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Introduction

Au niveau international, l’allaitement maternel est le mode d’alimentation privilégié du nourrisson (OMS et UNICEF, 2005). L’OMS (2001) recommande un allaitement maternel exclusif, d’une durée minimale de six mois, et la persistance dans l’allaitement jusqu’à l’âge de deux ans. Ainsi, dans plusieurs pays, des efforts importants ont été consentis afin d’accroître cette pratique auprès des mères et de leur offrir le soutien approprié (MSSS, 2008). Parmi les types de soutien privilégiés, celui provenant des pères est indéniable. Les études ayant considéré les pères en relation avec l’allaitement maternel ont porté surtout sur leur rôle dans la décision et la durée de l’allaitement maternel (Arora, et collab., 2000; Bell, et collab., 2001; Earle, 2002; Pavill, 2002; Scott et Binns, 1999; Scott, Binns et Aroni, 1997; Sharma et Petosa, 1997) et sur leur rôle durant l’allaitement (McIntyre, Hiller et Turnbull, 2001; Storr, 2003). Récemment, des chercheurs se sont intéressés aux valeurs, attitudes et opinions des pères envers l’allaitement maternel comme mode d’alimentation privilégié de l’enfant (Freed, Fraley et Schanler, 1992; Molinari et Speltini, 1998; Pollock, Bustamante-Forest et Giarratano, 2002). Cet article s’inscrit en continuité avec cet angle de recherche, en ciblant spécifiquement la description des croyances de pères d’origine maghrébine sur l’alimentation de l’enfant.

Problématique

Comme la plupart des pays occidentaux, le Québec accueille plusieurs dizaines de milliers d’immigrants chaque année (Ministère de l’Immigration et des Communautés culturelles, 2006). Pour l’année 2005-2006, 53 % des enfants nés à Montréal ont au moins un parent né à l’extérieur du Canada (Institut de la statistique du Québec, 2007). Les familles immigrantes font donc partie de la clientèle desservie par les services de santé de périnatalité et de la petite enfance québécoise. En 2006, les immigrants du Maghreb, cette région de l’Afrique du Nord-Ouest qui comprend l’Algérie, le Maroc et la Tunisie, totalisaient 19,3 % de l’immigration totale du Québec (Institut de la statistique du Québec, 2007).

Bien que le nombre de familles immigrantes soit en hausse, l’expérience de santé des immigrants africains est encore méconnue, celle-ci étant quasi absente des écrits (Higginbottom, 2000). En fait, la majorité des études en contexte d’allaitement s’intéresse davantage aux immigrants sud-américains et asiatiques et cible principalement l’expérience des femmes. L’impact de l’immigration sur les hommes est donc un sujet très peu exploré (Roer-Strier, et collab., 2005). Les études interculturelles portant sur le concept et le rôle de père sont donc peu nombreuses et celles qui traitent des interactions entre les pères et leurs jeunes enfants sont extrêmement rares (Clarke, Shimoni et Este, 2000).

Une étude nord-américaine récente révèle que la prévalence de l’allaitement chez les femmes immigrantes diminue après leur immigration aux États-Unis (Gibson-Davis et Brooks-Gunn, 2006). Il semble que celles qui choisissent l’allaitement après leur immigration dans un pays industrialisé persistent moins longtemps, l’alimentation à l’aide de formules commerciales étant perçue comme un signe d’intégration sociale par les femmes (Côté, et collab., 2003; Higginbottom, 2000; Rabain-Jamin et Wornham, 1990). On ignore si les pères considèrent eux aussi cette dernière forme d’alimentation comme un signe d’intégration sociale.

Différents facteurs ont été relevés comme influant négativement sur l’allaitement des femmes immigrantes, soit l’absence de soutien familial et social, l’absence de modèles de femmes allaitant dans la famille et l’appartenance à une culture où l’alimentation à l’aide de préparations commerciales est associée à un statut social plus élevé (Côté, et collab., 2003). Les mères immigrantes sont aussi plus nombreuses à avoir fait l’expérience de pratiques hospitalières nuisibles à l’allaitement (suppléments de préparations commerciales, mise au sein retardée, bébé à la pouponnière) comparativement aux mères canadiennes (Loiselle, et collab., 2001). Il semble aussi que les changements économiques, sociaux, politiques et culturels amenés par l’immigration créent un contexte peu favorable aux pratiques de parentage et de soins traditionnels tel l’allaitement (Higginbottom, 2000).

Des études effectuées aux États-Unis et en Australie démontrent que l’origine ethnique aurait un impact sur le choix du mode d’alimentation de l’enfant et sur la durée de l’allaitement (Baranowski, et collab., 1983; McLachlan et Forster, 2006). C’est ainsi que Pollock et ses collègues (2002) constatent que les pères afro-américains sont les plus nombreux à préférer l’alimentation à l’aide de préparations commerciales. Ces résultats sont surprenants, étant donné que la religion principale de plusieurs pays d’Afrique, soit l’islam (Levrat, 2002; 2003), prône l’allaitement maternel. En effet, le Coran prescrit l’allaitement maternel pour une durée de deux ans (Santé Canada, 1997). À notre connaissance, aucune étude n’a examiné les croyances des pères immigrants envers l’allaitement maternel et nous ne connaissons que très peu leur point de vue sur cette question. Or, l’immigration semble influer négativement sur le choix de l’allaitement, ainsi que sur sa durée. Il semble en effet que bien qu’elle soit fortement encouragée et valorisée dans la culture et la religion africaines, la pratique de l’allaitement se trouve ébranlée par les changements occasionnés par l’immigration et par l’influence de la société d’accueil. Cette dichotomie entre les pratiques traditionnelles et celles découlant de l’immigration invite à examiner les croyances envers l’allaitement maternel d’un groupe de pères maghrébins, afin de mieux cerner les conséquences des changements occasionnés par l’immigration et l’influence de la culture du pays d’accueil.

Cadre conceptuel

Le modèle de Calgary relatif à l’évaluation de la famille (MCEF) et à l’intervention familiale (MCIF) (Wright et Leahey, 2007) constitue le cadre de référence de l’étude. Le modèle de Calgary relatif à l’évaluation familiale détaille trois dimensions déterminantes pour le fonctionnement d’une famille, la structure familiale; le fonctionnement familial; et le développement familial. La structure familiale porte sur la composition de la famille, le genre et le rang des enfants, les sous-systèmes, les règles, le réseau, l’origine ethnique, la classe sociale, la religion et l’environnement des membres de la famille. Le fonctionnement familial traite de la communication, des rôles, des croyances, des modes de résolutions de problèmes, des alliances et de l’engagement affectif. Le développement familial identifie certaines tâches relatives aux différents stades de vie que traverse la famille, dont celui de la famille avec de jeunes enfants que vivent actuellement les pères de cette étude. Quant au modèle de Calgary relatif à l’intervention familiale, il spécifie un mode d’entretien sous la forme de conversation thérapeutique et l’utilisation de questions linéaires et circulaires. Les questions linéaires sont des questions qui visent à établir une relation de cause à effet, alors que les questions circulaires ont pour objectif de cerner les liens entre les individus, les événements et les croyances (de Montigny et Goudreau, 2009). Cet article s’intéresse à une des dimensions du fonctionnement familial, soit les croyances[1] qui, selon Wright et Bell (2009), réfèrent aux attitudes, aux principes et aux valeurs fondamentales des individus et des familles. Elles prennent leur source dans le contexte interactionnel, social et culturel de la famille et influent sur leurs réactions adaptatives face aux événements.

Objectif de recherche

Dans le but de mieux connaître l’expérience des pères d’origine maghrébine sur l’allaitement maternel, la présente recherche examine leurs croyances sur ce sujet. Il s’agit de répondre à l’interrogation suivante : Quelles sont les croyances, telles que définies par Wright et Bell (2004), des pères originaires du Maghreb immigrés au Québec concernant l’alimentation du nouveau-né?

Méthodologie

Le recrutement des participants à cette étude qualitative descriptive s’est fait dans le cadre du programme Oeuf Lait Orange (OLO) d’un Centre local de services communautaires (CLSC). Le programme OLO s’insère dans les services intégrés en périnatalité et pour la petite enfance à l’intention des familles vivant en contexte de vulnérabilité. Le programme contribue à la naissance de bébés en santé en fournissant des aliments essentiels (oeufs, lait, jus d’orange) et des suppléments minéralo-vitaminiques aux femmes enceintes économiquement et socialement défavorisées (Fondation OLO, 2007). Il s’adresse aux femmes dans le besoin et il est largement utilisé par les nouveaux arrivants. Le projet de recherche a été proposé par la chercheuse principale aux mères qui se présentent aux rencontres. Elle leur a demandé l’autorisation de contacter leur conjoint pour lui expliquer le projet. L’échantillon visé était de 10 à 15 pères immigrés au Québec depuis moins de 10 ans. Les pères ont été sélectionnés selon les critères d’inclusion suivants :

  • Être immigré au Québec depuis moins de 10 ans;

  • Être en couple avec une femme qui a allaité pendant au moins trois mois;

  • Être capable de parler et de comprendre le français.

Les pères dont la conjointe a accepté de collaborer à cette étude ont été rejoints par téléphone. La chercheuse principale a rencontré à leur domicile douze pères, pour une entrevue individuelle semi-dirigée de 40 à 60 minutes, et ce, entre le troisième et le septième mois de vie de l’enfant. Les entrevues ont été enregistrées sur bande audio.

Trois outils ont été utilisés au cours des entrevues pour explorer les perceptions des pères maghrébins : le canevas d’entrevue, le génogramme et le questionnaire sociodémographique.

  1. Le canevas d’entrevue.

    Il est construit de manière à explorer différentes dimensions de la structure, du fonctionnement et du développement de la famille à l’aide de questions linéaires et circulaires, tel qu’expliqué dans le cadre de référence.

  2. Le génogramme.

    Recommandé par le MCEF et le MCIF, cet outil est intégré au canevas d’entrevue afin de recueillir des informations portant sur la structure familiale des pères tout en servant de brise-glace au début de l’entrevue. Il permet à la chercheuse d’avoir une vue d’ensemble de la composition de la famille et des caractéristiques sociodémographiques de ses membres (âge, temps écoulé depuis l’immigration, niveau de scolarité, statut d’emploi, trajectoire migratoire, forme et durée de l’union maritale). Le génogramme en tant qu’outil de recherche favorise la collecte de données sociodémographiques (Nascimento, Rocha et Hayes, 2005; Ndengeyingoma, 2006).

  3. Un questionnaire sociodémographique.

    Un questionnaire complète les outils de recherche. Il vise à récolter des informations sur la famille, telles que le niveau socioéconomique de la famille, le type d’accouchement de leur dernier enfant, le niveau d’expérience du père avec de jeunes enfants ainsi que le nombre et la durée des allaitements antérieurs.

Les trois outils d’entrevue (le canevas d’entrevue, le génogramme et le questionnaire sociodémographique) ont été validés, dans leur contenu et leur forme, auprès d’une chercheuse familière avec leur utilisation en recherche et d’un père marocain, non retenu comme participant à l’étude.

Les données sont analysées à l’aide des catégories conceptualisantes, processus qui, selon Paillé et Mucchielli (2005, p. 150), a pour objectif de « saisir une portion de la complexité de la vie psychologique, sociale et culturelle à travers des formules qui soient relativement évocatrices tout en étant précises et empiriquement fondées ». Pour y arriver, la catégorie peut cerner des phénomènes de natures diverses, que ce soit un vécu, un état, une action collective, un processus, un incident situationnel, une logique ou une dynamique. En créant une catégorie, l’analyste articule le sens des représentations, des vécus et des événements. Les catégories prennent leur sens les unes par rapport aux autres. Une catégorie permet donc de « construire une représentation théorique de certains types de pratiques, de fonctionnement, de processus, en prenant en compte ce qui leur donne sens dans l’esprit des acteurs » (Paillé et Mucchielli, 2005, p.150).

Pour diminuer la subjectivité de la catégorisation, deux entrevues (20 %) ont été sélectionnées au hasard pour être soumises à une recodification des catégories par un juge indépendant. 95 % des données ont été codées de façon similaire.

Finalement, cette étude a reçu l’aval du comité d’éthique de la recherche de l’Université du Québec en Outaouais, ainsi que du comité d’éthique du centre de santé participant. Les pères participants ont signé un formulaire de consentement, incluant le consentement à l’enregistrement audio. Ce formulaire spécifie le droit des participants de se retirer de l’étude à tout moment, et ce, sans préjudice aucun.

Résultats

Les résultats de l’analyse des données portent sur : a) un portrait des pères participants; b) les croyances des pères envers l’allaitement maternel.

Portrait des pères participants

L’échantillon de cette étude comprend 12 pères immigrants. L’âge moyen des répondants est de 36,5 ans et l’âge moyen de leur conjointe est de 28 ans. Les pères sont en couple depuis 18 mois à 12 ans (en moyenne 5,7 ans). Un seul est en union libre avec une Québécoise, les 11 autres pères sont mariés avec des femmes originaires du même pays qu’eux. La plupart ont d’ailleurs immigré avec leur femme. Les répondants vivent au Canada depuis une période moyenne de trois ans, variant entre 10 mois et 10 ans. On constate que les répondants sont originaires principalement du Maroc (N : 6) et de l’Algérie (N : 5); un participant provient de la Tunisie. Onze d’entre eux pratiquent l’islam. Bien que quelques répondants aient immigré pour leur travail (N : 3), la majorité des participants ont immigré pour avoir une vie différente (N : 8) et un seul pour fuir un régime politique. Dix d’entre eux détiennent un diplôme universitaire. Toutefois, le revenu familial annuel de dix répondants est inférieur au seuil du faible revenu, fixé à 31 801 $ pour une famille de trois membres vivant dans une région urbaine du Canada (Statistique Canada, 2006). Le statut d’emploi est variable, deux pères travaillant à temps complet, cinq à temps partiel, trois sont étudiants et deux sans emploi.

Les enfants des répondants sont âgés de trois à sept mois au moment de la rencontre avec la chercheuse et tous sont encore allaités. Le genre des enfants est également réparti à travers l’échantillon ainsi que la parité des mères. Les familles multipares ont entre deux et quatre enfants et ont immigré avec leurs aînés. Pour sept répondants, il s’agit de leur première expérience d’allaitement, alors que les cinq autres ont déjà eu un enfant allaité. Tous les répondants ont assisté à la naissance de leur enfant et se disent heureux d’avoir pu participer à l’événement, ce qui aurait été impossible dans leur pays d’origine. Tous étaient favorables à l’allaitement maternel, une coutume qui est prescrite par l’islam.

Les croyances

Le thème des croyances est traité à travers deux angles différents, soit la catégorie des croyances envers l’allaitement maternel et la catégorie des croyances liées aux facteurs facilitant l’expérience de l’allaitement maternel.

Les croyances reliées à l’allaitement maternel

Les croyances liées à l’allaitement maternel sont organisées en sept sous-catégories, soit a) les croyances religieuses; b) les croyances culturelles envers l’allaitement maternel; c) l’aspect naturel de l’allaitement; d) l’aspect bénéfique de l’allaitement; e) l’allaitement maternel comme norme dans leur pays d’origine; f) l’allaitement maternel comme une obligation pour les femmes; g) les croyances concernant les comportements de la femme allaitante.

Les croyances religieuses envers l’allaitement

Lorsque questionnés sur leurs croyances envers l’allaitement, tous les participants ont mentionné l’importance de l’allaitement dans la religion islamique. Plusieurs ont mentionné la prescription coranique : « dans notre Coran, il est écrit qu’il faut allaiter un maximum de deux ans » (répondant No2). Si les répondants s’entendent pour dire que deux ans d’allaitement constituent un objectif difficile à atteindre dans le contexte actuel où les femmes retournent travailler, l’allaitement demeure une priorité pour eux.

Les croyances culturelles reliées à l’allaitement

Il se dégage des propos des répondants une croyance culturelle selon laquelle un enfant allaité sera plus attaché à ses parents et plus reconnaissant envers eux. Le lait maternel a donc le rôle d’unifier les familles, comme l’explique le répondant No3 :

Le lait, c’est comme… la première relation entre le bébé et la mère. Parce que nous, l’habitude en Tunisie, la famille c’est tout. […] La mère veut avoir le contact avec le bébé. C’est une vieille tradition. Comme elle donne son lait, le bébé va plus s’attacher à elle. C’est comme donner de l’amour à son bébé. Le lait, c’est comme l’amour.

L’allaitement maternel est tellement valorisé dans les pays du Maghreb que les répondants ont tous exprimé la croyance que si la mère ne peut allaiter son nouveau-né pour des raisons de santé, une autre femme a le devoir de le faire. Ce peut être une soeur, une voisine ou une amie, mais l’enfant doit être allaité. En étant allaité par une autre femme, l’enfant devient la soeur ou le frère de lait des enfants de cette dernière et il lui sera interdit de marier l’un d’eux.

L’allaitement est naturel

L’allaitement est valorisé par les répondants pour son aspect naturel : « La femme, elle a la tâche d’allaiter parce que c’est sa tâche naturelle » (répondant No12) et « C’est mieux d’allaiter que de donner le lait artificiel. Le mot artificiel veut dire qu’il y a quelque chose qui n’est pas naturel » (répondant No2).

L’allaitement est perçu comme étant tellement naturel que tous les répondants affirment que l’allaitement de leur enfant s’est déroulé sans problème. Pourtant, lorsqu’on examine cette question, il s’avère que plusieurs difficultés sont survenues, telles qu’une difficulté pour le nouveau-né de prendre le sein pendant plusieurs jours, un frein de langue trop court, des crevasses, une mastite ou du muguet. Il semble donc que certaines difficultés liées à l’allaitement ne soient pas considérées par les participants comme des problèmes, mais au contraire comme étant normales et inhérentes à l’allaitement.

L’allaitement est bénéfique pour l’enfant, la mère et la famille

Le désir des pères que leur enfant soit allaité se fonde sur des croyances culturelles et religieuses, mais aussi sur des connaissances acquises au contact des professionnels de la santé concernant les nombreux avantages et bienfaits de l’allaitement :

Je pense que l’allaitement des premiers mois, c’est bénéfique pour la femme ou pour le bébé. Scientifiquement, c’est quelque chose de bien. Et quand l’homme regarde son épouse allaiter son enfant, il sent qu’on est unis. Et en même temps, son enfant grandira sûrement sain et sauf, sans maladie. (répondant No12).

L’allaitement est donc valorisé pour la qualité du lait maternel et ses bienfaits sur l’enfant, mais aussi pour le lien qu’il permet de créer entre la mère et l’enfant, et plus globalement à l’intérieur de la famille. Plus spécifiquement, les répondants rapportent que l’attachement entre la mère et l’enfant créé par l’allaitement s’étend au reste de la famille, et plus précisément, à la relation père-enfant. En effet, la majorité des répondants croient que leur relation avec leur nourrisson est facilitée par l’allaitement. Ils rapportent tous vivre des sentiments positifs lorsqu’ils regardent leur enfant être allaité. Tous les répondants parlent de joie, de bonheur, de satisfaction, de la certitude que leur enfant se développe bien et qu’il sera en santé, de même que de la satisfaction de voir leur épouse et leur enfant si proches et comblés.

L’allaitement maternel, une norme dans leur pays d’origine

Les propos des répondants révèlent que l’allaitement maternel est la norme dans les pays du Maghreb et que la question du choix du mode d’alimentation ne se pose pas vraiment. La majorité des répondants disent en avoir discuté avec leur conjointe, mais que la décision s’est prise facilement. Quatre des répondants rapportent qu’il n’y a pas eu de discussion sur le sujet puisque le choix de l’allaitement était évident. Le répondant No3 raconte :

Un jour, quelqu’un m’a demandé si ma femme allait allaiter. J’ai répondu que chez nous, jamais personne ne pose cette question-là. Parce que c’est normal. Tout le monde va allaiter, c’est spontané. La question n’est jamais posée aux femmes qui vont avoir un bébé. C’est automatique.

L’allaitement maternel, une obligation pour les femmes

Cette norme de l’allaitement dans les pays du Maghreb est tellement ancrée que pour certains répondants, l’allaitement est perçu comme une obligation pour la femme :

Chez nous, une femme qui n’allaite pas, c’est quelque chose qui manque dans cette femme-là. C’est quelque chose que les gens n’aiment pas. Enfin, il faut qu’une femme allaite. Sauf s’il y a des empêchements. […] Par exemple, moi, je n’admettrais jamais que ma femme, elle est en bonne santé, qu’elle n’a aucune excuse de ne pas allaiter le bébé, elle ne le fait pas (répondant No11).

Là-bas [au Maroc], elle a dû allaiter pendant seulement quatre mois à cause du travail. Ici, elle est à la maison, elle n’a pas le choix, elle va allaiter son enfant pendant au moins un an (répondant No5).

Les croyances concernant les comportements de la mère allaitante

Bien que tous les participants sachent qu’il y a des aliments recommandés pendant l’allaitement, il n’y a pas consensus sur ceux-ci. Les aliments nommés par les répondants sont les produits laitiers, les fruits et légumes, les noix, le poisson et la bière sans alcool. Aucun aliment n’est proscrit, hormis ceux habituellement interdits par le Coran, c’est-à-dire l’alcool et le porc. De même, aucune activité n’est proscrite pour les femmes allaitantes, incluant les relations sexuelles. Cependant, elle doit prendre soin d’elle, se reposer et être heureuse, sinon son lait sera de moins bonne qualité, comme l’exprime le répondant No5 :

Moi, j’essaie toujours de soutenir la maman. Parce que si maman est bien à l’aise, le lait va être beau. Moi je le trouve comme ça. Si Madame n’a pas le moral, il va prendre de la mauvaise qualité.

Les croyances liées aux facteurs facilitant l’expérience de l’allaitement

La catégorie des croyances concernant les facteurs facilitant l’expérience de l’allaitement est divisée en deux sous-catégories, soit a) les expériences antérieures des pères en lien avec l’allaitement; et b) les croyances sur le rôle du père dans un contexte d’allaitement maternel.

Les expériences antérieures d’allaitement

Pour plusieurs participants, le fait d’avoir eux-mêmes été allaités, ou d’avoir été témoins d’allaitement, facilite le choix et l’expérience de ce mode d’alimentation pour leur nourrisson :

Je crois que l’expérience familiale y joue beaucoup parce qu’on a tous été allaités, mes soeurs, mes frères. Ça a toujours été l’allaitement. Ça facilite l’expérience [de l’allaitement] (répondant No 4).

Ce contact avec l’allaitement donne aux participants une perception assez réaliste de l’allaitement maternel, qui amène la normalisation des difficultés rencontrées. En effet, les pères conçoivent l’allaitement précoce comme une période d’apprentissage pour la mère et pour le bébé, lequel apprentissage comporte certaines difficultés.

Finalement, plusieurs répondants racontent avoir côtoyé des enfants souvent malades qui n’ont pas été allaités, ce qui confirme à leur avis les bénéfices de l’allaitement maternel et les encourage à le poursuivre en dépit des moments difficiles.

Les croyances sur le rôle du père dans un contexte d’allaitement maternel

Les répondants s’attribuent de nombreux rôles en lien avec l’allaitement de leur nourrisson. Premièrement, ils doivent participer à l’allaitement, comme l’explique le répondant No12 :

Quand la femme allaite le bébé, il faut être présent pour sentir l’enfant quand il tète, quand il prend le lait. Il ne faut pas, quand la femme allaite l’enfant, qu’il (le père) sorte de la maison et qu’il dise « tu vas terminer, je vais revenir ». Il faut être présent […] et lui donner tout ce qu’elle veut, la mère. Soit un coussin, soit quelque chose. […]Il faut l’aider, parce que le bébé sent la présence de son père; il sent vraiment depuis sa naissance, il sent soit la voix de son père ou les mains de son père quand il touche son corps. Il faut la présence du père quand la femme allaite.

Cette participation à l’allaitement inclut donc la présence du père lors des moments d’allaitement, mais aussi le soutien, tant moral que physique, à leur conjointe qui allaite. Dans ce contexte, ils jouent un rôle important en soutenant moralement leur conjointe et en l’encourageant à persévérer dans l’allaitement :

Quand elle se faisait mal, je lui disais : ‘‘ Écoute, il faut… se ressaisir. Il faut que l’enfant prenne le lait, c’est quelque chose… Tu es obligée de supporter ça parce que l’enfant, il doit allaiter. ’’ Et, elle a fait des sacrifices (répondant No12).

Cependant, il découle de cette attitude un certain repli des familles sur elles-mêmes, où les conjoints comptent uniquement l’un sur l’autre. L’analyse des difficultés d’allaitement rencontrées met en évidence les difficultés des pères à identifier les problèmes et à les partager à l’extérieur de la sphère familiale. Leur méconnaissance des possibilités de soutien dans le réseau pourrait en partie expliquer ces comportements, qui s’inscrivent aussi dans une approche traditionnelle des hommes par rapport à l’aide (Dulac, 1998).

Un autre rôle primordial que se donnent les répondants est le développement d’un lien avec l’enfant dans un contexte d’allaitement. Car, bien que se disant très proches de leur enfant, tous les répondants s’entendent pour dire que l’allaitement crée une relation privilégiée entre la mère et le nourrisson. Ils se perçoivent en périphérie de la relation mère-enfant, comme l’exprime le répondant No1 :

Moi, je ne profite pas du temps qu’il passe à allaiter. Durant ce temps-là, il est toujours attaché à sa maman. Par contre s’il prend le biberon, je peux faire ce rôle-là. Je crois que l’allaitement donne l’avantage aux femmes concernant le lien avec l’enfant.

Cependant, aucun des répondants ne considère cette relation de proximité entre la mère et l’enfant comme une difficulté à créer un lien avec leur enfant. Ils jugent au contraire qu’il est normal et bénéfique pour l’enfant d’avoir une relation différente avec ses parents, comme l’explique le répondant No2 :

Sa mère signifie le lait, le réconfort. Tandis que moi je suis le jeu. Alors si elle était nourrie au biberon, je serais plus impliqué dans sa nutrition. Alors, elle serait plus attachée à moi…, je crois. […] Mais je suis très satisfait. Le rapprochement peut se faire par d’autres moyens.

Les pères expriment que c’est leur responsabilité de trouver des moments à passer avec leur nourrisson et des moyens pour tisser un lien avec lui.

Il boit environ cinq fois par jour. Cinq fois quinze minutes, ce n’est pas beaucoup de temps. Si tu veux prendre le restant, tu le prends! (répondant No5).

La majorité des pères disent d’ailleurs que le lien avec leur nourrisson s’est développé rapidement et sans difficulté, car ils passaient de nombreux moments avec lui entre les allaitements. Ils disent prendre souvent l’enfant, le bercer, le réconforter, le masser et participer un peu aux soins.

Limites

Cette étude présente certaines limites méthodologiques; la participation volontaire à l’étude, la petite taille de l’échantillon et le faible revenu des familles peuvent avoir un effet sur les résultats. Les pères qui choisissaient d’y participer pouvaient avoir des croyances plus favorables envers l’allaitement que les non-participants. De plus, le fait que le français soit la deuxième langue des répondants constitue aussi une limite. Certains pères avaient une légère difficulté à s’exprimer dans cette langue, ce qui a pu les amener à répondre de façon moins élaborée.

Discussion

Pour les participants, l’allaitement comme mode d’alimentation du nourrisson est très important. Ils sont conscients de l’importance de leur soutien dans le choix et la poursuite de l’allaitement, comme l’ont démontré plusieurs études : Arora, et collab., 2000; Giugliani, et collab., 1994; Humphreys, Thompson et Miner, 1998; Kessler, et collab., 1995; Pisacane, et collab., 2005; Wolfberg, et collab., 2004. Cet appui inconditionnel à l’allaitement prend son origine dans les croyances religieuses et culturelles des pères maghrébins, qui valorisent et encouragent l’allaitement jusqu’à l’âge de deux ans. Les participants prennent donc activement part à l’allaitement et y voient une dimension importante de leur rôle paternel. En l’absence des femmes de leur famille élargie, ils sont le principal soutien de leur conjointe et l’encouragent à persévérer dans l’allaitement malgré les difficultés. Ces résultats abondent dans le même sens qu’une récente étude selon laquelle les pères d’origine québécoise reconnaissent aussi l’importance de soutenir matériellement et émotivement leur conjointe lors des moments difficiles de l’allaitement (de Montigny, et collab., 2007). Toutefois, ces derniers ont recours plus souvent à de l’aide externe formelle et informelle en présence de difficultés d’allaitement que les pères de la présente étude.

L’analyse des résultats de cette étude contredit les études ayant démontré, dans d’autres contextes, que l’allaitement peut faire vivre des sentiments de frustration aux pères (Barclay et Lupton, 1999; Gamble et Morse, 1993; Jordan et Wall, 1990). Si les participants sont conscients que l’allaitement donne l’avantage à la mère dans le développement du lien avec l’enfant, ils n’expriment cependant aucun sentiment négatif envers l’allaitement, ni envers ce rapprochement entre la mère et le nourrisson. Ils perçoivent le lien mère-enfant comme étant central dans le développement de l’enfant. Ils considèrent leur implication importante, mais dans d’autres sphères de sa vie. Ces comportements ont été notés chez certains pères dans l’étude de de Montigny et collab. (2007). Les pères s’y disaient fortement engagés envers leur enfant, tout en étant spectateur de la relation privilégiée mère-enfant instaurée par l’allaitement.

Le cheminement des pères rencontrés rejoint les écrits de Barclay et Lupton (1999) sur l’adaptation du père à la réalité de l’allaitement. En effet, ces pères commencent par prendre conscience de leurs émotions envers l’allaitement et des effets de l’allaitement sur leur relation avec leur nourrisson. Ils développent ensuite des stratégies leur permettant d’être en contact intime avec lui, comme le jeu, le massage et certains soins de base. Les pères maghrébins de cet échantillon semblent donc vivre une adaptation plus facile à l’allaitement que les pères nord-américains, qui ont rapporté vivre de l’ambivalence, de l’inquiétude, un sentiment de rejet et d’exclusion, de même que d’importantes frustrations par rapport à l’allaitement (Barclay et Lupton, 1999; de Montigny et Lacharité, 2002). La clé de l’adaptation des pères maghrébins à l’allaitement réside probablement dans le fait qu’ils ont une perception plus réaliste de l’allaitement, tel qu’en témoignent leurs perceptions des difficultés d’allaitement comme étant partie prenante de l’allaitement. Ayant tous déjà côtoyé des enfants allaités et provenant de pays où l’allaitement est la norme culturelle, ces pères disposent de modèles d’apprentissage de l’allaitement. D’autre part, les croyances des pères maghrébins envers l’allaitement semblent aussi faciliter leur adaptation, puisque pour eux l’allaitement représente la normalité, la norme de santé et une prescription coranique.

Le rapport particulier qu’entretiennent les pères immigrants avec la demande d’aide ressort aussi de cette étude. En effet, ces derniers tentent de répondre seuls à l’ensemble des besoins de leur conjointe. Tout en déplorant l’absence de leur famille élargie qui aurait pu les aider avec les difficultés d’allaitement, les pères ne perçoivent pas le type d’aide qu’ils pourraient demander au réseau formel. Ils ignorent les services disponibles pour les nouveaux parents et n’ont eu recours à aucune forme d’aide pendant toute la durée de l’allaitement, ce qui contribue à la dimension d’isolement de leur femme pendant la période postnatale.

Retombées et conclusion

D’ores et déjà, diverses applications de ces données s’avèrent envisageables sur le plan clinique comme sur ceux de l’enseignement et de la recherche. Sur le plan clinique, les résultats de cette étude confirment le fait que les hommes de différentes cultures désirent être inclus dans la prise de décision concernant le mode d’alimentation de leur enfant (Pollock, et collab., 2002). Un effort particulier devrait donc être fait par les professionnels de la santé pour inclure les pères maghrébins lors des consultations prénatales et postnatales portant sur l’allaitement, en les questionnant, par exemple, sur leur expérience personnelle.

Cela est d’autant plus important que les pères maghrébins agissent comme facteur de protection contre l’isolement social que vivent les mères à la suite de leur immigration et qu’ils ont un impact important sur la persévérance de leur conjointe dans l’allaitement. Étant souvent l’unique source de soutien de leur conjointe lors de difficultés d’allaitement, il est important que les pères maghrébins soient outillés pour soutenir leur conjointe et pour rechercher de l’aide au besoin. Par exemple, l’intervenant peut les informer des ressources disponibles de soutien à l’allaitement. Sachant que les nouveaux parents maghrébins sont peu enclins à rechercher de l’aide extérieure pour surmonter leurs difficultés, une attention particulière de la part des intervenants devrait leur être apportée afin de dépister les difficultés d’allaitement et de briser l’isolement social des familles.

La formation des intervenants en santé familiale et en périnatalité doit accorder une place au vécu des familles immigrantes, et plus précisément au vécu des pères. En effet, les intervenants ont un rôle clé à jouer dans l’adaptation à la transition à la parentalité, dans le soutien et la promotion de l’allaitement maternel, ainsi qu’auprès des clientèles plus vulnérables, dont les familles immigrantes. Il importe donc qu’ils soient outillés pour intervenir auprès des familles immigrantes vivant la transition à la parentalité. Au-delà de la formation pratique, les intervenants doivent avoir des occasions de développer leurs habiletés en interagissant avec des pères. Réfléchir à leurs actions avec des modèles de rôle leur permettra d’approfondir leur répertoire d’interventions.

Finalement, les résultats obtenus invitent à poursuivre auprès des pères immigrants l’exploration de leur expérience de l’allaitement maternel. Notamment, des recherches auprès de pères originaires d’autres régions du monde doivent être menées afin de pouvoir cerner les facteurs favorisant le choix de l’allaitement maternel comme mode d’alimentation, autant que sa persévérance. Ces résultats outilleront les intervenants pour intervenir auprès des familles dans un contexte de transition à la parentalité et d’immigration afin d’augmenter la prévalence et la durée de l’allaitement maternel chez les mères immigrantes.

En résumé, cette étude fournit des données intéressantes sur les croyances des pères originaires du Maghreb envers l’allaitement maternel. D’une part, on constate qu’envers ce dernier, ils ont un préjugé favorable, lequel découle de leurs valeurs culturelles et religieuses, et de leurs expériences antérieures. Le choix de l’allaitement comme mode d’alimentation se fait donc tout naturellement et les difficultés d’allaitement sont surmontées sans recours à de l’aide extérieure. Cette sous-utilisation des services de soutien à l’allaitement met en lumière le rapport des pères maghrébins avec les services d’aide et invite les professionnels de la santé et les intervenants communautaires à porter une attention particulière aux familles immigrantes d’origine maghrébine afin d’identifier précocement et d’intervenir en cas de difficultés d’allaitement ou d’adaptation à la naissance d’un enfant.