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Les Impatients ne viennent pas ici pour recevoir une thérapie, mais pour faire de l’art… Ils sont des artistes. Le travail se fait non pas sur la maladie, mais sur ce qui est positif en dehors de la maladie, le talent, les idées, le geste…
Jean-François Bélisle, p. 23-24
La ressource et le volume : une histoire unique, toute en beauté
Les Impatients, un lieu unique d’expression, de créativité, de possibles, à travers l’art et la création[2]! Initié en 1989, ce projet devait au départ durer trois jours. Or, il poursuit toujours son bonhomme de chemin et au fil des années, il s’est même multiplié : plusieurs autres ressources similaires à celle débutée à Saint-Jean-de-Dieu ont vu le jour en différents endroits du Québec.
Un des points forts du mouvement survint en mai 2019, avec le lancement du volume intitulé justement Les Impatients : un art à la marge. L’ouvrage comprend des articles de seize chercheuses ou chercheurs, intervenantes ou intervenants et personnes victimes de la psychiatrie, toutes et tous intéressés à comprendre autrement la santé mentale et ses expressions. Elles et ils proviennent de parcours très variés, comme Migicontée (Ginette Vallée), Jean Brassard, et Michel Roy, qui ont trouvé un lieu d’expression grâce aux Impatients. Des chercheuses, chercheurs, professeures, professeurs, une femme médecin, une conservatrice d’art moderne, une psychanalyste, une spécialiste de l’art brut, une clinicienne, un conservateur de musée, voici un aperçu de la brochette d’autrices et d’auteurs signant les seize chapitres de l’ouvrage, tout aussi original que chaleureux. « Ici, si tu veux mettre juste du noir sur ta feuille, confie José en décrivant le lieu de rassemblement des personnes désirant s’exprimer grâce à l’art, tu peux mettre juste du noir. Y a personne qui t’en empêche! » (p.177). En plus, l’ouvrage comprend plusieurs illustrations d’oeuvres de personnes participant au programme.
« Je comprends alors que je viens d’entrer dans un monde étrange ou un silence sourd me convie à apprendre une nouvelle langue », écrit Louise Blais lorsqu’elle décrit sa première visite aux archives des Impatients. « Je ne les connais pas comme « patients », malades mentaux ou fous. Mon lien avec ces artistes passe par la matérialité de leur travail de création. »
p. 57-58
Cette initiative, cet espace où se côtoient des personnes abordant l’art sous toutes sortes de coutures, se reflète dans cet ouvrage qui, lui aussi, grâce à ses autrices et auteurs, présente de nombreuses façons tout aussi créatrices qu’uniques de concevoir et de valoriser l’art. C’est ainsi que ce volume ouvre la porte à une redéfinition de l’artiste et de l’oeuvre, tout en mettant en valeur l’unicité et les talents des personnes participant aux Impatients. Il s’agit d’un espace à découvrir, d’un lieu riche de possibles, et en fin de compte, de formes d’intervention qui remettent en question les approches thérapeutiques basées sur le diagnostic professionnel et le traitement pharmacologique.
Les Impatients : un art à la marge vise aussi à établir des ponts entre divers actrices ou acteurs de la scène sociale, culturelle, sans passer par le rapport thérapeutique que privilégient les approches traditionnelles d’intervention. Car les Impatients, « c’est d’abord un lieu où l’on peut vraiment se révéler aux autres, mais surtout à soi-même. On peut se montrer vulnérable, sans être jugé. Ils sont rares ces lieux, physiques ou cérébraux, ou nous ne sommes pas dans la représentation », écrit (p. 177) Frédéric Palardy, cet avocat et directeur général des Impatients, qui travaille depuis plusieurs années à faire éclore cette ressource dans différentes autres régions du Québec. « C’est beau, conclut-il, parce que c’est un geste de vie et de liberté. »
Un lieu de révélation aux autres et à soi-même, un lieu où le temps n’est pas pressé, où les personnes créatrices peuvent se montrer réellement, être vues et reconnues dans plein de formes de création artistique, voilà la mission de ces ressources présentées dans Les Impatients : un art à la marge. L’ouvrage porte un double intérêt, à savoir, le vécu de souffrances de la part des Impatients et une occasion de reconnaissance envers les personnes qui se sont penchées sur le sort de ces artistes de la souffrance.
En introduction, Rober Racine explore le concept de « presque » en suggérant qu’il faut justement
[…] préserver ces presque. Les Impatients sont les coeurs battants du presque. Ils sont nos amis, nos soeurs, nos frères; vigiles précieux de mille dérives intérieures. Ils sont nous à chaque instant. Il faut les accompagner, les rencontrer, les écouter, les regarder, les lire, les aimer.
p. 11
« Les fous, c’est le tampon qu’on a, en politique. Ils sont, sans qu’il n’y paraisse, utiles à la société […]. Le monde est un immense hôpital ou il n’y a rien à comprendre de rien. »
Réjean, p. 82
Lorraine Palardy pour sa part présente l’ouvrage en effectuant un retour dans le temps. Elle se remémore les débuts de cette unique histoire d’amour et de reconnaissance de la diversité et de la richesse de l’art au Québec. C’est ainsi que nous nous retrouvons en 1992 dans un recoin de l’hôpital Louis-H Lafontaine à Montréal où elle organise pour quelques jours une collecte de fonds pour la Fondation des maladies mentales. Il s’agit simplement d’un atelier improvisé ou elle invite une vingtaine de « patients » à dessiner un morceau de leur vie (p. 13). Mais ce projet qui devait durer quelques jours ne peut s’arrêter : lorsqu’elle ferme les portes à la fin de la période prévue de collecte de fonds, les « patients » attendent dans le corridor que l’atelier reprenne… Ce sera un point tournant pour elle : « Cette image forte changea ma vie et c’est avec l’aide de quelques irréductibles que naquirent doucement Les Impatients d’aujourd’hui. » (p. 13)
Tout en simplicité, cette galeriste poursuit :
« J’ai aimé spontanément ces hommes et ces femmes, sans trop comprendre la souffrance et les «démons» qui les habitaient. J’ai aimé cet art sans fard, hors-norme, troublant, tantôt brut et pétillant. J’ai aimé le sérieux mêlé de légèreté avec lequel certains Impatients abordent la feuille blanche, ce besoin de faire beau, l’économie de moyens et, chez certains, ce défoulement instinctif, spontané, qui tantôt frôle le chef-d’oeuvre. »
p.13
À l’instar des autres personnes qui ont signé un chapitre de l’ouvrage, elle conclut en constatant à quel point ces artistes l’ont marquée :
« Je suis encore et toujours impressionnée par le talent, par ce qui les anime; je suis aussi et surtout reconnaissante, parce qu’ils m’ont appris à voir le monde autrement et qu’il y a beaucoup de lumière dans un tableau noir… Il est aussi là l’artiste avec un grand A. »
p. 14 –16
Depuis, sa vie a changé. Elle s’identifie maintenant à cette catégorie de « passeurs d’art », ces gens qui, en participant à ce volume ou en achetant les oeuvres des Impatients, deviennent des courroies de transmission entre deux mondes habituellement séparés par les murs de l’asile et plein d’autres murs de préjugés qui nous guettent toutes et tous, prisonnières ou prisonniers que nous sommes d’une certaine histoire de la « maladie mentale » et, par ricochet, d’une conception de la normalité.
De son côté, Jean-François Bélisle, conservateur en chef du Musée d’art de Joliette (MAJ), en entrant pour la première fois dans les ateliers des Impatients, s’y présente comme le « concierge en chef » de l’établissement qu’il dirige. « Maintenant, tout le monde me tutoie, et c’est bien mieux comme ça. » (p. 19) Les Impatients y établissent résidence en 2015; depuis, l’établissement accueille trois ateliers de douze artistes par semaine. Le MAJ est devenu un refuge, un abri pour les Impatients. L’atelier constitue un temps privilégié et une occasion de tisser des liens.
La collection des Impatients totalise maintenant plus de 15,000 oeuvres; le projet de répertorier et d’indexer ces oeuvres se poursuit toujours grâce à un impressionnant groupe de bénévoles.
Transformer les « experts » : la distance froide de l’analyse
Au départ, Pauline Goutin, spécialiste de l’art brut et par après responsable de la collection Les Impatients, ne connaissait cette ressource que de nom. Elle savait que son objectif était de venir en aide, par le biais de l’expression artistique, aux personnes ayant eu un diagnostic de « maladie mentale ».
« J’ai très vite senti que cette comparaison ou une tentative d’identification à une catégorie établie étaient vaines. Je réalisais que ce point de vue me faisait garder la distance froide de l’analyse alors que le contexte des Impatients me demandait le contraire. Il appelait à la proximité, à l’horizontalité des rapports, à l’humilité. »
p. 78
D’ailleurs, voici un des exemples décrivant l’évolution de sa pensée, influencée dans un premier temps par les oeuvres de Romain Peuvion, en particulier une toile intitulée Auto-portrait :
« Les oeuvres de Peuvion sont pour moi le témoignage d’une poésie intérieure, unique, qu’aucune comparaison avec telle ou telle catégorie établie de l’histoire de l’art ne pourrait qualifier. »
p. 78
Puis elle décrit cette démarche d’humilité qui l’a amenée à se distancer de son expertise et de voir « avec les yeux du coeur », comme le suggère St-Exupéry. Le concept de lâcher-prise constitue la clé de son revirement de regard :
« J’ai essayé autant que j’ai pu de lâcher prise. Je ne connaissais pas le passé des impatients et, à vrai dire, cela a été d’une grande aide. J’ai pu adopter une approche des oeuvres avant tout visuelle et sensorielle. Sans prétendre à l’innocence du regard qui reste un mélange d’expériences, d’apprentissages et de connaissances, je me suis laissé toucher par les oeuvres. La création est un moyen de donner à voir ce qui reste insoupçonné chez quelqu’un, poursuit-elle. Travailler aux Impatients exige de faire tomber le masque du chercheur pour recouvrir le visage de la personne qui écoute, du passeur qui transmet, du transcripteur qui donne à voir. »
p. 83–85
Mélissa Sokoloff, une artiste-thérapeute, parle de dignité et de créativité pour décrire cet espace de guérison que constitue l’organisme. Des activités artistiques, plutôt que la thérapie traditionnelle, sont à la base des interactions.
« La création devient métaphore de vie. […] Le regard des autres aide à développer un point de vue différent de l’oeuvre et, par ricochet, une autre perspective sur sa propre expérience intime. »
p. 107–108; p. 114
Dans son ensemble, Les Impatients : un art à la marge reflète une conception de la santé mentale qui se situe bien au-delà de la pathologie, du diagnostic, des formes de traitement dont l’Occident regorge, en particulier depuis l’éclosion de la psychiatrie. L’ouvrage nous invite à voir autrement, à comprendre autrement, et par ricochet, à revoir nos conceptions de l’intervention. D’ailleurs, les propos de Raymonde résument à eux seuls la portée de ce que représentent les Impatients et servent de métaphore pour l’intervention dans le champ de la santé mentale. Ayant dessiné ce qu’elle décrit comme un oiseau dans une cage, elle explique que l’oiseau est « […] en bas de la page, car il ne veut pas être en cage » (p. 14)! On croirait lire du Prévert[3], n’est-ce pas?
En ce sens, l’ouvrage, et le projet qu’il décrit, peuvent servir d’inspiration à celles et à ceux qui souhaitent s’éloigner des approches et modèles privilégiés par les associations professionnelles, les lieux de formation classiques, les ressources institutionnelles d’intervention. Le travail social, la psychologie, comme toutes les professions centrées sur l’aide pourront grandement bénéficier d’une telle lecture et des formes d’intervention qui en découlent. Ici en particulier, le Québec fait preuve d’innovations et de beaux risques qui, un peu comme l’Italie des années 1960, pourront remettre en question et même détruire les murs séparant l’asile et le reste du monde, séparant les professions d’« aide », séparant l’art et les sciences sociales. Les Impatients démontrent éloquemment qu’ils ont été et sont toujours plus que patients!
« Suivre la création amène parfois dans des terrains inconnus qui permettent de se voir sous un autre angle, tant pour le créateur que pour le regardeur. L’humour, les détours et les différentes discussions sur la vie et la société se jouent dans cet espace de groupe ou des masques peuvent tomber et alléger les préjugés liés à la maladie mentale. […] Les parcours de vie sont uniques dans cette rencontre, mais comme créateurs, nous faisons face ensemble aux mystères de l’art, comme à ceux de l’existence humaine. »
Mélissa Sokoloff, p. 108
Notons enfin que Les Impatients : un art à la marge établit un équilibre intéressant entre autrices ou auteurs de chapitres : leur provenance et leurs angles d’analyse constituent un modèle de diversité, tant de genre, de culture que de professions. Cela dit, j’estime que l’ouvrage pourrait constituer une lecture obligatoire dans plusieurs lieux et formes d’intervention, tant académiques que professionnelles ou communautaires.
Parties annexes
Notes
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[1]
L’auteur est professeur émérite à École de service social de l’Université d’Ottawa. Il a évolué pendant près de quarante ans, comme chercheur et intervenant dans le domaine de la santé mentale. En plus de signer plusieurs textes sur le sujet, il a fait partie de la Commission canadienne de la santé mentale du Canada.
- [2]
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[3]
Prévert, Jacques, Pour faire le portrait d’un oiseau (poème)