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Le problème de recherche

Le questionnement qui a guidé la recherche à laquelle ce texte réfère s’est fait en interreliant différents éléments : la mise en contexte de la situation des immigrants francophones à Ottawa, l’état des connaissances sur l’intégration socioéconomique et les effets sur l’état de santé des nouveaux arrivants et, finalement, un cadre théorique pour poser le problème dans une perspective d’inégalités sociales de santé. Chaque élément est présenté dans cette section.

Mise en contexte

Selon le recensement national de 2006, la population canadienne a augmenté de 1,6 million d’habitants de 2001 à 2006, et la population immigrante comble les deux tiers (66 %) de cette augmentation (Chui, Maheux et Tran, 2007). Statistique Canada a aussi indiqué que cette tendance sera incontournable pour l’accroissement de la population canadienne d’ici 2030.

Selon la Constitution du Canada de 1982, les politiques de l’immigration restent sous les directives du gouvernement fédéral. Par ailleurs, les ententes signées dans les années 1990 ont permis au gouvernement fédéral et aux gouvernements provinciaux et territoriaux de départager les responsabilités afin de permettre à chacun de jouer un rôle dans le domaine de l’immigration. C’est dans ce cadre que certaines obligations en matière d’immigration ont été confiées aux gouvernements provinciaux et aux administrations municipales (Veronis, 2014). Au cours des années 2000, des stratégies efficaces ont été mises en place pour attirer et retenir les immigrants francophones. Elles ont eu pour effet d’augmenter la part de ces derniers au sein de la communauté francophone en milieu minoritaire (Fourot, 2016).

Chaque année, le Canada reçoit plusieurs nouveaux arrivants qui, pour la plupart, préfèrent s’installer dans les grandes villes (Citoyenneté et Immigration Canada [CIC], 2006). Ottawa fait partie de ces destinations privilégiées. Actuellement, cette ville est devenue une porte d’entrée importante de l’immigration internationale (Veronis, 2014). Depuis 1991, la proportion d’immigrants francophones à Ottawa ne cesse de croître : de 12 % en 1991, elle atteint 38 % en 2006 (Conseil de planification sociale d’Ottawa, 2010).

Le Canada est en effet une destination des plus prisées pour les milliers de nouveaux arrivants qui ont l’espoir d’améliorer leurs conditions de vie et celles de leurs enfants. Ils y sont attirés par les possibilités d’emploi et la qualité de vie (Haan, 2012). Pourtant, bien qu’ils arrivent au Canada avec des compétences professionnelles et des diplômes, cela ne leur ouvre pas les portes du marché du travail, comme c’est le cas pour les Canadiens de naissance. Cet enjeu a des conséquences importantes sur l’intégration socioéconomique des immigrants au Canada (Haan, 2012), et plus largement sur leurs conditions d’établissement. Cette réalité touche particulièrement l’immigration francophone en milieu minoritaire (Violette, 2008).

L’état des connaissances

L’état des connaissances scientifiques documente différents aspects du parcours d’intégration. Il est présenté en trois thématiques traitant des barrières d’accès à l’emploi et au revenu, des barrières d’accès au logement et, finalement, des effets de ces barrières d’accès sur la santé des nouveaux arrivants francophones. Cette littérature a été un guide pour cadrer le problème de recherche dans une perspective d’inégalités sociales de santé.

Les nouveaux arrivants ont tendance à s’installer dans les endroits où habitent déjà une importante cohorte d’immigrants (Chui, Maheux et Tran, 2007; Dion, 2010). La Ville d’Ottawa (2007) reconnaît que les immigrants qui résident sur son territoire sont confrontés aux problèmes d’emploi et de revenu, et de logement, qui sont en lien avec les obstacles à la reconnaissance des diplômes, à la discrimination et au racisme (Murphy, 2010). À cela s’ajoute la complexité du vécu des personnes immigrantes francophones dans un contexte minoritaire face à la majorité anglophone. Sur ce point, les réalités du marché de l’emploi ne correspondent pas aux informations reçues avant leur arrivée au Canada (CIC, 2015a).

Les barrières de l’emploi et du revenu

Plusieurs études suggèrent que, comme partout au Canada, les immigrants francophones d’Ottawa vivent des difficultés quotidiennes dans leur parcours d’intégration dans leur nouvel environnement (Veronis, 2014). Le manque d’expérience de travail au Canada, la méconnaissance de l’anglais, la non-reconnaissance de leur diplôme et les démarches pour leur accréditation sont autant d’obstacles auxquels viennent se joindre d’autres problèmes comme les différentes formes de discrimination (Reitz, 2001; Bauder, 2003; Veronis, 2014).

Les diplômes et l’expérience de travail canadiens sont essentiels pour obtenir un emploi. Cette expérience professionnelle canadienne représente un défi majeur pour les nouveaux arrivants. Ces obstacles amènent plusieurs d’entre eux à faire des travaux de tous genres comme être domestique ou concierge avec en poche un diplôme d’études supérieures. Ce parcours est pressenti être la voie qui conduit plus tard à un travail ou un emploi décent.

À cet effet, le Conseil de planification sociale d’Ottawa (2009, p. 49) souligne ce qui suit :

L’écart important entre les taux de chômage des immigrants récents et ceux de l’ensemble des immigrants d’une part, et les taux de chômage de tous les immigrants et ceux de la population dans son ensemble d’autre part, semble indiquer l’urgence d’adopter une stratégie pour abolir en priorité les obstacles à l’emploi continu des immigrants récents.

Il en est de même pour la proportion d’immigrants francophones d’Ottawa qui ont un faible revenu (Veronis et Couton, 2017; Reiser, 2016). Les immigrants francophones en situation minoritaire sont plus affectés par le chômage et la pauvreté (Reiser, 2016; Fourot, 2016; Madibbo, 2005). La contribution économique et sociale des immigrants ne fait pas défaut au Canada, et ce, depuis longtemps. Toutefois, ces derniers sont confrontés à des difficultés discriminatoires d’ordre systémique qui les contraignent à des conditions de vulnérabilité (Yssaad, 2011).

Les barrières du logement

Les nouveaux arrivants francophones vivent depuis 2006 dans une précarité économique encore plus importante que les immigrants qui les ont précédés (Ray, Bulthuis et Andrew, 2010; Reiser, 2016). Cela se répercute dans les difficultés qu’ils ont à se loger. Dès leur arrivée à Ottawa, ils rencontrent le problème des coûts élevés des logements (d’autant plus lorsqu’ils sont assez grands pour loger une grande famille), et celui du sous-financement pour l’entretien et la construction de logements sociaux et abordables. De plus, les habitants des villes canadiennes ont été touchés au début des années 2000 par une crise aiguë du logement locatif. Dans la capitale fédérale, le nombre de familles qui avaient besoin de services d’hébergement urgent s’est accru de 38 %, passant de 621 à 858 familles entre 2007 et 2012 (Reiser, 2016). La forte demande de logements est loin d’être comblée (Teixeira, 2010; Leloup, 2007; Leloup et Zhu, 2006; Leloup, 2010; Reiser, 2016). Les nouveaux arrivants francophones sont comptés parmi les familles les plus vulnérables et désavantagées en matière de logements privés et sociaux à Ottawa (Teixeira, 2010; Reiser, 2016).

Les effets sur la santé

Des recherches ont indiqué que l’état de santé des immigrants à leur arrivée était meilleur que celui des Canadiens (Newbold, 2009; Zhao, Xue et Gilkinson, 2010). Toutefois, plus les mois et les années s’accumulent, plus leur santé se dégrade et se rapproche de celle des non-immigrants. Les conditions de vie difficiles, la discrimination, la précarité, le stress permanent et les mauvaises habitudes de vie sont autant de facteurs qui semblent expliquer cette dégradation de la santé des immigrants récents (Fuller-Thomson, Noack et George, 2011; Ng, 2011; Hyman et Jackson, 2010; Lebrun, 2009; Lecours et Neill, 2015). En effet, le stress, la dépression et l’isolement, qui découlent des problèmes financiers permanents, constituent autant de facteurs qui exposent les nouveaux arrivants à une plus grande vulnérabilité pour leur état de santé, et celle-ci s’accroît au fur et à mesure de leurs tentatives d’intégration au Canada (Newbold, 2009; Zhao, Xue et Gilkinson, 2010). Selon Newbold (2009), les nouveaux arrivants connaissent un déclin rapide de leur santé; cela apparaît dans l’auto-évaluation négative de leur état et dans l’augmentation des problèmes de santé physique et de santé mentale déclarés.

Le stress serait un catalyseur dépressif pour tous ceux qui traversent ou vivent dans la précarité. Selon la littérature, le stress est couramment considéré comme un agent essentiel qui conduit à la dépression (CIC, 2012a). D’une part, tous ces problèmes pourraient compromettre l’intégration socioéconomique des nouveaux arrivants francophones habitant la ville d’Ottawa. D’autre part, cette situation risque de conduire à des problèmes très importants pour la santé des francophones minoritaires (Consortium national de formation en santé [CNFS], 2008). De leur côté, van Kemenade, Bouchard et Bergeron (2015) soulignent que le manque de soutien social et le statut socioéconomique concourent aux inégalités de santé. Des auteurs soutiennent que « la dissonance entre la réalité et les attentes des immigrants basées sur les informations reçues avant l’arrivée au Canada et l’impact de cette dissonance sur leur degré de satisfaction face aux réalités canadiennes » (CIC, 2015a, p. 20) pourraient aussi jouer sur leur état de santé.

À la lumière de la mise en contexte de l’immigration récente francophone dans la ville d’Ottawa et de la littérature scientifique qui documente les barrières structurelles et les effets sur la santé, le recours au cadre théorique des déterminants sociaux de la santé est apparu le plus approprié pour problématiser la question des parcours d’intégration socioéconomique des nouveaux arrivants et de leurs effets sur la santé. Prenant appui sur la définition des déterminants sociaux de l’Organisation mondiale de la Santé (OMS), la perspective intersectionnelle du modèle Pathway (déterminants structurels des inégalités sociales et déterminants sociaux intermédiaires) (OMS, 2010) a constitué le cadre théorique de cette recherche.

Cadre théorique : déterminants sociaux de la santé et intersectionnalité

L’Organisation mondiale de la Santé (OMS) définit les déterminants sociaux de la santé comme suit :

Le mauvais état de santé des pauvres, le gradient social de la santé dans les pays et les profondes inégalités sanitaires entre les pays sont dus à une répartition inégale du pouvoir, des revenus, des biens et des services aux niveaux mondial et national, aux injustices qui en découlent dans les conditions de vie concrètes des individus (accès aux soins, scolarisation et éducation, conditions de travail, loisirs, habitat, communauté, ville) et leurs chances de s’épanouir. La répartition inégale des facteurs qui nuisent à la santé n’est en aucun cas un phénomène naturel [...] Ensemble, les déterminants structurels et les conditions de vie au quotidien constituent les déterminants sociaux de la santé.

CDSS, 2008

Le modèle Pathway

Pour conceptualiser cette théorie des déterminants sociaux, le modèle Pathway met en rapport les déterminants structurels (contextes socioéconomiques et politiques, et position socioéconomique) et les déterminants intermédiaires (conditions de vie matérielles, facteurs psychosociaux, facteurs biologiques et humains) qui se conjuguent et font en sorte que certains groupes sociaux sont structurellement plus exposés que d’autres à des conditions moins favorables à leur état de bien-être, et sont plus vulnérables à des problèmes de santé. La perspective intersectionnelle des déterminants structurels et intermédiaires des inégalités sociales de la santé nous amène à poser le problème des réalités d’intégration vécues par des immigrants dans sa complexité, à saisir la portée des difficultés qu’ils rencontrent et les stratégies qu’ils développent pour leur faire face (Paquette, Leclerc et Bourque, 2014).

Figure 1

Version finale de la structure conceptuelle du SCDH. Le modèle Pathway de la CDSS de l’OMS (2010)

Version finale de la structure conceptuelle du SCDH. Le modèle Pathway de la CDSS de l’OMS (2010)

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La perspective intersectionnelle

Au fil des années, l’intersectionnalité s’est avérée une approche et une pratique stimulantes et pertinentes pour aborder les questions des inégalités structurelles, particulièrement celles liées au secteur de la santé (Morrison, 2014). Cette perspective est définie par Bowleg comme étant

un cadre théorique permettant de comprendre comment les multiples identités sociales telles que la race, l’orientation sexuelle, le statut socioéconomique et les incapacités se combinent au niveau micro de l’expérience individuelle pour refléter des systèmes interdépendants de privilèges et d’oppression.

Bowleg, 2012, p. 1267, traduction libre

Au niveau des déterminants sociaux de la santé, elle suggère que les personnes sont au centre de nombreux rapports de pouvoir qui les différencient, et cela démontre les diverses formes de discrimination dont ces individus font l’objet (Bilge, 2010; Jackson, 2003). Elle sert aussi à appréhender comment les facteurs structurels et intermédiaires s’entrelacent pour donner des résultats notables sur la santé des personnes (Morrison, 2014). Par ailleurs,

loin d’être uniquement un exercice de sémantique, l’intersectionnalité fournit au domaine de la santé publique un important cadre d’interprétation analytique cohérent permettant de repenser la manière dont les experts en santé publique conceptualisent, examinent, analysent et abordent les disparités et les inégalités sociales de santé.

Bowleg, 2012, p. 1267, traduction libre

Finalement, il faut retenir que l’association de l’intersectionnalité avec les déterminants sociaux de la santé explique clairement comment les facteurs politiques et économiques agissent sur le parcours des individus et comment ces individus se positionnent et font leurs choix dans ces contextes.

Ce cadre théorique amène à poser le problème des parcours d’intégration des nouveaux arrivants francophones à Ottawa et les effets de ces parcours sur leur santé, en incluant à la fois les dimensions sociopolitiques et économiques des réalités, et les dimensions subjectives (perceptions, interprétation, sens). Pour chercher à comprendre comment les immigrants francophones vivent leur parcours d’intégration à Ottawa, comment ils vivent et perçoivent les effets sur leur santé, et comment ils font face aux difficultés, une méthodologie qualitative en différentes étapes a été mobilisée.

La méthodologie

La recherche qualitative de type ethnographique s’est déroulée à Ottawa entre janvier et août 2017. L’ethnographie est une démarche d’enquête qui s’appuie sur une observation prolongée d’un milieu. En s’appuyant sur des méthodes telles que l’observation participante, le journal de bord, les entrevues et les entretiens de groupes, comme le soulignent Poupart, et collab. (1997, p. 326), « l’ethnographie permet d’étudier ces moments privilégiés desquels émerge le sens d’un phénomène social ». Ce travail d’enquête ethnographique a comporté de l’observation participante, la tenue d’un journal de bord et des entrevues semi-dirigées.

Les rencontres personnelles et professionnelles avec des collègues, des étudiants étrangers francophones immigrés et bon nombre de compatriotes ont permis au chercheur principal de côtoyer de près, au quotidien, les réalités des nouveaux immigrants francophones. Son séjour professionnel au Centre catholique pour immigrants lui a permis d’apprécier l’environnement de travail, l’attitude, le comportement et la perception de ces immigrants qui y affluent pour chercher des informations et des services. Le chercheur a noté dans un journal de bord les observations et les questions à la suite des rencontres avec des personnes immigrantes et des intervenantes ou intervenants qui travaillent en synergie avec ces nouveaux arrivants francophones.

Pour le recrutement des participantes et participants en vue des entrevues de recherche, les critères de sélection étaient les suivants : avoir 18 ans et plus; être un nouvel arrivant ou une nouvelle arrivante francophone vivant à Ottawa; être capable de comprendre, parler et lire le français. La prise en compte des autres variables telles que l’âge, la durée du séjour au Canada et le statut d’immigration sont les critères majeurs retenus pour obtenir une diversité de participantes et participants. Deux techniques de recrutement, soit la boule de neige et les contacts avec les organisations communautaires travaillant avec les immigrants francophones d’Ottawa, ont été utilisées.

Au terme des démarches de recrutement, six entrevues individuelles semi-dirigées de 60 à 90 minutes ont été réalisées avec trois femmes et trois hommes, âgés de 32 à 63 ans, résidant au pays depuis quatre ans ou moins, et vivant avec un ou plusieurs membres de leur famille (entre un et six). Ces entrevues ont eu lieu soit au domicile des participantes et participants, au Centre catholique pour immigrants ou encore à l’Université d’Ottawa, selon la préférence de chaque personne participante.

Pour l’analyse, les entrevues ont été enregistrées et retranscrites intégralement. Elles ont été le point de départ et le coeur d’une démarche de triangulation qui a conjugué les thématiques les plus documentées dans la littérature sur l’intégration socioéconomique et la santé des nouveaux arrivants (partie précédente), les observations participantes et les entrevues individuelles. D’abord, les récits rapportent des réalités vécues aujourd’hui, l’interprétation qu’en font les personnes concernées et le sens qu’elles leur donnent. Ensuite, les ressources documentaires et les observations participantes ont été utilisées comme compléments pour mettre en contexte et mieux comprendre l’expérience de nouveaux immigrants francophones.

En vue de saisir les logiques internes de chaque entrevue et les logiques transversales du corpus, plusieurs lectures du matériel ont été faites. Cela a permis également de « mener un travail systématique de synthèse des propos » (Paillé et Mucchielli, 2003, p. 231). Le matériel ethnographique a ainsi été codé sur la base des thématiques centrales dans le parcours d’intégration socioéconomique. Cela a permis, dans un second temps, d’extraire des unités de sens. Comme le soulignent Paillé et Mucchielli (2003, p. 232), cette étape « consiste […] à procéder systématiquement au repérage, au regroupement et […] à l’examen discursif des thèmes abordés dans un corpus qu’il s’agisse d’une transcription d’entretiens, d’un document organisationnel ou de notes d’observation ». Par la suite, une organisation des unités de sens a été faite en fonction de la trame des parcours d’intégration socioéconomique, dans une perspective d’analyse intersectionnelle, incluant les dimensions sociopolitiques et subjectives des réalités vécues par les immigrants francophones à Ottawa.

Tableau 2

Portrait sociodémographique des participantes et participants à l’étude sur les nouveaux arrivants francophones à Ottawa

Portrait sociodémographique des participantes et participants à l’étude sur les nouveaux arrivants francophones à Ottawa

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Résultats

Les récits des nouveaux immigrants francophones à Ottawa rendent compte de la diversité des parcours. L’enchevêtrement des déterminants structurels des inégalités sociales qui marquent ces parcours est mis en lumière dans les expériences vécues et racontées. Ainsi, la perspective subjective des effets sur la santé du parcours d’intégration socioéconomique alliée aux éléments structurels macrosociologiques qui délimitent la vie concrète des nouveaux arrivants donnent à lire l’intersectionnalité de leur position sociale. Si leurs conditions de vie les exposent à une plus grande vulnérabilité en matière de santé et de bien-être, il semble que la majorité d’entre eux développent une attitude, une disposition qui leur permet de se positionner favorablement face à leur nouvelle vie. Finalement, leurs récits font émerger des conceptions de la santé qui débordent largement l’absence de maladie et qui les amènent à envisager positivement leur parcours d’intégration au Canada.

Déterminants structurels des inégalités sociales : hiérarchisation sociale et position socioéconomique

Parmi les déterminants structurels qui font en sorte que les immigrants rencontrés peinent à se positionner favorablement dans la hiérarchie sociale pour avoir accès aux ressources matérielles et à la reconnaissance sociale, les plus importants sont liés aux barrières de la langue et, dans une moindre mesure, à la discrimination raciale et à la non-reconnaissance de leur diplôme et de leur expérience professionnelle.

La langue

Contrairement à ce qu’ils avaient compris avant d’arriver au Canada, le fait d’être francophone n’est pas la clé qui va leur ouvrir le marché du travail. Si les politiques d’immigration favorisant l’arrivée d’immigrants francophones dans les contextes de minorités linguistiques peuvent être une stratégie gagnante du point de vue des minorités canadiennes, pour les nouveaux arrivants, le fait de ne pas parler anglais est un obstacle majeur. Plusieurs racontent que non seulement aucun emploi n’est accessible sans la maîtrise de l’anglais :

« Je n’ai pas pu commencer à travailler parce qu’il y avait un problème de langue; parce que j’ai vu la plupart de travail, il faut parler l’anglais. »

Esther

« Par exemple la langue d’abord, je peux prendre comme un défi parce qu’ici, à Ottawa, 80 % des cas, même l’interview tout ça, il faut parler l’anglais et français seconde langue […] Au Canada, j’ai rencontré cet obstacle : il faut être anglophone. »

Élie

mais également l’accès aux services publics est limité :

« La plupart des bureaux, des institutions parlent l’anglais. Donc, on avait des difficultés à s’intégrer même ici à Ottawa. »

De plus, l’accueil des francophones par la majorité anglophone n’est pas toujours perçu comme favorable par les personnes interviewées. Ce que raconte Esther en est un exemple :

« Oui, je sais que nous, les francophones surtout, nous avons des difficultés quand on arrive au Canada […] Parfois, on se rencontre avec une personne qui ne parle pas français, on ne connaît pas l’anglais non plus. Parfois, la personne te reçoit avec méfiance. Tu peux lui dire que tu ne connais pas l’anglais; elle répond avec méfiance : «Je ne connais pas le français.» »

Esther

Cette barrière première de la langue est le premier défi rencontré. La méconnaissance de l’anglais empêche de trouver rapidement un travail décent. Cela limite aussi l’intégration sociale parce que la barrière de la langue complique la quête d’information et les interactions quotidiennes avec les voisins ou les personnes dans les espaces publics.

Sur le plan de la discrimination sur la base de l’origine ethnique ou culturelle, ou de la couleur de la peau, une seule participante en fait état :

« J’ai été frustrée par la langue parce que je ne connaissais pas l’anglais […] Et, aussi, quand on entre dans un bus, tu es Noir, même s’il y a des places, les Blancs ne veulent pas s’asseoir avec toi. J’ai remarqué dans certains bureaux, tu peux entrer, mais on te reçoit avec méfiance. »

Esther

La reconnaissance des acquis professionnels

Par ailleurs, la non-reconnaissance de la formation et de l’expérience professionnelle acquise dans le pays d’origine est vécue comme un obstacle majeur pour plus d’un. Plusieurs arrivent avec une solide expérience de travail :

« Comme travail, je vous ai dit que j’ai fait la formation de mécanique automobile. J’ai travaillé là même au Burundi, euh, dans à peu près trois compa- gnies. C’était les compagnies para-étatiques, c’est-à-dire au gouvernement : société de transport au Burundi, de marchandises tout cas, c’est-à-dire mécanicien de camion poids lourd. Et puis, j’ai été embauché dans la mission des Nations Unies au Burundi comme mécanicien. J’ai travaillé dans le département de logistique des transports […] Et puis pour trouver l’emploi en mécanique, ce n’était pas facile. Pour trouver ça [l’emploi], il faut avoir quoi? L’équivalence. Et l’équivalence, tu dois passer à la formation encore. »

Élie

Pour les demandeurs d’asile, les démarches d’accréditation ne peuvent commencer avant qu’ils aient reçu le statut de résident permanent. Ce qui prolonge d’autant plus le temps d’attente sans reconnaissance socioprofessionnelle. Voici ce que raconte Timothée :

« J’ai fait mes études primaires et une partie secondaire en République de Djibouti. Et, nous, comme on n’a pas d’université, dès qu’on a le bac, on va en France. J’ai fait mes études en France. J’ai fait des études comptables. J’ai obtenu une licence en comptabilité, je suis retourné chez moi pour exercer le métier de comptable. Et là, j’ai pratiqué dans les services, dans l’État, qui est l’équivalent de hydro au Canada, c’est-à-dire Électricité de Djibouti comme aide-comptable. Et j’ai travaillé pendant vingt-deux (22) ans là. »

« Pour l’instant, tant qu’on n’a pas de statut permanent, on ne peut pas travailler, ni étudier. Il faut avoir d’abord le statut. »

Timothée

Ces déterminants structurels se conjuguent et constituent des obstacles majeurs auxquels doivent faire face les nouveaux arrivants dans leur parcours d’intégration socioéconomique. Dans les faits, cela affecte directement les déterminants sociaux intermédiaires de la santé, les conditions de vie qui exposent les personnes et les groupes à une plus ou moins grande vulnérabilité aux problèmes de santé et au mal-être. Voici comment cela se concrétise dans la vie de tous les jours des personnes rencontrées dans le cadre de cette étude.

Déterminants sociaux de la santé (intermédiaires)

Les circonstances matérielles : précarité de revenu et de logement

Sur les six nouveaux arrivants francophones interviewés, trois sont sans emploi, deux travaillent à temps partiel, dont une sur appel, et un occupe un emploi régulier.

Bien qu’elle considère avoir eu la chance de travailler depuis son arrivée à Ottawa, Esther souligne la précarité de l’emploi qu’elle occupe et l’insuffisance de sa rémunération :

« Pour moi, si je vois ça, ce n’est pas du travail parce que je travaille par appel. Quand j’ai commencé, je gagnais par mois 320 $; vraiment, c’est insuffisant. Le deuxième mois, j’ai gagné 360 $. »

Esther

Pour Élie, ayant des difficultés à faire reconnaître sa formation de mécanicien, il a été réorienté dans une formation de cuisinier. Il a été forcé de quitter son emploi payé au salaire minimum pour des raisons de santé. Voici ce qu’il raconte :

« On m’avait trouvé un emploi quand même d’aller travailler à Orléans dans la cuisine là-bas. J’ai travaillé pendant trente et un (31) mois, mais moi-même j’ai abandonné ça; j’ai cédé parce que je trouvais que c’était très loin, c’était très, très loin là-bas. On payait comme d’habitude onze, quarante (11,40 $) par l’heure. Je n’avais pas de moyen de transport, je prenais l’autobus. Et là où l’autobus m’arrive, je dois marcher à pied et, en plus, c’était un shift [travail] de nuit. Ensuite, on m’a envoyé travailler à Cordon Bleu, c’est juste ici. Là aussi, j’ai travaillé un mois, c’est toujours dans la cuisine. J’ai travaillé un mois et j’étais tombé malade et j’ai été hospitalisé. »

Élie

Finalement, Seth, qui a aujourd’hui un emploi permanent comme mécanicien, a dû retourner à l’école pour avoir un diplôme reconnu ici. Cependant, la période qui a précédé a été difficile. Il raconte :

« Je vivais avec le minimum. Quand je dis le minimum : au lieu de trois repas par jour, je prenais un repas et demi, c’est-à-dire un petit café le matin, et je mangeais le soir parce que l’argent était presque fini. Je ne voulais pas aller à l’aide sociale. Mais, malheureusement, j’ai été obligé vers la fin d’aller à l’aide sociale pour un mois seulement. Et puis, il y a eu après la formation, il y a eu les recherches d’emploi. Bon, j’étais tout le temps au garage où je travaillais. Bon, entre-temps, on a nos familles; moi, j’ai ma famille, mes enfants et ma femme. Les enfants grandissent, ils ont des besoins. Mais aussi les revenus ne rentraient pas. Ne pas pouvoir répondre aux besoins des enfants, ne même pas avoir les moyens de les appeler parce que le téléphone on le paye, ne même pas avoir les moyens d’avoir Internet à la maison pour pouvoir les voir, pour leur parler, ça c’est… C’était un peu difficile. »

Seth

Dans l’ensemble, la plupart des participantes et participants ont exprimé avoir des difficultés spécifiques en matière de logement, sauf Anne, étudiante internationale, et Seth, qui a aujourd’hui un emploi stable. Par exemple, Élie, qui est arrivé à Ottawa avec plusieurs membres de sa famille, rapporte les difficultés qu’ils ont vécues. Le logement qu’ils ont occupé à leur arrivée manquait d’entretien. Il y avait des problèmes de moisissures dans toute la maison et des problèmes d’écoulement d’eau dans l’une des chambres. Bien qu’il ait avisé le propriétaire des difficultés, aucune solution n’a été apportée. Ils ont quitté cette habitation contre leur gré devant le refus du propriétaire de trouver une solution adéquate à leurs problèmes. Les extraits suivants en témoignent :

« Nous avons un problème. C’est un logement à trois chambres, on vivait en famille. Il y a des moisissures dans la maison […] des écoulements d’eau. On a essayé de contacter le propriétaire […] J’étais obligé de déménager. »

Élie

Esther aussi raconte avoir vécu presque les mêmes difficultés. Elle indique qu’à première vue l’appartement que sa famille avait décidé d’habiter à leur arrivée était convenable. Mais, un peu plus tard, des cancrelats sont apparus partout dans le logement. Ils y sont restés sans solution durable, alors que le propriétaire avait été avisé de leur mésaventure. Elle relate ce problème en ces termes :

« On a pris un appartement, mais, apparemment, c’était bien quand on était entré. Après quelques mois, on a commencé à voir les insectes, les cancrelats. Ils ont mis les médicaments, mais ça n’a pas tenu. J’ai informé pour la troisième fois. Mais, je n’ai pas eu de solution jusqu’à maintenant. »

Esther

Les difficultés à se loger qui ont été soulevées par nos participantes et participants ont une corrélation avec les familles nombreuses. Beaucoup de propriétaires refusent de loger une grande famille composée par exemple de plus de six personnes. Selon Élie, la difficulté provenait de la taille de la famille et de sa composition (adultes et personnes âgées). Sur une liste de sept logements potentiels qui leur a été présentée, aucun de ces sept propriétaires n’a accepté de les loger. Toutefois, un logement moins proche du centre-ville a été trouvé.

« On nous a donné une liste de sept (7) places pour aller chercher la maison. On avait circulé partout quand, lorsqu’on voit une famille large, on n’était pas accepté. »

Élie

« Nous étions au nombre de sept (7) personnes et, en plus, quand on dit large aussi, il s’agit de personnes plus âgées. On a trouvé un logement quelque part sur le chemin Ogilvie. »

Élie

Les loyers sont excessivement chers surtout pour des personnes qui vivent majoritairement de l’aide sociale avec un revenu faible et instable. Selon Élie, il est difficile pour lui de se payer un loyer de mille cinq cents dollars et au-delà. Ils arrivent à se payer un loyer lorsqu’ils vivent en groupe (en cohabitation). Cela permet à chacun de payer une part acceptable. Sans cette astuce, les nouveaux arrivants francophones, en particulier, seraient toujours à la recherche de logements. Cependant, dans ces conditions-là, comme cela a été le cas pour Élie et sa famille, lorsqu’un des locataires déménage sans préavis, ce départ cause un stress supplémentaire à ceux qui restent liés par le contrat de location. Cela crée des conditions qui rendent le paiement du loyer difficile et, donc, des tensions entre les nouveaux arrivants et les propriétaires du logement. Voici le récit d’Élie à ce propos :

« Nous sommes restés à Ogilvie pendant un an et nous avons déménagé, car la maison était très chère, à peu près mille dollars. On payait, en plus du loyer, le gaz et l’électricité. Nous vivions de l’aide sociale. Le garçon et la fille qui habitaient avec nous sont partis vivre ailleurs, alors qu’ils contribuaient pour payer le loyer mensuel. Après leur départ, c’était impossible de rester là. Il y a eu des tiraillements avec le propriétaire qui a refusé de nous rembourser notre caution, parce que, selon lui, nous ne l’avons pas avisé à temps. »

Élie

De ces résultats concernant les circonstances matérielles dans lesquelles vivent les participantes et participants interrogés, il faut retenir que, malgré leur niveau de formation acceptable, tous, à l’exception de deux participants, n’ont pas de revenu suffisant pour bien se loger. Ces derniers habitent dans des logements inadéquats et ont été obligés de déménager à plusieurs reprises.

Facteurs psychosociologiques

Au niveau des facteurs psychosociologiques (qui concernent leur sentiment d’appartenance, d’inclusion, et le soutien social), Esther et Anne se disent être isolées, d’une part, par manque d’interaction avec leur voisinage :

« Vraiment, c’est difficile surtout dans notre immeuble; chacun est dans sa maison. Tout le monde est busy [occupé]. »

Esther

ou, d’autre part, par manque d’amies ou amis et de réseau social :

« Ça n’a pas été facile. Je trouve que je n’ai pas d’amies ici. Je n’ai pas de réseau social. »

Anne

Ce veuf qui vit avec sa famille à Ottawa parle sans ambages du sentiment d’isolement qu’il vit. On observe dans ses propos que, malgré ses nombreuses lectures pour oublier un tant soit peu ce fait, la solitude refait toujours surface dans son quotidien :

« Je suis au repos. Sauf que je suis isolé. Je suis seul dans ma chambre là-bas. Bon, c’est tout comme quand on est toujours seul. Par exemple, je suis veuf. On devait rester avec quelqu’un, on ne peut parler, causer tout ça. Au lieu de chaque fois de lire, de lire. Souvent, quand les autres sont partis à l’école, je reste seul. »

Élie

Par ailleurs, l’affiliation à un groupe ou à une communauté est relevée par plusieurs participantes ou participants comme un facteur majeur d’insertion socioéconomique. Il est capital d’appartenir à un réseau bien déterminé.

« C’est ce que j’ai remarqué. Je crois, à Ottawa, il faut chercher pour au moins essayer… Il faut s’affilier vraiment à un groupe, oui, une communauté. »

Esther

Les problèmes de réseautage font partie des causes des difficultés rencontrées pour se trouver du travail. Ainsi, selon Esther, la fréquentation des organisations associatives dès le départ faciliterait l’intégration et la recherche d’emploi pour un nouvel arrivant francophone. C’est dans ces associations, comme le souligne cette participante, qu’elle peut tout apprendre afin de réussir à bien s’établir dans la ville d’Ottawa.

« Une association quelconque parce que tu peux être informée, formée et éduquée là-bas, et pour avoir d’autres accès pour chercher du travail. »

Esther

Les effets sur la santé

À la lumière du cadre d’analyse des déterminants sociaux intermédiaires appliqués à la situation des nouveaux immigrants francophones à Ottawa (et qui sont eux-mêmes des effets des politiques et dispositifs d’immigration, d’emploi et de logement), les participantes et participants évoquent leur santé en lien étroit avec leur vécu d’immigration. Sans parler de maladie physique particulière ni de mal diagnostiqué (sauf un seul), les récits des participantes et participants mettent en rapport la perception qu’ils ont de leur santé avec leur bien-être ou mal-être global dans leur nouveau milieu de vie.

Bien que les nouveaux arrivants francophones rencontrés aient unanimement reconnu être contents de résider à Ottawa, ils disent aussi qu’après leur installation sont apparues des difficultés, circonstancielles pour certains et persistantes pour d’autres. Seth raconte avoir traversé une période douloureuse psychologiquement et moralement à son arrivée. Rattrapé par les réalités de l’immigration, il a dépensé tout l’argent qu’il avait amené avec lui afin de subvenir à ses besoins essentiels sans avoir de travail pour rétablir l’équilibre de ce manque à gagner. Cette pression de précarité l’a davantage affaibli :

« Bon, psychologiquement, moralement, j’ai traversé une période assez difficile. Je pourrais dire le syndrome post-immigration. Face à des réalités, souvent, on a un peu de regret parce qu’on arrive avec un montant d’argent et puis on n’a pas de travail, et l’argent s’en va. »

Seth

La moitié des participantes et participants ont reconnu avoir une bonne perception de leur état de santé. Pour eux, les difficultés qu’ils traversent n’ont pas d’incidence directe sur leur santé. Par exemple, Timothée considère avoir un bon état de santé :

« Je suis en bonne santé, je n’ai pas de problème. Je n’ai pas de problème moral, psychologique, ni physique. Je mange bien, je dors bien, je fais du sport, je n’ai pas de souci, voilà. »

Timothée

Eunice, pour sa part, indique tout simplement avoir l’impression d’être en bonne santé :

« Je pense que je me porte bien. »

Eunice

Finalement, quand on interroge Élie sur son état de santé, il répond :

« Je suis au repos, c’est tout… Mais, je ne suis pas traumatisé. Je suis tranquille, stable. »

Élie

Seth, de son côté, dit avoir des soucis moraux par moment :

« Sinon la santé, il y a des moments où c’est bas. Quand je parle de santé, c’est la santé morale. »

Seth

Si les participants masculins à l’étude se plaignent peu de leur état de santé, il en est autrement du côté des femmes. D’abord, Anne décrit son état de santé sans ambages :

« Il y a eu des bas, bien sûr, psychologiquement et moralement. Physiquement, je pense que j’ai été atteinte dans le sens de la fatigue. »

Elle poursuit en expliquant sa souffrance psychologique :

« Il y a des moments assez difficiles, des moments de dépression. Ça n’a pas été facile. Moi, je trouve que je n’ai pas d’amies [ou d’amis] ici. Je n’ai pas de réseau social. »

Anne

Elle soutient encore pour conclure qu’aucun immigrant ne peut nier ce passage obligatoire de ce parcours de vie :

« Pour un immigrant, immigrante, je crois qu’il y a quelque chose. Tous les immigrants sont passés par là, les hauts et les bas. La dépression, l’anxiété. Dire que tout va bien, je suis contente, je suis heureuse tout le temps, non, ça c’est mentir. Les immigrants passent par des moments difficiles. »

Anne

La conception émique de la santé pour les nouveaux immigrants

Les récits sur leur parcours d’intégration socioéconomique et les effets sur la santé laissent entrevoir les éléments constitutifs de la santé pour les nouveaux immigrants. Ici, la perspective subjective donne à lire des représentations de la santé qui vont au-delà du rapport à la maladie et au diagnostic (Herzlich, 1975; Scheper-Hughes et Lock, 1987). Du point de vue des participantes et participants, la notion de santé et les actions à prendre pour la préserver sont imbriquées dans leur contexte d’immigration. La conception d’être en santé est par ailleurs enchâssée dans une vision du monde et du bien-être dans ce monde. Elle repose sur une disposition, une attitude d’acceptation et de confiance face à ce que la vie apporte. Elle est aussi en rapport étroit avec les relations avec les personnes proches, la famille et la communauté.

D’abord, comme il a été vu plus haut, les immigrants rapportent que les problèmes de santé liés à leur vie au Canada sont en lien avec la solitude et l’isolement, l’incertitude et la précarité. En fait, ils s’étendent peu sur leurs problèmes de santé, ceux-ci n’étant visiblement pas au coeur de leur expérience d’intégration. Ils se sont prêtés à l’entrevue et ont répondu aux questions liées à leur santé, mais se sont surtout attardés aux conditions nécessaires à leur bien-être dans leur parcours d’intégration. Plusieurs soulignent l’importance d’être en réseau, pour recevoir et aussi donner les multiples informations nécessaires pour comprendre comment fonctionne la vie au Canada. Ils contrent ainsi l’obstacle du manque d’information claire et accessible en français aux immigrants qui ne comprennent pas encore l’anglais. C’est à travers les réseaux que se font les contacts, que se passent les tuyaux pour les emplois disponibles, les dates importantes, les logements qui se libèrent. Les réseaux de nouveaux arrivants sont rattachés à des organismes pour les immigrants francophones qui les accueillent avec bienveillance et les accompagnent dans leur parcours. Ce sont souvent des immigrants qui ont déjà vécu le processus qui sont là pour les aider. Voici comment Timothée en tire du bien-être :

« De temps en temps, je fais quelques gyms. Mais, mon programme, c’est d’aider mes compatriotes; je les aide plus souvent d’être intégrés dans la société et de faciliter les démarches. Mais parce que quand vous êtes arrivé ici la première fois, c’est difficile quand il y a personne avec vous qui vous guide. Donc, j’essaie de les guider; c’est ça ma plus grande activité quand je ne vais pas à l’école. »

Timothée

Ensuite, plusieurs évoquent la disposition mentale qui les protège des problèmes de santé. Pour certains, il peut s’agir de la conviction profonde que les problèmes ont des solutions :

« Ce qui veut dire qu’à chaque fois qu’il y a un obstacle, il faut chercher une solution, vous êtes sûr d’avoir cette solution. »

Timothée

Pour d’autres, le bien-être vient de la confiance dans sa force et ses ressources intérieures :

« Euh, euh, je dirais que je suis un peu fort. Je le dis parce que rien ne peut m’arriver, si moi-même je ne m’abats pas. Ça ne va pas si nous ne cherchons des ressources en nous-mêmes d’abord. Les ressources en nous-mêmes, c’est de croire que ça va aller. »

Seth

Et, enfin, le bien-être vient aussi lorsqu’on est bien entouré et qu’on accepte la réalité telle qu’elle est :

« Je suis satisfait parce que, d’une part, je suis avec ma famille; il n’y a pas de problème de stress […] On a quelque chose, on se satisfait de ce qu’on a, de ce qui arrive et arrivera. Donc, ce qu’on n’a pas, on ne s’en soucie pas. »

Timothée

Conclusion des résultats

Les résultats de cette étude concernant les effets sur la santé des parcours d’intégration socioéconomique confirment les obstacles largement documentés que rencontrent les nouveaux arrivants francophones à Ottawa. Par ailleurs, la double perspective d’analyse des récits des participantes et participants a permis de souligner, d’une part, les indéniables structures d’inégalités sociales dans lesquelles se trouvent les nouveaux immigrants et, d’autre part, leur positionnement subjectif et leur « agentivité » dans leur nouvelle vie. S’ils se retrouvent dans des contextes de vulnérabilité, et qu’ils reconnaissent les effets négatifs que les difficultés rencontrées ont eus à certains moments sur leur santé, la grande majorité ne se définit pas comme des personnes vulnérables ayant des problèmes de santé. Leur force intérieure, qui peut se confondre avec leur perception de leur état de santé, leur assure la réussite de la traversée de leur parcours d’intégration.

Discussion

Cette étude propose une lecture des parcours d’intégration des nouveaux arrivants francophones à Ottawa à travers le prisme des inégalités sociales de santé. Plus spécifiquement, elle s’adosse au cadre théorique Pathway de l’OMS (2010), qui met en lumière les déterminants structurels des inégalités sociales de santé. L’intersectionnalité des structures inégalitaires positionne défavorablement les nouveaux arrivants dans l’accessibilité aux ressources matérielles et la reconnaissance sociale. Cette position au bas de l’échelle sociale dans laquelle se retrouvent les immigrants à leur arrivée a un impact sur leurs conditions de vie. Celles-ci les exposent à une plus grande vulnérabilité face à la maladie, aux problèmes de santé et au mal-être.

Cette lecture macrosociale des réalités des nouveaux immigrants francophones s’allie à une dimension subjective qui émerge des récits des participantes et participants. Au-delà des constats des barrières structurelles à l’intégration, l’expérience vécue et racontée apporte à ceux-ci des nuances qui ouvrent sur des pistes d’analyse pour mieux saisir les réalités des nouveaux immigrants.

Pour commencer, au niveau des déterminants structurels et sociaux des inégalités sociales de santé, les résultats de l’étude rejoignent l’abondante littérature sur les parcours d’immigration des francophones à Ottawa (Veronis, 2014). Pour les nouveaux arrivants interrogés, les barrières rencontrées sont liées à la méconnaissance de la langue de la majorité (l’anglais) et la non-reconnaissance du statut professionnel. Ces obstacles rendent difficiles l’intégration sociale et l’accès à l’emploi et au revenu suffisant, et aux logements abordables et salubres. Au quotidien, le chômage et les emplois précaires font partie de leur vécu. Ce constat se retrouve dans les travaux de nombreux chercheurs qui pointent aussi les effets de ces problèmes sur les conditions de vie des nouveaux arrivants (Alboim, Finnie et Meng, 2005; Hawthorne, 2007; Dumont, et collab. 2008; CNFS, 2009). De toute évidence, les diplômes canadiens et l’expérience de travail au Canada sont des préalables à un emploi stable et décent. Cette politique protectionniste constitue en quelque sorte un obstacle discriminatoire qui empêche l’intégration économique et sociale des nouveaux arrivants francophones dans leur nouveau lieu de résidence (Yssaad, 2011). Ces problèmes existent depuis plus d’une décennie et sont un frein à l’épanouissement des immigrants francophones récents habitant la ville d’Ottawa. Constatant ces barrières structurelles, le Conseil de planification sociale d’Ottawa a demandé qu’on adopte des mesures et que des efforts soient entrepris pour enrayer les difficultés importantes liées à l’emploi précaire des nouveaux arrivants dans la ville d’Ottawa (2009).

Malgré le fait que, depuis des décennies, les immigrants ont une contribution satisfaisante dans le développement économique et social du Canada, leurs situations, surtout celles des immigrants francophones d’Ottawa, font en sorte qu’ils sont nombreux à avoir un revenu plus faible que ceux des autres immigrants et des Canadiens de naissance; leur vécu est marqué par le chômage et la pauvreté (Reiser, 2016; Fourot, 2016, p. 40; Madibbo, 2005). La presque totalité des participantes et participants à cette étude se trouvent dans cette situation. Leur position socioéconomique a un impact sur leurs conditions de vie, comme l’accès à un logement abordable et salubre. Il va de soi que la précarité dans laquelle vivent la plupart ne peut leur permettre d’habiter dans un logement décent (Ray, Bulthuis et Andrew, 2010; Reiser 2016). Faute de pouvoir se payer un endroit qui leur convient, plus de la moitié des participantes et participants se plaignent de l’état des logements et de l’absence de bon voisinage.

Par ailleurs, selon Murphy (2010), les immigrants qui résident dans la ville d’Ottawa ont des problèmes d’emploi, de logement, de discrimination et de racisme. Dans cette étude, la question du racisme est peu abordée explicitement. Une seule participante mentionne que le fait d’être une femme noire suscite un traitement différent dans les autobus. Les difficultés à se loger et à se trouver un emploi ne sont pas explicitement corrélées avec la discrimination raciale. Pourtant, au même moment, après avoir entendu des témoignages de milliers de citoyens ontariens, le gouvernement de l’Ontario a mis en place un plan triennal de lutte contre le racisme systémique dans la province (2017). Les données de cette étude ne permettent pas de comprendre plus en profondeur cette apparence de contradiction entre les données provinciales (et nationales) sur le racisme et l’expérience des nouveaux immigrants rencontrés. Dans le contexte de la ville d’Ottawa, les obstacles à l’établissement semblent prioritairement interprétés par les personnes participantes comme des étapes normales et des exigences administratives ordinaires. Il est peut-être difficile d’avoir l’objectif d’intégrer la société canadienne, et d’y avoir été admis récemment comme immigrant, et de se considérer comme vivant de la discrimination.

Les résultats de notre étude portant sur les effets sur la santé des parcours d’intégration socioéconomique donnent à voir que ces immigrants francophones traversent des situations qui risquent de détériorer leur état de santé à la longue. Les difficultés à se trouver un emploi stable et à avoir un revenu convenable, ainsi que les conditions de vie, l’isolement social et le stress psychosocial qui en découlent, sont des réalités documentées par d’autres recherches (NG, 2011; Hyman et Jackson, 2010; Lebrun, 2009; Lecours et Neill, 2015). Tout cela expose les nouveaux arrivants à une plus grande vulnérabilité pour leur état de santé, qui s’accroît au fur et à mesure de leurs tentatives d’intégration au Canada (Newbold, 2009; Zhao, Xue et Gilkinson, 2010). Selon Newbold (2009, p. 325), « les nouveaux arrivants connaissent une baisse rapide de la santé telle que mesurée par les problèmes de santé mentale et de santé physique déclarés ».

Par ailleurs, la majorité des personnes participant à cette étude ont une perception positive de leur santé. Cette réflexion rejoint celle de nombreux auteurs qui soutiennent que la santé des nouveaux immigrants est meilleure à leur arrivée que la santé des Canadiens (Newbold, 2009; Zhao, Xue et Gilkinson, 2010). À un autre niveau de lecture, les récits des nouveaux immigrants rencontrés nous amènent à faire des liens entre l’évocation de leur état de santé et de bien-être et les représentations sociales de la santé qui les sous-tendent. Comme le rappelle Jodelet (2006, p. 11, en citant J. Pierret [1984]), « les systèmes d’interprétation de la santé qui organisent les pratiques sociales et symboliques renvoient non seulement à la maladie et à la médecine, mais […] permettent de dégager des logiques de vie ou du moins des sens donnés à la vie ». En citant l’exemple des données mexicaines d’une de ses recherches, elle fait ressortir « les dimensions relationnelles (notamment avec la famille et les amis), les dimensions affectives, émotionnelles et mentales, de la santé […]. Il s’agit bien là d’un indicateur de santé décisif qui renvoie à l’importance de la participation sociale dans le milieu proche et communautaire, largement souligné, à propos de la culture mexicaine, rangée parmi les cultures «collectivistes», pour reprendre une catégorie de la psychologie interculturelle » (Jodelet, 2006, p. 12-13).

Les données de cette étude sur les effets sur la santé des parcours d’intégration socioéconomique mettent en corrélation positive l’état de santé et de bien-être, et l’aide à la communauté des nouveaux arrivants, l’implication dans les groupes communautaires ou dans l’église. À l’inverse, l’isolement social et la solitude sont associés au mal-être et à la dépression qui fragilisent la santé mentale. Les représentations de la santé des nouveaux immigrants reposent aussi en grande partie sur la foi dans ses ressources, dans ses forces et dans la disposition mentale face aux obstacles. L’acceptation de la réalité et la certitude de son développement positif font partie des logiques de bien-être qui se dégagent des récits des participantes et participants.

En dépit des déterminants structurels des inégalités sociales de santé qui impactent de manière défavorable sur les conditions de vie et la santé à long terme des immigrants, la majorité des nouveaux arrivants rencontrés font une lecture globalement optimiste de leur parcours d’intégration et globalement positive de leur santé. Étant majoritairement réfugiés, ils reconnaissent avant tout leur satisfaction d’être à Ottawa, d’être à l’abri de la guerre et de la violence avec des promesses d’une vie confortable dans un avenir plus ou moins rapproché. Les réseaux communautaires dans lesquels ils s’intègrent ou souhaitent s’intégrer, tout comme leur attitude et leur confiance profonde dans l’avenir, sont des tuteurs de résilience (Vatz Laaroussi, 2007) qui leur assurent le passage entre la vie passée et celle qu’ils sont en train de se construire dans un nouveau pays.

Conclusion

Cette étude a cherché à comprendre comment des immigrants francophones vivent leur parcours d’intégration à Ottawa, comment ils vivent et perçoivent les effets sur leur santé, et comment ils font face aux difficultés qu’ils rencontrent. L’observation participante dans un centre d’orientation pour immigrants et des entrevues individuelles ont permis de recueillir un corpus de données qui a servi de base aux analyses présentées dans ce texte. Le cadre théorique des déterminants structurels des inégalités sociales de santé et des déterminants sociaux de la santé (Pathway), (OMS, 2010) a permis de mettre en lumière l’intersection des déterminants structurels qui positionnent défavorablement les nouveaux arrivants francophones qui cherchent à s’installer à Ottawa. Reconduisant les résultats d’une abondante littérature scientifique sur le sujet, les participantes et participants à cette étude ont souligné en premier lieu les barrières causées par la méconnaissance de l’anglais (et ce, malgré le fait qu’on les accepte comme immigrants sur la base de leur francophonie). À ce premier obstacle à l’intégration sociale et économique s’ajoute la non-reconnaissance des diplômes et de l’expérience professionnelle obtenus dans le pays d’origine. Ces barrières structurelles maintiennent les nouveaux immigrants au bas de l’échelle sociale du fait de la précarité et de l’insuffisance de leur revenu. Cette précarité se concrétise dans les conditions de vie dans lesquelles ils vivent, et cela est apparu le plus clairement dans les difficultés à se loger convenablement. Tout cela expose les nouveaux arrivants francophones à une plus grande vulnérabilité face à la maladie et au mal-être. En effet, la plupart des participantes et participants reconnaissent avoir vécu ou vivre un ou plusieurs épisodes difficiles de stress, d’anxiété ou de dépression.

Toutefois, en explorant la dimension subjective et le sens qu’ils donnent à leur parcours d’immigration, il en ressort que la grande majorité se disent surtout en bonne santé. Cet état de santé et de bien-être dont il est question repose sur leur disposition positive face aux embûches qui jalonnent leur parcours. L’acceptation, la confiance profonde dans leurs ressources et leurs forces, ainsi que l’entraide et le soutien communautaire sont autant de signes de la santé que décrivent les participantes et participants. À un niveau plus anthropologique, ces analyses nous informent sur la diversité humaine des conceptions de la santé, qui sont étroitement liées au contexte social dans lequel elles sont produites.

Ces informations sont à prendre en compte dans de futures recherches-interventions en travail social, étant donné que le travail social est une profession d’aide et d’accompagnement pour les personnes qui traversent des difficultés, et aussi de sensibilisation, d’action et de défense de droits des groupes marginalisés ou exclus. Les activités participatives de recherche-intervention touchant les conditions de vie des immigrants francophones récents devraient permettre aux travailleuses et travailleurs sociaux d’entreprendre des discussions, des rencontres avec leurs collègues intervenantes et intervenants travaillant dans le domaine de la santé et aussi avec les membres des communautés immigrantes. Il faut retenir de cette étude l’importance de reconnaître les savoirs des personnes concernées, leurs perceptions, leurs réalités, leurs visions du monde et aussi leurs capacités d’analyse et d’action individuelles et collectives. Ces démarches de recherche participative auraient des visées de compréhension pour la mise en oeuvre de politiques allant dans le sens d’une véritable intégration sociale et économique des nouveaux arrivants francophones. Et aussi des visées de transformation pour une véritable ouverture à l’Autre où se rencontrent le singulier, le différent et la commune humanité.