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Ce numéro de Reflets propose une réflexion sur la complexité de la réalité sociale dans le champ de l’intervention en contextes francophones minoritaires, et ce, afin d’y révéler les angles morts et les processus d’invisibilité résultant, pour certaines catégories de population, de postures unilatérales de recherche et d’intervention. Par complexité, il est entendu les situations où des individus vivent au sein d’une minorité francophone tout en ayant d’autres identités minorées, telles de genre, d’ethnicité et de handicap. Quels peuvent être les réalités et les intérêts des immigrants, des femmes ou des personnes ayant un handicap, qui sont minoritaires linguistiquement ET qui vivent dans un milieu qui est aussi minoritaire?
La multiplication et la diversification des flux migratoires à destination des sociétés occidentales, adjointes à ce qui est communément désigné comme la mondialisation de l’économie, ont fait accroître les appels à la nécessité d’encourager la communication et les échanges interculturels. Nous assistons à la célébration de la diversité culturelle : les élus municipaux font l’éloge de la coexistence pacifique des multiples communautés ethniques présentes sur leur territoire; les gestionnaires saluent l’enrichissement personnel pour tous qui résulte de la diversité culturelle de leurs entreprises ou services; des cours de communication et d’intervention interculturelle se multiplient dans les programmes d’enseignement supérieur tels qu’en gestion et management, en travail social ou en éducation.
Mais paradoxalement, cette promotion de l’ouverture à l’Autre s’accompagne parfois de mouvements de peur, de repli sur soi, voire de rejet total de l’Autre à travers des actes de discrimination et de racisme. Nombre d’intellectuels de formations diverses mettent d’ailleurs en garde contre la promotion, par cette inflation de « l’interculturel », d’une pensée culturaliste, c’est-à-dire d’une pensée présupposant un lien de causalité univoque entre une culture et un comportement. Cette tendance à la culturalisation des rapports sociaux est d’autant plus trompeuse qu’elle oblitère, en sous-entendant un Nous et un Eux, d’autres rapports de minorisation — ceux fondés sur la classe sociale, le genre, l’âge, l’orientation sexuelle, le handicap — pourtant pleinement actifs dans la construction de la réalité sociale. Or, quelles sont les conditions de vie des minorités dans la minorité, par exemple des minorités culturelles vivant en milieu francophone minoritaire canadien? Comment se dessine leur accès au logement, à l’emploi, à l’éducation et aux différents services sociaux et de santé?
La multiplicité et la simultanéité des processus de minorisation se doivent de traverser les modes de production des savoirs, à commencer théoriques, afin d’atteindre à une compréhension plus fine des phénomènes sociaux et, ultimement, de dévoiler les rapports de force et d’inégalités qui les forgent. On retrouve en effet dans la littérature de ces dernières années en philosophie, en sciences politiques, en sociologie, en études féministes et en travail social, l’émergence d’un débat autour de la nécessité d’inclure, au milieu des oppositions droits collectifs/droits individuels ou universalisme/communautarisme, une nouvelle catégorie qui serait celle des « minorités au sein des minorités ».
C’est à ces minorités dans les minorités francophones, à ces personnes dont la voix est parfois imperceptible en raison d’une pensée dichotomique résistante ou tacite (majoritaire vs minoritaire; francophonies minoritaires vs communautés ethniques; multiculturalisme vs féminisme; modernité vs tradition; regroupement nationalitaire vs pluralisme), que souhaitent participer modestement, et chacune à sa manière, les contributions à ce numéro de Reflets.
Malgré leur diversité, tous les articles partagent la même posture épistémologique : celle de plaider pour une pensée de la complexité, de pratiquer des sciences sociales offrant des « visions partielles et partiales » (Juteau-Lee, 1981) de la réalité sociale. Des visions partielles en ce que les auteurs rejettent l’universalisme supposé de la science, son explication unique et globale du fait social, en reconnaissant sa diversité et l’extrême complexité des relations causales constitutives des phénomènes observés. Des visions partiales également, parce qu’en pratiquant un service social non pas sur les minoritaires, mais du point de vue des minoritaires, les auteurs ne prétendent pas à la neutralité, mais placent au contraire les processus de minorisation — de domination — au coeur de leurs réflexions (Juteau-Lee, 1981, p. 36-37).
Stéphanie Garneau donne le coup d’envoi à ce numéro et lui fournit une assise théorique solide pour réfléchir subséquemment sur les processus de minorisations multiples. Elle interroge les effets conjugués de la politique sur le multiculturalisme et de la Loi sur les langues officielles sur la façon dont se définissent les francophonies minoritaires canadiennes ainsi que sur les possibilités de définition identitaire des autres minorités en leur sein. L’auteure met en lumière que le discours identitaire franco-ontarien peut masquer les tensions identitaires vécues par ces personnes et les divers aspects qui constituent leurs interactions avec les Autres. Elle démontre en quoi une approche féministe intersectionnelle devient une voie pour regarder autrement les processus pluralistes de minorisations et aller au-delà des discours homogénéisant parfois associés à la Francophonie minoritaire traditionnelle monolithiste. De plus, l’auteure jette un regard critique sur le domaine de l’ethnicité et présente un nouvel éclairage de la problématique. Ce questionnement nous interpelle comme personnes, professionnels et communautés et nous invite à voir, à analyser et à agir autrement.
À partir du récit biographique d’une jeune Acadienne inscrite aux études supérieures, l’article de Tina Desabrais analyse l’entrecroisement des identités de « femme » et de « francophone minoritaire » dans un milieu particulier et encore fortement masculin, celui des études supérieures de niveau doctoral. En se fondant sur des théorisations de Bourdieu sur les rapports de domination fondés sur la langue ainsi que sur le concept d’« insécurité linguistique », Desabrais montre bien la double source de violence symbolique ressentie par cette jeune femme : d’une part, être porteuse d’une langue délégitimée au sein de la grande francophonie — par rapport au français parlé au Québec ou en France — et d’autre part, se sentir déconsidérée et décrédibilisée intellectuellement parce qu’elle est une femme. L’article sous-entend que le sentiment d’insécurité linguistique de la jeune Acadienne vient amplifier les stratégies identitaires qu’elle développe autour du fait d’être « femme » en milieu universitaire.
Marie Drolet et Hindia Mohamoud se penchent également sur les rapports sociaux de genre en francophonies minoritaires, en nous éloignant cette fois du monde académique pour nous plonger dans l’univers des relations interethniques. Les analyses des entretiens de groupe d’hommes et de femmes d’origine chinoise, libanaise ou somalienne, les trois communautés culturelles retenues pour l’étude, portent d’abord et à juste titre un dur coup à la catégorisation « minorité visible ». Toutes les personnes interrogées dans les trois communautés la rejettent en raison de la distinction nous-majoritaires-invisibles/eux-minoritaires-visibles qui lui est inhérente. Ce qui souligne une fois de plus les effets pervers de cette catégorisation statistique qui, si elle permet de combattre la discrimination et le racisme en identifiant les lieux concrets de leur actualisation, peut en revanche assigner aux individus une identité qu’ils refusent; ce qui nous ramène une fois de plus aux débats plus larges entourant toute politique sur le multiculturalisme qui ne s’articule pas à des objectifs de redistribution sociale. Drolet et Mohamoud présentent ensuite comment les jeunes femmes issues de chacune des trois minorités ethniques sont exposées à des pratiques de discrimination raciale de la part de la société majoritaire, parallèlement à certains actes sexistes de la part des membres de leur communauté d’origine, plus préoccupés par leur insertion socio-économique que par l’émancipation de leurs filles. Ici, les rapports de différenciation sociale résultant de la division du travail sont contenus en filigrane, révélant comment les enjeux économiques peuvent participer non seulement au maintien des frontières entre groupes culturels — entre majoritaires et minoritaires —, mais aussi au sexisme, servant à justifier la division sexuelle du travail, notamment l’assignation des filles à la sphère de l’économie domestique. L’article est l’occasion de briser le silence et de dévoiler les stratégies que ces jeunes femmes adoptent dans leur vie de tous les jours pour contrer simultanément le racisme et le sexisme.
L’analyse offerte par Donatille Mujawamariya et Mirela Moldoveanu des programmes français de sciences et technologie de l’Ontario montre pour sa part que le chemin est encore long pour atteindre la visée antidiscriminatoire poursuivie par le gouvernement de l’Ontario. Partant du postulat que les élèves seront d’autant plus motivés à l’école que le contenu des apprentissages leur offre des modèles d’identification culturelle — tant pour les élèves venant des régions souches de la francophonie canadienne que pour ceux issus de l’immigration internationale ou appartenant aux Nations autochtones — le ministère de l’Éducation de l’Ontario a procédé en 2007 à la réforme des programmes de sciences et technologie offerts dans les écoles francophones de la province. À partir d’une méthodologie comparative entre les programmes offerts en 1998 (avant la réforme) et en 2007 (après la réforme), les auteures montrent que les changements, y compris linguistiques, apportés aux programmes en 2007 en faveur d’une plus grande reconnaissance de la diversité culturelle demeurent superficiels : au mieux, ils incluent ici et là des perspectives scientifiques et techniques développées dans d’autres civilisations; au pire, ils se contentent d’introduire des contenus « ethniques » comme les fêtes, l’alimentation, les vêtements. En aucun cas, les contenus d’apprentissage ne font état des retombées que les savoirs des « autres cultures » ont pu avoir sur la science contemporaine — majoritairement eurocentriste — pas plus qu’ils suscitent chez les élèves un engagement à combattre les injustices dans le monde grâce aux apports de la science et des technologies. Les analyses présentées par Mujawamariya et Moldoveanu contiennent en filigrane de nombreuses questions primordiales pour tout gouvernement qui se dit engagé à combattre les inégalités sociales associées aux appartenances culturelles : comment aborder la diversité ethnique sans reconduire les stéréotypes, sans enfermer les identités culturelles dans une représentation folklorique? Comment ne pas reproduire une certaine injustice quand toutes les cultures ne peuvent pas être représentées dans les contenus d’apprentissages? Des pistes de solution se trouvent sans doute du côté de la question sociale : les programmes d’enseignement devraient avoir pour objectif premier de réinscrire la question de la diversité culturelle dans les rapports sociaux historiques de domination qui concourent à leur existence, furent-ils entre majorité anglophone et minorités francophones canadiennes ou entre les rapports planétaires nord-sud. Après tout, s’il faut réintroduire le point de vue des groupes marginalisés, c’est moins parce qu’il était invalide qu’invalidé par les groupes détenant le pouvoir de déterminer la légitimité des savoirs scientifiques. De même, les contenus d’apprentissage devraient sans aucun doute avoir pour objectif d’affûter chez les élèves, contre une pensée opposant les identités ethniques les unes aux autres ou les majoritaires aux minoritaires, la conscience d’autres rapports de force qui traversent les groupes culturels, par exemple, ceux de genre ou de classe sociale.
Même s’il porte sur la conjonction d’identités minoritaires de familles berbères à Montréal et non dans l’une ou l’autre des communautés francophones minoritaires, l’article de Catherine Montgomery, Amel Mahfoudh et Nadia Stoetzel a été joint à ce numéro pour au moins trois raisons. D’abord, la fine analyse du parcours migratoire de ces familles, qui ne se contente pas d’observer les processus de minorisation vécus par les immigrants dans la société d’accueil, mais éclaire également les rapports sociaux de domination présents collectivement et historiquement dans les pays d’origine avant l’émigration — domination par le colonisateur, domination dans le discours nationaliste au moment des indépendances —, offre une excellente illustration de ce qu’implique dans une démarche de recherche la posture d’une pensée de la complexité. Ensuite, l’article montre que le contexte québécois, en dépit de son statut de « société distincte » au sein de la Confédération canadienne et des conséquences symboliques et institutionnelles de ce statut qui lui alloue une part d’autonomie politique et identitaire plus grande que celle des francophonies hors Québec, présente néanmoins des similitudes avec ce qui peut être observé au sein des communautés francophones minoritaires quand vient le moment de négocier avec la diversité culturelle. Ce qui laisse à penser que le paradigme de la nation — qui prévaut dans la recherche québécoise — tout autant que le paradigme ethnique — qui prévaut actuellement dans la recherche en francophonies minoritaires — donnent tous deux à voir certains processus de domination des groupes minoritaires en leur sein. La perspective offerte par l’adoption d’un point de vue partiel et partial des minoritaires permet de sortir de cette dichotomie paradigmatique ayant actuellement cours dans le champ scientifique des francophonies minoritaires pour proposer une contextualisation des rapports dominant/dominé, par définition changeants. Enfin, en s’attardant à la question de la transmission familiale chez des familles au confluent de plusieurs processus consécutifs et simultanés de minorisation au cours de leur parcours migratoire, l’article de Montgomery, Mahfoudh et Stoetzel présente un bon exemple de travail de redéfinition des frontières identitaires de la part des migrants eux-mêmes. Il laisse à penser que l’expérience à la fois différenciée et commune de minoritaire peut servir de ressort à la redéfinition politique d’un « nous », à l’instar de ce que suggère Garneau.
Avec l’article de Daphne Ducharme, Isabelle Arcand et Julie Chrétien, nous quittons la dimension ethnique de la différenciation sociale, sans pour autant abandonner complètement la notion de culture dans la mesure où les personnes Sourdes ont historiquement revendiqué leur appartenance à une culture propre — laquelle transcende même les règles grammaticales par l’emploi d’une majuscule au mot « Sourd ». Une culture dont la reconnaissance leur permettrait, plutôt que d’être exclues par la société majoritaire entendante ou de se replier elles-mêmes sur leur communauté, de s’engager au même titre que les autres dans la vie de la Cité (Wieviorka, 2005, p. 30-31). L’article présente les résultats d’une recherche-action menée auprès d’élèves Sourds issus de la francophonie ontarienne et recevant pour la première fois un enseignement du Signwriting, ainsi qu’auprès de l’équipe d’intervenants chargée de cet enseignement. Non seulement, argumentent les auteures, ces élèves sont-ils exclus de la majorité entendante et non entendante anglophone dont ils ne maîtrisent pas les langues, mais leur surdité constitue également une source de discrimination à l’école et sur le marché du travail. De fait, la Langue des signes québécoise (LSQ) constitue la langue première de ces élèves et la langue française, la seconde. Or, c’est un fait avéré que le passage d’une langue visuelle (LSQ) à une langue écrite (le français) est très difficile, et que cet illettrisme contribue à éloigner les personnes Sourdes de la culture francophone entendante. Le Signwriting est un outil conçu afin de faciliter ce passage de la langue des signes à la langue écrite. Les apports et les défis soulevés par cet outil au cours du projet-pilote offrent des perspectives optimistes pour la réduction de l’isolement des personnes Sourdes vis-à-vis de la majorité francophone entendante, et peut-être ainsi de leur inégalité des chances vis-à-vis de la majorité anglophone.
Les deux articles présentés dans la rubrique Des pratiques à notre image amènent la réflexion et le discours sur les réalités et le vécu plus concrets, mais tout aussi complexes de groupes, de personnes et de familles appartenant à une minorité et vivant également dans une communauté ou dans un contexte de minorité linguistique ou autre plus large. L’article d’Aurélie Lacassagne nous transporte à Sudbury, une ville du Nord de l’Ontario dont la vocation économique, principalement axée sur l’industrie minière, avait traditionnellement ouvert la voie à une composition démographie très diversifiée. Après avoir présenté quelques jalons de l’historique d’un organisme communautaire francophone ayant le double mandat de promouvoir la culture francophone dans toute sa diversité et d’offrir des services de première ligne aux nouveaux arrivants francophones, l’auteure offre des exemples de pratiques originales et réussies ayant contribué à la mise en place d’un dialogue fructueux entre les groupes de diverses minorités culturelles constituant la plus grande communauté francophone minoritaire de la ville. Tout en reconnaissant les succès du « métissage en action » promu par l’organisme, Lacassagne lance néanmoins un appel à la vigilance face à des lacunes toujours actuelles au chapitre de la reconnaissance des minorités faisant partie de la communauté minoritaire linguistique sudburoise, notamment eu égard aux femmes et aux milieux scolaires.
L’article de Jerryne Mahele-Nyota met en lumière les difficultés particulières vécues par les familles immigrantes ayant un ou des enfants avec un handicap de développement. Confrontées aux responsabilités accrues liées au handicap de leur enfant, auxquelles s’ajoutent les défis que représente l’intégration dans un pays d’accueil, ces familles doivent de plus faire appel à des organismes et à des services parfois peu sensibilisés à leurs besoins particuliers ou souvent peu outillés pour y répondre, et ce, dans une culture organisationnelle dont la perception du handicap est souvent différente de celle de leur pays d’origine.
Développées dans le cadre d’une recherche de type exploratoire effectuée auprès d’intervenants travaillant au sein d’organismes d’Ottawa offrant des services aux familles immigrantes et réfugiées ayant un enfant avec un handicap de développement, les réflexions résumées dans cet article offrent des pistes pertinentes pour la mise en place de pratiques mieux adaptées aux réalités de ces dernières, mais aussi plus susceptibles de freiner le processus d’exclusion et de minorisation auxquels contribuent parfois à leur insu les organismes.
Nous regrettons l’absence d’articles abordant les processus de minorisation basés sur l’orientation sexuelle ou sur l’appartenance à des communautés autochtones ou inuites. Nous espérons toutefois que les pistes de réflexions théoriques et méthodologiques sur lesquelles s’achève cette introduction inviteront des chercheurs à pallier cette lacune par la production de plus amples recherches sur ces catégories spécifiques de minoritaires.