pas exactement. C’est peut-être déstabilisant de penser ainsi, mais je crois qu’il faut se donner le défi de trouver un chemin construit sur la base de ces relations. Et c’est peut-être ici que l’autre partie de l’héritage de Roland Lecomte, son positionnement humaniste que j’ai évoqué plus tôt, peut être précieux. Cette dimension humaine et relationnelle du travail social qui lui était si chère devrait pouvoir nous aider dans la co-construction de ce chemin.
Reflets : Souhaitons-nous cette sagesse relationnelle et humaine inspirée de Roland Lecomte dans la poursuite de la mission de l’École autour de ces enjeux complexes qui sont présents tous les jours dans nos vies personnelles et professionnelles. MERCI !