Résumés
Résumé
Le mot « accompagnement » s’est largement diffusé et popularisé au cours dernières années pour qualifier des pratiques d’intervention auprès de publics variés, dans des secteurs les plus divers — malades, sans-abri, élèves en difficultés, immigrants, etc.. À partir d’entrevues réalisées en France auprès d’intervenants oeuvrant dans quatre secteurs — soins palliatifs, soins aux personnes âgées, éducation, insertion au travail —, nous avons cherché à savoir ce que le mot accompagnement désigne et à dégager ce que ces pratiques ont en commun et ce qui les distingue. Nous avons ainsi mis en évidence le socle idéologique commun à des pratiques d’accompagnement par ailleurs très différentes. Cela nous a également permis de clarifier quelques-uns des enjeux posés par les transformations actuelles de l’intervention psychosociale.
Mots-clés :
- Accompagnement,
- intervention,
- soins,
- éducation,
- insertion
Abstract
In recent years, the term “coatching” (“accompagnement” in French) has been widely disseminated and popularized to describe the intervention practices employed with various groups in many different areas (sick people, the homeless, students with learning difficulties, immigrants, etc.). Based on interviews conducted in France with pratician working in four sectors (palliative care, senior care, education, and occupational integration), we sought to determine the meaning of the term “coatching” in order to identify differences and similarities in these practices. In this way, we have shown the common ideological base of coatching practices that are in fact quite divergent. We were also able to clarify some of the challenges posed as a result of current changes in psychosocial intervention.
Keywords:
- Coaching,
- intervention,
- care,
- education,
- integration
Corps de l’article
Introduction
Depuis une vingtaine d’années, le mot « accompagnement » s’est largement diffusé et popularisé. Font de l’accompagnement non plus les soignants et les psychothérapeutes seulement, mais aussi une large gamme d’intervenants oeuvrant auprès de publics divers, sans-abri, immigrants, jeunes en difficultés, ou au sein d’organismes à missions tout aussi diverses telles que l’insertion par l’emploi, l’accession au logement, les difficultés scolaires, la toxicomanie ou la mort dans la dignité. Qu’ont en commun ces interventions justifiant le recours au même vocable? Simple effet de mode ou réelle unité des pratiques? Peut-on dégager un socle idéologique commun qui expliquerait qu’on désigne cette diversité de conceptions et d’interventions à travers le même terme?
La popularité du mot « accompagnement » semble de prime abord renvoyer à ce que l’on pourrait appeler le rejet de la « prise en charge » : ne plus vouloir « faire à la place » de la personne, mais lui permettre d’exercer par elle-même un contrôle plus grand sur sa vie, la soutenir dans ses efforts pour trouver la réponse à ses problèmes et trouver sa propre voie (Laurin, 2001; Autès, 2008). Le mot témoignerait de la promotion de l’autonomie, devenue valeur cardinale dans les sociétés occidentales contemporaines, et d’une transformation de l’assistance. Mais est-ce le seul trait commun à toutes les pratiques d’accompagnement, et caractérise-t-il vraiment toutes les pratiques?
Phénomène encore ambigu, l’accompagnement fait en outre l’objet d’appréciations diverses. À propos de l’insertion professionnelle, certains ont parlé d’une psychologisation de la protection sociale, qui prend de moins en moins la forme de mesures inconditionnelles et impersonnelles de soutien, pour reposer davantage sur la responsabilisation et la mobilisation des individus; l’autonomie de la personne justifie une déresponsabilisation de l’État (Fassin, 2004; Astier, 2007). D’autres en revanche ont insisté sur la nécessité dans l’intervention de prendre en compte la personnalité et l’histoire singulière de l’individu, comme les relations dites d’accompagnement se proposent généralement de le faire, ne pas simplement traiter la personne comme un « ayant droit », mais comme un véritable sujet avec lequel un véritable échange est possible (Fustier, 2005).
Nous avons voulu aller plus loin dans la compréhension du phénomène et dans la clarification de ces discussions, en cherchant d’abord à savoir ce que les pratiques d’accompagnement ont en commun. Généralement, les études sur le sujet portent que sur un champ d’intervention, par exemple, l’accompagnement en gérontologie (Bonnet, 2008), dans l’insertion professionnelle (Divay, 2008), auprès des sans-abri et des personnes en situation de grande précarité (Parizot, 2003), dans le coaching en entreprise (Salman, 2008) ou dans le suivi des patients greffés (Spoljar, 2008). Si ces études aident à comprendre les transformations dans un secteur d’intervention, elles ne permettent pas de jeter un regard transversal et comparatif sur l’accompagnement. En outre, plusieurs d’entre elles se bornent à évaluer l’efficacité d’un dispositif sans en analyser les origines, les orientations idéologiques et les enjeux sociaux plus larges. Les pratiques d’accompagnement n’ont-elles en commun que le nom ou sont-elles toutes animées, faute d’une approche identique, de préoccupations et d’objectifs communs? Répondre à cette question était notre premier objectif.
Dans le prolongement des travaux de Cantelli et Genard (2007) et d’Ion, Laval et Ravon (2007), nous nous sommes également demandé quel type de sujet produit l’accompagnement. À travers un travail d’écoute basé sur le respect et l’empathie, prenant en compte la subjectivité et l’expérience des individus et faisant appel à des dispositions subjectives et morales — confiance, autonomie, responsabilité et motivation — quels changements cherche-t-on à induire sur la situation de la personne ou dans son rapport à soi et aux autres? À quelles normes ou exigences doit-il se soumettre? Ces auteurs avancent que ce nouveau mode d’intervention vise davantage à restaurer la dignité et la confiance d’une personne vulnérable et souffrante, par le biais d’une relation centrée sur l’écoute, plutôt que simplement relever un « individu » dysfonctionnel en compensant ses déficits d’intégration, favoriser l’émancipation d’un « sujet de droit » vis-à-vis des normes, accroitre sa capacité de juger et de décider ou renforcer la maitrise de son destin. Nous avons voulu vérifier leur thèse et en approfondir les implications. C’était là notre second objectif.
Après quelques précisions d’ordre méthodologiques, nous examinerons successivement quatre champs d’intervention différents en relevant leurs similitudes et leurs différences. Ces comparaisons déboucheront sur quelques constats et réflexions touchant le travail de subjectivation dans les pratiques d’accompagnement, et la manière dont celles-ci cherchent à surmonter, au coeur de l’intervention, différentes tensions entre l’universalisme et la singularité, la responsabilité individuelle et l’aide inconditionnelle, l’autonomie et la norme.
Questions de méthode
Des entrevues réalisées en Lorraine par des étudiants dans le cadre d’un cours de Master de psychologie ont fourni l’occasion d’établir la comparaison souhaitée et d’approfondir la compréhension du travail de subjectivation. Ainsi, à la fin de l’année 2006 et au début de l’année suivante, une centaine d’entretiens ont été menés auprès d’intervenants aux pratiques très diverses, enseignants, infirmières, conseillers, psychologues ou travailleurs sociaux, oeuvrant dans différents secteurs, sanitaire, social, éducatif ou entrepreneurial. Chaque entretien débutait par une question générale sur ce que l’accompagnement représentait pour l’intervenant, que l’on invitait par la suite à parler de sa propre pratique. Les personnes interrogées pouvaient librement développer ces deux points; le plus souvent, elles relataient des histoires particulières d’accompagnement, de succès comme d’échec.
Nous avons sélectionné 32 entrevues, de façon à constituer quatre groupes égaux et homogènes de professionnels exerçant leurs métiers dans quatre contextes de travail spécifiques — soins palliatifs, soins aux personnes âgées en maison de retraite, éducation et insertion par l’emploi.
Deux critères ont présidé au choix des répondants : ils s’adonnaient à des tâches différentes (soin, éducation, orientation) qui comprenaient un accompagnement s’étendant sur plusieurs décennies (soins) ou plus récent (école et emploi); ils exerçaient des métiers diversifiés, entre autres, infirmières, aides-soignantes, psychologues, animatrices, éducateurs, enseignants, formateurs, conseillers d’orientation, directeurs d’école ou bénévoles[1]. L’échantillon est composé d’un nombre presque égal d’hommes et de femmes (17/15), avec en moyenne 16 ans d’ancienneté professionnelle, donc une assez grande expérience de travail. La moyenne d’âge des participants était de 30 ans et une grande majorité d’entre eux (85 %) possédaient un diplôme d’études supérieures.
Les entrevues furent ensuite retranscrites intégralement, analysées et, avec l’aide du logiciel Nvivo 2, elles ont été codées autour de cinq grands thèmes : 1. définition et objectifs de l’accompagnement; 2. moyens et actions exigées; 3. perception de l’accompagné, à savoir, ce qu’il est et ce qu’il doit être; 4. exigences de l’accompagnement — attitudes, savoir-faire, gestion des émotions; 5. difficultés rencontrées. Les quatre milieux de travail ont d’abord été analysés séparément, puis nous les avons comparés sur chacun des cinq thèmes. De cette analyse ont émergé les six dimensions par lesquelles les pratiques d’accompagnement s’apparentent ou se distinguent, et qui sont au coeur de cette étude : souci de l’autre, individualisation de la relation, approche globale, travail sur soi, autonomie et intégration sociale. Bien que les répondants aient donné en entrevue de nombreux exemples d’accompagnement, il s’agit d’une étude de discours, et non d’une véritable analyse des pratiques; les entrevues ne permettaient pas de faire une analyse des conditions de travail.
La suite de l’article suit la même logique que notre analyse. Nous nous pencherons successivement sur les quatre milieux — les deux premiers conjointement, car les discours sont pratiquement identiques — avant de procéder à une comparaison d’ensemble et de répondre à nos interrogations de départ.
Accompagner
Prendre soin
Historiquement, c’est dans les soins de santé que l’on a commencé à parler d’accompagnement pour désigner ce qui excède les traitements et contribue au bien-être, et que l’on désigne en anglais par le mot care : l’attention portée à autrui, le soutien moral et psychologique, l’aide aux activités de la vie quotidienne telles que se nourrir, se laver, s’habiller ou se déplacer. C’est tout particulièrement dans les soins aux personnes âgées, handicapées ou mourantes que se sont d’abord développés une réflexion, des discours et des pratiques sur l’accompagnement (Moulin, 2000; Gagnon, 2009). On va également parler d’accompagnement dans les pratiques d’entraide (self-help) et de soutien (groupes de parole) pour les personnes ayant un problème de dépendance, alcoolisme et toxicomanie, ou atteintes d’une maladie grave ou chronique, tels le cancer, le sida, les cardiopathies, en mettant l’accent sur la connaissance de soi, l’expression de sa souffrance, ainsi que sur le contrôle que la personne doit reconquérir sur sa vie à la suite de ces bouleversements (Gagnon et Marche, 2007).
Ce double héritage, on le retrouve dans le discours des personnes qui travaillent en soins palliatifs et chez celles qui oeuvrent en maison de retraite. Pour les premières, accompagner consiste à aider les personnes à vivre dans la dignité cette dernière étape de leur vie et à demeurer maitresses de leur destin, et ce, en soulageant leur douleur, en assurant une présence auprès d’elles et en leur témoignant respect et considération. Pour les secondes, accompagner consiste à convaincre les personnes que la vie peut encore leur apporter plaisirs et satisfactions, et faire en sorte qu’elles puissent trouver leur place en maison de retraite, qu’elles s’y sentent bien et qu’elles puissent s’épanouir malgré leur âge et leur condition physique.
La première dimension qui ressort sur la manière d’intervenir est le souci de l’autre, l’attention qu’on lui accorde : être présent pour ne pas laisser la personne mourir ou vieillir seule, l’écouter et être attentif à ses besoins, s’intéresser à ce qu’elle est. « Montrer qu’ils existent, quoi » (Infirmière, soins palliatifs, 40 ans). Accompagner, c’est contrer la solitude et l’indifférence, comme le disent à leur manière toutes les personnes interrogées. « C’est quelque chose que l’on doit à la personne » (Aide-soignante, maison de retraite, 54 ans). Cette attention à l’autre est étroitement liée à la deuxième dimension qui est l’individualisation de l’aide. Accompagner, c’est vouloir traiter chaque personne comme un être unique, en fonction de ses goûts, de ses désirs et de sa situation personnelle. Sur le plan des moyens, cela exige de connaitre la personne, de l’écouter et de la faire parler, d’être attentif à ses demandes, de ne rien lui imposer, de s’adapter à sa condition physique, et aussi à sa situation familiale, ce qui implique soit s’effacer en présence de la famille, soit se faire présent dans le cas d’absence de proches. Avec chaque personne en fin de vie, la relation se veut unique, les activités ne sont jamais identiques. De chacune des personnes accompagnées, on dira conserver d’ailleurs un souvenir particulier. « Pour moi, la personne n’est jamais anonyme » (Infirmière, soins palliatifs, 43 ans). Savoir communiquer, être réceptif et accepter l’autre sans jugements sont donc des éléments importants. La maison de retraite doit ressembler « le plus possible à un chez soi » (Animatrice, 35 ans). L’individualisation des soins implique, et c’est la troisième dimension importante, une approche globale qui prend en compte la personne dans toutes ses dimensions, du confort physique à son apparence — coiffure, habillement —, de ses angoisses à l’hygiène corporelle ou de la médication à l’alimentation. Satisfaire ses besoins fondamentaux et soulager sa douleur, mais aussi reconnaître et respecter ses valeurs et ses croyances, ce qu’elle a été et ce qu’elle désire maintenant, lui renvoyer une image positive d’elle-même. Accompagner, c’est permettre à la personne de bénéficier d’une véritable attention ou d’un intérêt authentique, d’être reconnue; c’est prévenir la déshumanisation, la réduction de la personne à un corps malade ou handicapé.
Souci de l’autre, individualisation et approche globale impliquent à leur tour un certain travail sur soi. C’est la quatrième dimension. La personne accompagnée doit parvenir à une certaine tranquillité, exprimer ses besoins et ses désirs pour pouvoir y répondre, parler de ses craintes et de ses douleurs pour les soulager, se réconcilier avec ses proches et parfois avec son passé, surmonter sa colère et ses frustrations et parvenir idéalement à accepter la mort. De la part de la personne qui accompagne, cela implique également un travail sur soi : apprendre à s’adapter aux situations, à accepter les personnes telles qu’elles sont, à ne pas les juger, à les connaître pour répondre à leurs demandes, besoins et désirs, à tolérer leur refus et leur silence, à savoir communiquer et à comprendre ce qui n’est pas toujours clairement exprimé, à les toucher, à les calmer, à les distraire, parfois à s’effacer. La personne qui accompagne doit apprendre à conserver une certaine maitrise de soi, pour ne pas être submergée par ses émotions, et adopter une certaine distance professionnelle pour ne pas être trop affectée par la souffrance, la solitude ou la mort. « La souffrance physique c’est plus facile de nos jours à apaiser parce qu’on a des médicaments. La souffrance morale, déjà, il faut être expérimenté pour la ressentir et ressentir l’intensité. Et puis là, on a moins d’armes quand même. » (Infirmière, 40 ans). Posture paradoxale de l’accompagnant qui doit à la fois être au plus près de la personne, se laisser toucher, tout en tenant ses émotions à distance pour demeurer disponible et efficace (Bonnet, 2008). Il faut aussi savoir parler aux proches, les inviter à être présents au patient, leur communiquer des informations pertinentes, les écouter et bien réagir à leurs demandes répétées.
On insiste sur la dimension interpersonnelle, sur la relation dont on ne cesse de dire qu’elle est à chaque fois unique, l’authenticité envers soi-même et envers autrui, gage d’une véritable « rencontre entre deux êtres humains » (Infirmier, 34 ans). « On travaille avec ses propres affects […] Il faut que tu sois authentique » (Infirmier, 28 ans). On y pense en rentrant à la maison, on en rêve la nuit, on en sort parfois très préoccupé ou même angoissé. Cette intensité et ces émotions sont recherchées. Pour l’accompagné comme pour l’accompagnant, c’est l’occasion d’éprouver ce qui donne à la vie son sens et sa valeur : l’accueil, la communication, la reconnaissance. Les difficultés relatées renvoient davantage à la communication interpersonnelle : ne pas savoir quoi dire ou comment réagir ou répondre, se buter au mutisme de la personne ou se heurter à sa colère, la difficulté de se confier, le déni de la mort imminente par le patient ou la famille.
Soutenir les élèves en difficulté
Le mot accompagnement est employé de plus en plus fréquemment dans le milieu scolaire tant dans le contexte de l’enseignement régulier que dans celui qui s’adresse aux enfants présentant des difficultés d’apprentissage. La pédagogie prend dès lors la forme d’un accompagnement. Il ne s’agit pas seulement de trouver la manière de transmettre un savoir et d’en vérifier l’acquisition, mais de soutenir un élève pour l’aider à traverser une période difficile et à réussir sa scolarisation malgré ses problèmes.
La confiance est ici le maitre mot de l’accompagnement. L’élève doit reprendre confiance en lui, en ses capacités, s’il veut se donner les moyens de s’en sortir et fournir les efforts nécessaires pour réussir. Il doit aussi avoir confiance dans l’enseignant pour accepter l’accompagnement et l’encadrement. Au quotidien, cela signifie lui faire faire des exercices supplémentaires et les corriger sans les noter, lui donner une méthode et une discipline de travail, s’assurer qu’il a bien compris les consignes d’un devoir, s’arrêter dans la cour d’école ou dans la rue pour échanger avec lui, le faire travailler en petits groupes afin qu’il se sente moins intimidé, s’intéresser à ce qui l’intéresse, le mettre dans des situations qui le valorisent, éviter surtout de le placer en situation d’échec pour ne pas le décourager : « L’aider à se tenir debout » (Enseignant, 38 ans). La confiance en soi est de l’ordre des moyens, mais elle est aussi de l’ordre des fins.
J’essaye que ça se passe le mieux possible pour eux, qu’ils ne ressortent pas avec une envie folle de tout casser, et surtout qu’ils aient l’envie de revenir à l’école. Créer l’envie chez un enfant, l’envie d’apprendre, l’envie de se retrouver avec ses camarades.
Enseignante, 53 ans
L’épanouissement c’est l’aboutissement; à partir du moment où l’élève se sent valorisé, je pense qu’il est en bonne voie pour être plus sûr de lui et puis pouvoir se débrouiller tout seul ensuite. […] Moi, ce qui me motive, c’est que chaque élève puisse réussir sa vie; pas réussir dans la vie, mais réussir sa vie, dans le sens où il l’a choisie et pas par défaut.
Enseignant, 30 ans
On retrouve dans le discours des enseignants deux dimensions importantes rencontrées chez les soignants : le souci de l’autre et l’individualisation de l’intervention. Il faut s’intéresser à l’élève, insistent-ils tous, aller vers lui, entendre ce qu’il a à dire, lui prêter attention. La démarche doit être individualisée et opérer en proximité, en essayant « de travailler au plus près de chacun » (Enseignant, 30 ans). Aussi, faut-il savoir repérer l’élève en difficulté, identifier ce qui fait problème et le place en situation d’échec, tel le manque de confiance, d’intérêt, de concentration ou d’organisation, et trouver les moyens de les surmonter, par exemple, lui apprendre à organiser son travail, valoriser ses réussites ou relier la matière à ses intérêts. Il faut pour cela bien connaître l’élève, tenir compte de son niveau d’apprentissage, de ses difficultés, de sa situation et de son caractère, savoir ce qu’il aime et ce qui le motive, et idéalement lui dispenser un enseignement adapté. Tout comme pour les soignants, le contraire de l’accompagnement c’est l’indifférence et l’indistinction. L’approche globale fait également partie ici de l’accompagnement, bien qu’elle se heurte à d’importantes difficultés : si la source des problèmes de l’élève se trouve à l’extérieur de l’école, dans ses conditions de vie à la maison ou dans ses relations familiales, il devient alors très difficile d’intervenir : on peut seulement enseigner à l’élève une méthode de travail pour les devoirs à la maison ou tâcher de faire en sorte qu’il se sente heureux à l’école, de manière à favoriser ses apprentissages.
À ces caractéristiques générales de l’accompagnement s’ajoute notre cinquième dimension, celle de l’autonomie qui consiste à savoir s’organiser, à se prendre en main, à se discipliner et à se responsabiliser afin, plus tard, de se trouver un travail et de se débrouiller seul, de pouvoir accomplir des choses, de se réaliser et de s’épanouir. L’autonomie commande un travail sur soi. Dès lors, l’accompagnement apparaît résolument tourné vers l’avenir, ce que le jeune deviendra plus tard, ce qui lui sera permis de faire. Cela rend le travail d’accompagnement d’autant plus exigeant. L’enseignant se sent responsable de l’élève, de ses succès comme de ses insuccès : « L’échec de l’élève, c’est mon échec! » (Enseignant, 56 ans). Il doit s’y investir intellectuellement, mais aussi moralement et émotionnellement : pourvoir à la réussite de ses élèves, leur accorder du temps et de l’attention, trouver des moyens appropriés pour chacun d’eux, maintenir le lien de confiance. Pour quelques enseignants, l’autonomie est liée à la formation du citoyen. Être autonome c’est pouvoir juger, faire des choix éclairés, exercer un esprit critique, devenir un « citoyen accompli » (Enseignant, 38 ans), concerné et impliqué dans les affaires de la cité. L’accompagnement vient soutenir un projet éducatif comme formation de l’esprit et d’éducation à la citoyenneté.
L’accompagnement, c’est une mission que les intervenants se donnent, mais dont le succès est toujours incertain. D’où le besoin parfois de l’enseignant d’être lui-même accompagné, soutenu et conseillé dans ses efforts et son approche; le besoin de se concerter avec d’autres enseignants dont on déplore l’indisponibilité et le manque de motivation pour se rencontrer et discuter d’un élève ou du programme. L’enseignant se sent souvent livré à lui-même.
L’insertion par l’emploi
On dit également accompagner dans la recherche d’un emploi. On accompagne des jeunes de16 à 30 ans, peu ou pas scolarisés, au mode de vie parfois marginal — toxicomanie, délinquance—, des moins jeunes qui ont perdu leur emploi et qui ne parviennent pas à en retrouver un autre, des personnes dont la pauvreté, l’absence de logement, les problèmes de santé ou les démêlés avec la justice compliquent la recherche d’un emploi ou empêchent de compléter une formation. L’intervenant les guide dans leurs démarches administratives parfois complexes, les aide dans la rédaction de leur CV et dans la préparation à un entretien d’embauche, leur trouve un stage dans une entreprise ou une formation pour un métier, les met en contact avec des organismes qui peuvent les aider à solutionner un problème personnel, les soutient dans la recherche d’un logement, travaille à changer leur comportement, en leur apprenant par exemple à gérer un budget, à respecter un horaire ou à soigner leur apparence. Certains n’ont besoin que d’un accompagnement ponctuel, sur une courte période pour répondre à un besoin précis, tel celui de compléter des démarches administratives, alors que d’autres ont besoin d’un accompagnement à plus long terme pour sortir de la marginalité, suivre une formation, obtenir un stage ou décrocher un emploi. C’est de ces derniers que les intervenants interrogés vont surtout nous entretenir.
L’objectif, c’est de leur trouver un emploi qui leur assure une réinsertion sociale, qui les sort de la pauvreté et de la marginalité. Dans les exemples de succès qu’ils se plaisent à raconter, les intervenants soulignent comment cette insertion par l’emploi est source de satisfaction, de valorisation et de bonheur pour la personne, ainsi que de regain de confiance. Plus qu’une source de revenus, le travail « c’est ce qui va lui donner un statut social » (Formatrice, 32 ans). Par delà l’aide technique dans l’obtention d’un emploi, l’accompagnement permet aux individus de surmonter leurs difficultés et leurs échecs, de trouver leur place au sein de la société et de réaliser leurs aspirations.
Accompagner une personne, c’est d’abord l’accueillir et l’écouter, connaitre son parcours, ses difficultés, ses doutes, mais aussi ses compétences et ses aspirations. Le souci de l’autre, ici encore, consiste à comprendre sa situation sans la juger, l’accepter telle qu’il est, ne pas se fier aux apparences, sans non plus être dupe des histoires que certains racontent et qui s’inscrivent au programme pour bénéficier d’une aide immédiate sans volonté réelle d’insertion. Ce qui signifie que les intervenants attendent des usagers qu’ils s’inscrivent dans une démarche authentique et volontaire.
Tout comme dans l’enseignement, la confiance est l’un des principaux leviers du changement. Il faut en effet établir une relation de confiance avec la personne afin de lui redonner confiance en elle-même, ce qui est parfois long, difficile et toujours fragile. La confiance s’obtient par le respect que l’on témoigne à la personne, en la valorisant et en lui proposant des objectifs réalistes. Cette relation de confiance est nécessaire pour que la personne se sente suffisamment à l’aise pour se raconter et accepte d’entreprendre ce qu’on lui propose, que ce soit une formation, un stage, ou toute autre démarche. Découragement, faible estime de soi, enlisement dans les problèmes du présent sans perspective d’avenir, pauvreté, divorce, démêlé avec la justice, complexité des démarches administratives, certaines personnes « reviennent de très loin » (Formatrice, 30 ans). Il faut « constamment les mobiliser, les maintenir en éveil » (Conseiller, 34 ans), ce qui est parfois difficile en raison de leurs difficultés personnelles et de leur profond découragement. On leur propose alors « une autre vision de leur problème » (Conseiller, 28 ans) dans laquelle il est permis d’espérer.
L’accompagnement ici aussi doit être individualisé et global. Il faut s’adapter à chaque cas, tenir compte de la situation particulière de la personne, lui proposer des activités et des projets qui intègrent ses intérêts, ses compétences, ses capacités et ses besoins. Il faut s’occuper de l’ensemble de ses maux. On ne peut envisager une formation ou un stage si la personne ne sait pas où elle va dormir ou si elle va manger; on ne peut lui trouver un stage sans résoudre son problème de transport.
L’accompagnement se concrétise dans un projet. La personne accompagnée doit se donner un projet, déterminer le type de travail qu’elle aimerait faire et se donner les moyens pour y parvenir : résoudre ses problèmes immédiats, tel le logement, se donner une formation, se trouver un stage, intégrer une entreprise. La personne doit apprendre à se connaître elle-même et à se raconter — sa situation, ses difficultés, ses besoins, son histoire de vie. Elle doit découvrir des métiers, leurs conditions réelles d’exercice de même que la formation et les qualités requises pour leur pratique. Elle doit prendre un certain recul face à elle-même, accepter les remises en question, modifier son projet initial et, si nécessaire, repartir dans une autre direction. L’intervenant aide la personne à bâtir son projet et à le valider en considérant les capacités, les perspectives d’emploi, les formations disponibles. « La personne désordonnée, pleine de projets, un petit peu irréaliste, c’est aussi notre boulot d’accompagnateur de la cadrer » (Conseiller, 28 ans). Le projet doit être réaliste afin d’éviter des déceptions, un nouvel échec ou plus de découragement; il faut éviter la démobilisation et la perte de confiance que l’on cherche justement à surmonter. Le projet doit être concret : un emploi précis, avec des étapes et un échéancier. Il doit être adapté aux individus, à leurs aspirations, à leurs goûts et à leurs habiletés. « Si on arrive à les amener jusqu’à ce qu’ils se déterminent en tant qu’individus eux-mêmes, on a fait le chemin qu’il fallait. » (Assistant social, 60 ans). Le même travail sur soi se poursuit avec le coaching en entreprise où la personne apprend à réévaluer ses aspirations et ses projets professionnels, à se projeter dans le futur, à trouver une nouvelle motivation face au travail — savoir « rebondir » — et à revoir sa stratégie pour atteindre de nouveaux objectifs (Salman, 2008). Cependant, ce type de pratiques risque de rabattre les problèmes organisationnels sur des problèmes psychologiques individuels en faisant porter sur les seules épaules des salariés la responsabilité d’éventuels échecs, stratégiques, gestionnaires ou économiques.
L’individu doit être volontaire, définir son propre projet et s’y investir. « Si le jeune est motivé, […] si au fond de lui vraiment il veut s’en sortir, il veut travailler son projet professionnel, on est sur le bon chemin. » (Conseiller, 34 ans). La personne doit adhérer à son projet et avoir le désir de changer sa situation actuelle jugée indésirable. Il ne faut pas lui imposer des idées ou un projet qui ne serait pas véritablement le sien. Un intervenant parle d’accompagner « dans le vide » (Formateur, 39 ans) lorsque la personne n’adhère pas vraiment au projet, que son projet est irréaliste ou inadapté ou que la personne manque de volonté.
« Être acteur de son projet » (Éducateur, 46 ans) implique d’être autonome, insistera-t-on. L’autonomie est une condition de l’accompagnement et une finalité. L’usager décide du projet, de continuer ou de poursuivre l’accompagnement, il doit savoir ce qu’il veut et il doit se donner tous les moyens nécessaires pour y parvenir. Accompagner, précisent quatre intervenants, ce n’est pas « faire à la place », c’est montrer à l’autre comment faire, c’est le guider. « C’est pas faire, c’est être à côté » (Formatrice, 32 ans), donner une direction et des moyens, chercher des occasions, aider à choisir.
Là encore, l’accompagnement prend une tournure paradoxale. Même si la personne est autonome, il faut l’inciter à prendre une certaine direction ou la décourager d’en prendre une autre; et si le projet est bien le sien, on l’aide finalement à sortir de la marginalité ou de l’exclusion et à avoir une conduite ou des activités qui répondent aux normes sociales. Car, l’accompagnement vise certes l’autonomie, mais aussi une certaine conformité sociale. Pour réussir son intégrationsociale, la sixième dimension de notre analyse, la personne doit intégrer certaines normes propres à la collectivité : terminer sa scolarité, apprendre à respecter les consignes ou les horaires et savoir se présenter, par exemple, en enlevant sa casquette ou en se rasant pour les garçons, en se maquillant plus sobrement pour les filles. Il faut comprendre et accepter les contraintes du monde du travail et les exigences de la formation et du métier. L’intervenant veut amener la personne à changer progressivement, par étapes, « par touches successives » (Conseiller, 28 ans), afin qu’elle puisse mettre toutes les chances de son côté. Les intervenants répugnent à la coercition, ils cherchent à la fois le consentement et la soumission. Ils veulent persuader et non obliger, du moins pas constamment ni ostensiblement, et demeurent évasifs sur les sanctions à l’endroit de ceux qui ne se soumettent pas aux normes, se bornant à dire que l’accompagnement est impossible.
Convergences, divergences et tensions
Subjectivité et rapport à soi
Relevant à la fois des fins et des moyens, quatre des six dimensions qui, aux yeux des répondants, contribuent à qualifier une intervention d’« accompagnement » sont communes à tous les secteurs — soins palliatifs, soins aux personnes âgées, éducation et insertion au travail —, quelles qu’en soient les tâches qui s’y rattachent. Il s’agit du souci de l’autre, qui est fait de présence, d’écoute et de non-indifférence; de l’individualisation de la relation, qui suppose la connaissance de l’usager en vue d’adapter l’intervention; de l’approche globale, qui tient compte de l’intégrité de la personne, sa vie et son parcours; et du travail sur soi.
L’accompagnement désigne une sorte d’idéal de l’intervention. Accompagner, c’est être constamment présent et à l’écoute, c’est sortir une personne de l’indifférence, de l’anonymat et de la solitude, ne jamais la laisser seule avec ses difficultés. C’est s’impliquer, ne pas travailler de manière impersonnelle et routinière, mais toujours s’adapter à la situation, en y mettant du temps, de l’énergie et de l’imagination. C’est vouloir faire la différence, contribuer à changer un peu le destin d’une personne, croire qu’avec un peu d’aide, tout le monde peut surmonter ses peurs et ses difficultés, grandir et progresser. En somme, un idéal assez exigeant tant pour l’accompagné qui est invité à effectuer un retour sur lui-même, à se raconter, à considérer sa situation et ses difficultés dans leur ensemble comme indésirables et vouloir en sortir, à se discipliner, à reprendre confiance et à se transformer, que pour l’intervenant qui doit afficher les bonnes attitudes, trouver des solutions adaptées aux situations, ne pas compter ses heures et ne jamais préjuger des résultats de son intervention. L’accompagnement comporte d’ailleurs une part de don de soi : on donne du temps, de l’attention qui excède le travail « normal » de soignant ou d’éducateur (Fustier, 2005).
Ce que la popularité actuelle du mot « accompagnement » traduit avant tout, c’est la place accordée à la subjectivité dans l’intervention. On intervient sur la subjectivité de la personne qui est invitée à s’examiner et à se connaître — au chapitre de ses peurs, de sa souffrance, de ses expériences passées ou de ses problèmes familiaux —, à se transformer, à retrouver confiance en elle-même, à développer une image positive d’elle-même, à reconstruire son identité et à reprendre contrôle sur sa vie. Mais l’intervenant investit aussi sa propre subjectivité, par un travail sur ses attitudes, ses réactions et ses modes de communication, une grande implication professionnelle et un désir de changer la vie des gens, tout en mesurant son implication pour ne pas surinvestir la relation et se sentir lui aussi responsable des échecs de l’accompagné. Ce travail sur soi, version contemporaine de la discipline, constitue l’attrait de l’accompagnement en même temps qu’il le rend exigeant en ce qu’il exige de temps, d’investissement personnel, de responsabilités accrues, de savoir-faire et de savoir-être.
La personne accompagnée est considérée comme un être singulier, fragile et vulnérable, qui doit être soutenu et traité différemment de tout autre individu. Le sujet est d’abord compris comme une personne vulnérable. En ce sens, on peut parler d’une individualisation et d’une psychologisation de l’aide. Prolongement de la pensée humaniste rogérienne de développement personnel, étendue à tous les domaines de la vie, de l’enfance à la mort, de la famille au travail, l’accompagnement est d’abord reconnaissance d’une expérience, d’une histoire et des désirs singuliers, et effort pour faire une place dans le monde à cette individualité (Paul, 2004); une forme d’adaptation dans et par la relation à l’autre qui doit lui aussi s’ajuster et changer.
Autonomie et rapport à la norme
Outre ce qu’ils ont en commun, les différents domaines d’intervention affichent des spécificités en ce qui concerne l’accompagnement véritable tel que décrit par les répondants. Si toutes les formes d’accompagnement s’inscrivent dans une certaine durée et visent une transformation graduelle de la personne, les accompagnements scolaire et socioprofessionnel ont ceci de particulier qu’ils sont tournés vers l’avenir, ce que l’élève deviendra à l’âge adulte, ce que le chômeur peut faire de sa vie; à l’opposé, les soins aux personnes âgées ou en fin de vie sont entièrement centrés sur le présent et l’avenir immédiat : on assure une présence justement pour améliorer la situation actuelle, sans projet à long terme. L’accompagnement à l’école et dans l’insertion ne se limite pas à aider la personne à surmonter les échecs, mais l’amène à se projeter dans l’avenir, à accomplir quelque chose, à occuper une place dans le monde, voire à réussir sa vie. L’accompagnement a une visée d’intégration sociale pour l’épanouissement et le bien-être de la personne. Ici, le sujet n’est pas seulement une personne vulnérable, elle est un citoyen en devenir. Cette citoyenneté n’est pas que politique; elle comporte des accents psychologiques sur divers plans, notamment ceux de l’épanouissement et du bien-être. Elle est l’aboutissement d’une intervention sur la subjectivité, adaptée à chaque singularité, autant qu’une éducation à la citoyenneté destinée à tous. La relation pédagogique prend d’abord la forme d’une relation compassionnelle.
Si la recherche de l’autonomie est relativement marginale dans les soins où l’avenir est limité, elle est en revanche centrale dans l’accompagnement scolaire et professionnel. Ce n’est pas tout de compléter sa scolarité et de se trouver un emploi, il faut aussi devenir un individu autonome, un citoyen à part entière, qui ne dépend pas d’autrui et qui sait faire face aux difficultés de la vie. Mais y parvenir passe par l’acceptation de normes et d’obligations, à commencer par l’injonction paradoxale à devenir autonome, à se conformer à une certaine idée de l’autonomie. Avoir un projet c’est faire des choix, mais également se plier à des normes pour s’intégrer. Comme le fait remarquer Divay (2008, p. 62), la notion d’accompagnement « offre une élasticité sémantique qui la rend socialement convenable. La dimension de contrôle […] est gommée, sans être évacuée, tout en ennoblissant le rôle du conseiller ». Présentées comme un accès à l’autonomie, les normes deviennent plus acceptables. L’accompagnement ne signifie donc pas un recul du contrôle professionnel, mais une transformation de son mode d’exercice.
Accompagner, c’est ainsi chercher à réconcilier l’autonomie et les normes sociales en les superposant, à réconcilier la reconnaissance de l’individualité avec son insertion dans une organisation, école ou travail, et dans le monde, avec chacun leurs contraintes. C’est aussi chercher à conjuguer empathie — sur cette base que chacun mérite considération et attention — avec discipline ou travail sur soi, à concilier aide inconditionnelle et responsabilité individuelle par laquelle chacun se prend en main, à associer enfin relation compassionnelle et responsabilité professionnelle. Ces tensions et ambiguïtés sont plus manifestes dans les domaines de l’éducation et du travail, mais ne sont pas entièrement absentes de celui des soins. Elles sont au coeur de l’accompagnement, qui participe d’une culture qui valorise la communication, l’autonomie et la responsabilisation (Ehrenberg, 1998), tout en en critiquant les effets négatifs tels que la solitude ou l’exclusion des plus vulnérables. Elle reprend et diffuse ces idéaux et exigences, tout en compensant pour ceux qui n’arrivent pas à les rencontrer.
Le recours au mot « accompagnement » pour qualifier un très grand nombre de pratiques témoigne en définitive de la place que prend la subjectivité dans l’intervention sociale. Nouvelle version de la croissance et du développement personnel, les pratiques dites d’accompagnement ont ceci en commun qu’elles mobilisent non seulement les compétences et savoirs de l’individu, mais aussi son histoire, l’image qu’il se fait de lui-même, la manière dont il éprouve subjectivement sa situation, ainsi que ses forces morales : responsabilité, autonomie, volonté (Cantelli et Genard, 2007). Ces pratiques impliquent un travail sur soi et sur certains affects tels que la peur, la souffrance, la honte, le découragement, les désirs ou la confiance en autrui et en son propre potentiel. Elles visent non seulement à faire acquérir objectivement à l’individu une place ou un statut social — emploi, scolarité complétée, place en hébergement ou mort digne —, mais aussi une transformation de sa personne, de son identité, de sa place dans le monde, et de s’en sentir responsable. Quels que soient son titre, sa formation ou son statut, l’accompagnateur doit lui-même s’engager de son côté et développer des habilités sur les plans psychologique et relationnel, telles l’empathie ou la motivation, en plus de certaines qualités humaines ou morales tels le respect, la tolérance, l’altruisme, la sollicitude ou la mansuétude, dans un effort pour réconcilier l’individualisation et l’universalisation des services, l’autonomie et les normes, l’individualité et un certain conformisme, l’aide inconditionnelle et la responsabilité individuelle, la compassion et le professionnalisme. L’accompagnement est un effort pour surmonter quelques-unes des contradictions de la relation d’aide, et plus largement, les injonctions paradoxales auxquelles les individus sont aujourd’hui soumis.
Derrière les discours des intervenants, on ne retrouve pas une analyse ou une théorie commune des transformations et impasses de la société justifiant leur approche. On n’ignore pas les contraintes structurelles et institutionnelles, mais on manque d’emprise sur elles et on se rabat sur l’interpersonnel. En revanche se dégage une vision de la société contemporaine, comme une société d’individus fragiles ou blessés, qui ont des handicaps plus ou moins prononcés et qui, à des degrés divers, ont besoin d’un soutien pour surmonter les obstacles, affronter les difficultés, franchir certaines étapes de la vie, celles de la formation, de l’insertion professionnelle, du vieillissement et de fin de vie; une société caractérisée par l’incertitude quant à l’avenir en raison de la précarité du travail et l’insécurité perçue quant à l’identité et la place de chacun; une société néanmoins composée d’individus ultimement responsables de leur destin et qui, avec l’appui d’un professionnel, d’un ami ou d’un parent, parviennent à l’autonomie; une société d’individus en constant travail sur eux-mêmes pour pouvoir s’orienter, trouver leur voix, voire passer au travers des épreuves, et en quête de reconnaissance pour se faire confirmer la valeur de ce qu’ils ont accompli ou de ce qu’ils projettent de faire; une société d’accompagnés et d’accompagnement.
Parties annexes
Note
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[1]
Pour une présentation plus détaillée des métiers, voir le rapport de recherche, Ce qu’accompagner veut dire, disponible en format PDF à l’adresse suivante : http://www.csssvc.qc.ca/publications/index.php.
Bibliographie
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- DIVAY, Sophie (2008). « Psychologisation et dépsychologisation de l’accompagnement des chômeurs », Sociologies pratiques, No 17, p. 55-66.
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- ION, Jacques, Christian LAVAL et Bertrand RAVON (2007). « Politiques de l’individu et psychologies d’intervention : transformation des cadres d’action dans le travail social », dans Fabrizio Cantelli et Jean-Louis Genard, (dir.), Action publique et subjectivité, Paris, Librairie générale de droit et jurisprudence, p. 157-168.
- LAURIN, Nicole (2001). « L’accompagnement », RevueArgument, Vol. 4, No 1, p. 76-85.
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