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Introduction

De l’Antiquité à la période industrielle, le père avait toute autorité sur la famille et sur ses enfants. Au cours des siècles, il perd graduellement de cette influence. Urbanisation, industrialisation et luttes de pouvoir aidant, il est moins présent dans la sphère privée, cet espace dont on a peu parlé, mais qui est tout aussi politique que personnel. Cet article vise à démontrer que le père a longtemps occupé une place prépondérante auprès de ses enfants et qu’avec le temps, il est devenu un simple pourvoyeur. Actuellement, nous assistons à diverses tentatives de redéfinition du rôle du père au sein de la famille. À partir d’une recension des écrits, les auteurs se questionnent sur ce rôle dans un contexte en rapide évolution. Quelques brèves histoires de cas viennent appuyer leurs observations. L’historique de la paternité nous éclaire sur l’origine des lois, des traditions, des croyances qui ont marqué l’évolution du rôle des pères. Quelle place occupaient-ils? Quelles lois ont influencé leur rôle au sein de la famille? Comment ont évolué leur statut et responsabilités? Comment les pères exerçaient-ils leur rôle à divers moments de l’histoire? Ces questions ont fait l’objet de notre mémoire de maîtrise en service social (St-Denis-Patry, 2002) et d’une réflexion sur certains défis de l’intervention sociale (St-Amand 2003). Après quelques années, nous y ajoutons une réflexion sur nos interventions et sur certains enjeux sociaux qui s’y rattachent. Nous constatons que les écrits insistent de plus en plus, en Occident tout au moins, sur la présence du père pour un sain développement de l’enfant (Conseil de la famille et de l’enfance, 2008; Dubeau, et collab., 2009) :

Depuis 1960, l’image d’être père et sa réalité quotidienne ont beaucoup changé au Québec et à des degrés divers dans l’ensemble des pays occidentaux. Se situant au coeur des bouleversements sociaux des dernières années, la question du père interpelle tout le monde, car elle se situe dans le développement de nouveaux types de rapports entre les hommes et les femmes et de nouveaux comportements avec les enfants.

Rondeau, dans Dubeau, et collab., 2009, p. XIX

Par ailleurs, les études actuelles sur la paternité démontrent que le lien père/enfant demeure fragile, en partie à cause des pressions exercées de toutes parts sur les multiples rôles que doivent jouer les deux parents. Dans ce contexte, nous ajouterons à ces considérations historiques nos observations cliniques. Ces informations devraient éclairer nos stratégies d’intervention; c’est ce que proposera notre conclusion. Cet article soulignera donc quelques volets de l’histoire de la paternité en couvrant brièvement la période de l’Antiquité romaine, la période du Moyen-Âge en France et l’ère préindustrielle et industrielle, tant en France qu’au Canada. Par la suite, nous proposerons quelques liens entre certains phénomènes sociaux contemporains, tels le divorce, la monoparentalité, les familles recomposées et la garde partagée, et leur impact sur les nouveaux rôles des pères. Nous conclurons en soulignant certaines conséquences de tels changements sur la famille du XXIe siècle et en proposant une réflexion sur les interventions favorisant l’implication des pères auprès de leurs enfants.

Quelques bribes d’une histoire complexe

En étudiant la paternité dans l’histoire, on doit d’abord distinguer entre le fait d’être géniteur et le fait d’être père sur le plan légal. En ce sens, Delumeau et Roche distinguent la paternité biologique de la paternité légale : « Les mêmes termes [père, paternité] désignent à la fois et indifféremment le procréateur et celui qui élève l’enfant en le reconnaissant pour son fils; les mêmes termes désignent tout à la fois la paternité biologique et la paternité sociale » (Delumeau et Roche, 1990, p. 43). Alors, la paternité légale se présente comme une question « technique juridique » (p. 28).

Dans l’Antiquité, et dans le droit romain en particulier, la base juridique de la paternité réside dans la volonté de l’homme de se faire père et ce, peu importe les raisons, qu’elles soient politiques, religieuses, sociales ou économiques (Delumeau et Roche, p. 28). Knibiehler (1987, p. 30) suggère que Rome a influencé tout l’Occident par le modèle « intégral » de patriarcat dont nous sommes héritiers. Toujours selon cette auteure, à cette époque, le « pater familias » est maître et juge de son enfant. En fait, sous l’Empire romain, le père possède le pouvoir qu’on appelle la toute-puissance (Villey, 1972). Maître et juge de son enfant, le pater familias peut le priver de certains biens, le déshériter, l’obliger à se marier et même le faire exécuter par un jugement intrafamilial (Knibiehler, 1987, p. 30). À la naissance de son premier enfant, l’homme est donc appelé à devenir pater, mais il ne l’est pas encore : même s’il est père et mari, tant qu’il a un ascendant, père ou grand-père, il demeure sous le potestas ou la gouverne de ce dernier. Ce n’est que lorsque ses ascendants meurent que le fils en question devient le pater familias (Castelain-Meunier, 1997, p. 9). Knibiehler (1987, p. 30) nous rappelle qu’à cette époque les divorces sont pratiques courantes. Les hommes et les femmes changent de conjoint, parfois plusieurs fois au cours de leur vie. Cependant, lorsque les époux se séparent, les enfants demeurent la possession du père, qui détient tous les droits dans le mariage. Delumeau et Roche (1990) en concluent que beaucoup d’enfants se retrouvent alors sans statut. C’est ainsi que le droit romain décrète que tout père a une obligation alimentaire envers les enfants qu’il engendre. Tous les hommes, mariés ou non, ont l’obligation de nourrir chaque enfant, légitime, biologique ou né d’une relation incestueuse.

Ce n’est qu’à l’époque de la décadence de l’Empire romain que le pouvoir impérial va avantager la famille légitime, ce qui par ricochet engendre toutes sortes d’hostilités et le rejet des enfants illégitimes; selon Delumeau et Roche, cela constitue l’une des manifestations les plus importantes de l’influence du christianisme (1990, p. 30). Au Bas-Empire par ailleurs, l’arrivée d’une monarchie impériale possédant un pouvoir despotique impose de façon rigide les lois du mariage, inscrites dans le livre de droit réglementant la nouvelle société. En outre, l’adoption, qui jusqu’alors était pratique courante et découlait de la simple volonté du père, ne sera plus acceptée aussi facilement. Dès lors, le droit considère que le lien biologique entre le père et son enfant détermine le père comme figure légale (Delumeau et Roche, 1990).

Plusieurs historiens notent que pendant l’ère féodale (du Xe au XIVe siècle), en France en particulier, on associe le concept de pater familias, issu du droit romain, à l’image chrétienne de Dieu, des valeurs, des normes et des croyances présentes dans la société; il devient alors le père féodal (Delaisi de Parseval et Hurstel, 1987). Par ailleurs, en s’appuyant sur l’Évangile, le christianisme propose l’image d’un Père tout-puissant comme nouveau modèle des pères. « Avec la société féodale surtout, c’est la puissance qui caractérisera la figure du Christ, terme qui signifie Seigneur. C’est cette appellation de majesté qui va dominer pendant la période féodale, et non l’idée d’un Jésus-frère, notion relativement récente » (Delaisi de Parseval et Hurstel, 1987, p. 38).

Au cours de cette période, le droit canonique connaît un grand essor. Le mariage devient dès lors un acte religieux qui donne à l’Église la juridiction exclusive sur les couples. En parallèle, il revient également à l’Église de décider des conditions du divorce et de le prononcer. Sur le plan légal, le prêtre devient juge, ce qui lui permet de s’immiscer dans la vie privée des couples. Ces changements juridiques amènent de nouvelles pratiques : dès le XIIIe siècle, on note que l’homme ne peut être désigné père qu’en étant marié; de plus, la copulation n’est légitime qu’à l’intérieur du mariage (Castelain-Meunier, 1997 ; Delumeau et Roche, 1990). Le mariage devient alors la seule façon d’accéder à la paternité : « Le mariage fonde les liens de parenté : il est la clef de voûte de l’édifice social, et le père en est le pilier central. En lui, et grâce à cette institution, se nouent les différents aspects de la fonction paternelle. Le père est devenu celui que le mariage désigne » (Castelain-Meunier, 1997, p. 43).

Ce n’est qu’au XVIe siècle que les historiens observent un mouvement de révolte contre les idéologies et les lois issues du Moyen Âge. Les normes relatives au mariage ne changent pas de façon significative, mais l’éducation des enfants et les rapports père/enfant se modifient de façon importante. Ce sont maintenant des valeurs plus humanistes qu’on privilégie : on recherche davantage la sagesse, la connaissance, les arts (Ariès, 1975; Villey, 1972). Le statut de la paternité se modifie alors de façon importante : en plus d’être un chef de famille, le père est présenté comme étant un pilier du monde économique et religieux (Delumeau et Roche, 1990). Les traités d’éducation mettant l’accent sur le père comme guide, éducateur, homme tendre se multiplient dans plusieurs pays comme l’Allemagne, l’Angleterre, l’Italie et la France (Delumeau et Roche, 1990). Dans les discours religieux et de nombreux textes qui se réfèrent à la Bible, on peut lire que la paternité est un devoir ordonné par Dieu et que le rôle du père consiste à être nourricier et pédagogue. Le rôle auquel on accorde le plus d’importance est sans aucun doute celui de pédagogue. Dès lors, le père, citoyen exemplaire, doit voir à l’éducation des enfants en trois volets : les connaissances académiques et intellectuelles, le savoir-faire et la morale (Delumeau et Roche, 1990), ce qui démontre déjà les nouvelles responsabilités d’une paternité en évolution. Il devient alors moins sévère et punitif, tout en exigeant toujours respect et obéissance (Cliche, 1997, p. 54). Castelain-Meunier réfère à cette époque comme constituant « l’âge d’or des pères », puisqu’ils ont un rôle social, moral, économique. Elle souligne par ailleurs combien ce rôle était protégé de toutes parts : « Les repères sociaux et culturels de la différence étaient protégés par l’institutionnalisation de la famille et par la domination et la hiérarchisation des rapports entre les sexes » (Castelain-Meunier, 1997, p. 28).

Plus tard, dans la Coutume de Paris, d’ailleurs mise en place au Québec de 1664 à 1866, on note un changement important : on y précise que pères et mères ont l’obligation de répondre aux besoins de leurs enfants (Cliche, 1997; Ariès, 1975). Les deux parents ont alors une responsabilité importante sur le plan de l’éducation, des soins et de la garde. Au Québec dès 1866, le Code civil, qui comprend l’ensemble des lois civiles mises en place dans la province, décrète que l’enfant, quel que soit son âge, doit honneur et respect à son père et à sa mère (Castelain-Meunier, 1997). Cela nous ramène à l’un des dix commandements de Dieu qui précise : Père et mère tu honoreras afin de vivre longuement. Dès lors, on note que les mères acquièrent du pouvoir dans le sens où le père devient le partenaire et non l’unique responsable de l’éducation des enfants. D’ailleurs, la garde des enfants est généralement accordée au parent qui obtient le divorce, puisqu’on assume que ce dernier sera en mesure d’en prendre soin (Cliche, 1997, p. 55).

Plus près de nous, en 1935, le Québec abolit le droit de correction paternelle parce qu’il « détermine légalement l’intensité de la notion d’intérêt de l’enfant. Ces lois protègent l’enfant de l’autoritarisme du père » (Castelain-Meunier, 1997, p. 48). Notons que ce droit de correction avait été aboli en France en avril 1790, mais rétabli en 1801.

Période précédant la Deuxième Guerre mondiale

Durant cette période, il existe peu d’études sur le rôle des pères; par contre, des auteurs comme Marcel Dubé, Victor-Lévy Beaulieu et certains ethnologues québécois comme Moreux (1969) en tracent un portrait peu élogieux. Ils les décrivent comme absents, silencieux, déchus, dominés par leurs femmes et par leurs patrons (Forget, 2005; Turgeon, 1989). En parallèle, les historiens notent que les mères obtiennent plus souvent la garde des enfants puisque les pères sont considérés comme peu responsables et peu présents (Joyal, 2006; Cliche, 1997). Par contre, ce ne sera qu’en 1964 qu’on donnera aux mères les mêmes droits qu’aux pères en ce qui concerne la garde légale des enfants.

En somme, c’est tout un système de croyances qui évolue au cours de l’histoire, basé sur diverses idéologies civiles et religieuses, influencé de plus par des pressions économiques, sociales et politiques. Nous constatons en parallèle que les théories scientifiques de l’époque justifient et appuient ces orientations sociales. Le clergé et les communautés religieuses, les médecins et les pédagogues discourent sur les aspects bénéfiques et essentiels d’une mère à la maison et d’un père engagé dans sa communauté. Par exemple, entre les deux guerres mondiales, les hommes d’État et les représentants de l’Église insistent sur le fait que le père doit être un bon travaillant et l’épouse une bonne ménagère. Après la Deuxième Guerre, période au cours de laquelle les femmes avaient fait une brève incursion sur le marché du travail, la majorité d’entre elles se voient dans l’obligation de retourner au travail domestique.

Par ailleurs, au cours de cette vague de bouillonnement idéologique des années 1940-60 en particulier, les lieux de travail des hommes, les nombreuses heures qu’ils consacrent à l’emploi et la spécialisation des activités domestiques des femmes viennent de plus en plus marquer la différence dans les places réservées aux hommes et aux femmes (Conseil de la famille et de l’enfance, 2008; Forget, 1996; 2005). Ainsi, de la fin du XIXe siècle jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale l’impact de ces changements se fait sentir sur plusieurs plans, dont deux en particulier : « une perte de rôle pour le père auprès de ses enfants ainsi qu’une dévalorisation du rôle de la mère sur le plan économique » (Chamberland, 1987, p. 16). Mais sur ces plans-là comme sur plusieurs autres, la Révolution tranquille viendra bouleverser bien des idées reçues.

La révolution dite « tranquille »

Les années qui ont suivi la Deuxième Guerre mondiale représentent une période d’effervescence, de confrontation même entre les pères et les jeunes, surtout les fils (Dulac, 1996; Chabot, 1987). En effet, les liens entre père et fils, dans toute société traditionnelle, sont étroits : le père est celui qui transmet connaissance, valeurs, métier et héritage. Dans un contexte où la société industrielle prend plus d’importance, le père perd ce rôle de pédagogue-conseiller. Ce qu’on surnommera le conflit de générations coïncide également avec l’arrivée de certaines figures venant confronter l’image traditionnelle des pères. Des artistes comme Elvis Presley, James Dean et Marlon Brando proposent une représentation différente de l’homme et du père; d’ailleurs, ces changements ne constituent que le reflet d’une transformation sociale beaucoup plus importante : « ce phénomène offre un lieu propice à l’expression de la révolte contre l’impersonnalité de la société moderne, sous la bannière de la révolte contre le père » (Dulac, 1997a, p. 134). Les hommes ont maintenant la possibilité de ressembler à autre chose qu’au père traditionnel, travaillant, rigide et distant; et les attentes des enfants face à leurs pères se modifient de façon radicale (Forget, 2005; Ferland, 2004). Les remises en question du patriarcat et la rupture avec les valeurs traditionnelles se font aussi grâce au mouvement féministe (Devault et Gaudet, 2003). À ce propos, Dulac suggère que :

Grâce à la réussite des femmes, des milliers d’hommes profitent de l’abolition des vieux stéréotypes sexuels; l’homme n’est plus un simple pourvoyeur qui fait vivre une épouse à sa charge, il n’est plus le patriarche distant d’autrefois.

Dulac, 1992, p. 84

Cette seconde vague de revendications des femmes, tant au Québec ou en France que dans l’ensemble des pays occidentaux, influence énormément les rapports sociaux (Dulac, 2005; Deslauriers, 2002a) et bouleverse de nombreuses idées acceptées jusqu’alors.

C’est dans un tel contexte qu’en 1977, on remplace légalement la notion d’autorité paternelle par celle d’autorité parentale (Dulac, 1997a). Ce changement légal reflète sur plusieurs plans des changements sociaux importants, tels que l’augmentation du nombre des femmes sur le marché du travail, la baisse de la natalité, une parentalité plus tardive, l’accessibilité au divorce et l’utilisation à grande échelle des moyens de contraception (Ferland, 2004; Joyal, 2006). Ces changements s’opèrent également dans une société qui se laïcise et qui favorise une réorganisation familiale axée sur des rapports sociaux plus égalitaires, une modification importante des habitudes et des attitudes des hommes et des pères et une redéfinition plus équitable des rôles sociaux (Conseil de la famille et de l’enfance, 2008; Côté, 2007). Dès lors, on observe au Québec comme ailleurs en Occident que les hommes ressentent moins l’obligation de paternité et que le concubinage prend un essor sans précédent (Côté, 2000).

À ce sujet, on semble assister au XXIe siècle à un retour du balancier : les études récentes démontrent que revient le désir d’être en couple et d’avoir des enfants. À titre d’exemple, une étude effectuée en 2000 démontre que 90 % des hommes ayant vécu une rupture conjugale considèrent comme important ou très important d’entretenir une vie de couple durable pour avoir une vie heureuse; 50 % voient toujours le mariage comme important; enfin, les trois quarts considèrent que d’avoir des enfants est important pour être heureux (Le Bourdais, Juby et Marcil-Gratton, 2001). En 2006, une enquête de l’Institut du Nouveau Monde révèle que 75 % des hommes séparés veulent une vie de couple réussie, 68 %, une famille unie et 67 % souhaitent avoir des enfants (Pronovost, 2008). D’autres enquêtes menées par le Conseil permanent de la jeunesse (CPJ) et le CFE confirment que la majorité des pères séparés veulent des enfants (Conseil de la famille et de l’enfance, 2008; Conseil permanent de la jeunesse, 2007). L’Institut de la statistique (2008) note qu’en 2000, on dénombre 72 000 naissances au Québec et 86 000 en 2008, soit une augmentation de plus de 15 % en 8 ans. Le nombre de mariages est aussi en croissance : en 2004, on comptait 21 034 mariages au Québec et 22 200 en 2007 (Institut de la statistique du Québec, 2008). On observe la même tendance sur la scène canadienne : le nombre de mariage et de naissances augmente d’environ 4 % par année au cours des dernières années (Le Devoir, 23 septembre 2009, p. 17). Les études ne précisent pas l’importance des facteurs culturels sur ces tendances à la hausse.

Divorces, monoparentalité et familles recomposées

Parmi tous les changements des dernières décennies, le taux élevé de divorces a eu des répercussions majeures sur l’organisation familiale et sociale et fait remettre en question le rôle des pères. Au Québec, on a pu constater l’ampleur de ce phénomène : à la suite des lois fédérales sur le divorce de 1968 et de 1986, le taux de divortialité a monté jusqu’à 50 % au début des années 90 (Allard, et collab., 2005). Cette escalade semble s’être stabilisée par la suite : il était de 49,7 % en 2003, (Ambert, 2005) et de 47 % en 2005 (Dubeau, Clément et Chamberland, 2005); pour le reste du Canada, il était alors de 38 %.

La fragilité des liens conjugaux est grande. À titre d’exemple, 55 % des couples québécois âgés de 30 à 39 ans qui ont choisi la cohabitation pour vivre leur première expérience de vie commune vont se séparer (Turcotte, 2002, dans Ambert, 2005); la durée moyenne des mariages est de 15,9 ans. Dans un tel contexte, depuis la montée du taux de divorces, beaucoup d’hommes et de femmes sont appelés à changer de statut matrimonial plusieurs fois au cours de leur vie (Conseil de la famille et de l’enfance, 2008; Desrosiers, Juby et Le Bourdais, 1997). Bien entendu, ce phénomène entraîne une augmentation des familles monoparentales, des familles reconstituées ou des gardes partagées. En 2001, par exemple, le Québec comptait 335 590 familles monoparentales; 68 025 d’entre elles avaient des pères comme chefs de famille (Institut de la statistique du Québec, 2008). En 2005, 22,6 % des familles québécoises étaient monoparentales; parmi elles, 18,2 % étaient dirigées par des femmes et 4,4 % par des hommes (Conseil de la famille et de l’enfance, 2005).

Plus de 40 % des personnes âgées de 30 à 39 ans vivent une séparation alors que 70,4 % des personnes du même groupe d’âge vivent en union libre, ce qui représente le double de ce qui se passe dans le reste du Canada (Statistiques Canada, 2002). En 2006, les couples en union libre et les familles monoparentales constituaient respectivement 13,8 % et 15,9 % de l’ensemble des familles. En outre, 25 % des familles canadiennes ayant des enfants étaient alors monoparentales.

Lors du dernier recensement de 2006, il y avait 1 267 720 familles au Québec. De ce nombre, 352 825 (28 %) étaient des familles monoparentales dont la très grande majorité (78 %) était dirigée par une femme. Cela constitue une augmentation de 17 230 familles monoparentales depuis le recensement de 2001. Selon le portrait statistique des familles tel que recensé en 2006 par Statistique Canada, les familles monoparentales canadiennes sont en hausse d’un peu plus de 6 % par rapport au recensement de 2001. Elles représentent maintenant un peu plus du quart de l’ensemble des familles. C’est le pourcentage le plus élevé jamais enregistré. C’est cependant le nombre de familles monoparentales dont le chef est un homme qui a connu la plus forte augmentation, soit 14,6 % de plus qu’en 2001.

Fédération des associations de familles monoparentales et recomposées du Québec, 2009, p. 2

Ces chiffres sont à la fois alarmants et éloquents : la situation des couples et des familles est en rapide évolution; ces changements font éclore de nouveaux rôles pour les conjoints, de nouveaux liens entre parents et enfants et redéfinissent le rôle des pères. La recomposition des familles amène également son lot de complexités et de défis. Les trois quarts des familles recomposées vivent en unions libres (Ambert, 2005) et 3 fois sur 4, comprennent un beau-père, en référence à tous les enfants nés de la conjointe lors d’une union antérieure (Le Bourdais, Lapierre et Adamcyk, 2008). En 1995 par exemple, 11 % des enfants de parents divorcés vivaient en garde partagée alors que ce pourcentage avait grimpé à 29 % en 2003, soit plus du double en huit ans (Institut de la statistique, 2006). Soulignons que ce nombre serait plus élevé s’il tenait compte des unions libres. Tout cela affecte grandement les liens pères-enfants, surtout que de deux à trois ans après une rupture, la moitié des pères s’investissent dans une nouvelle union; après une période de dix à treize ans, le pourcentage monte à 85 % (Dubeau, Clément et Chamberland, 2005). C’est donc dire que plusieurs d’entre eux se retrouvent à s’occuper d’enfants qui ne sont pas les leurs et voient de moins en moins leurs enfants issus d’une union antérieure.

Un autre élément important à considérer : la garde des enfants. Selon Dubeau, Clément et Chamberland (2005), en 1988, les mères obtenaient dans 76 % des cas la garde des enfants, comparativement à 68 % en 1995; la situation semble cependant évoluer rapidement, car nous notons qu’en 2002, 50 % des mères obtenaient la garde unique. Lorsque les pères en font la demande, c’est généralement pour une garde partagée et, s’ils obtiennent la garde exclusive, c’est habituellement parce que la mère est jugée inapte (Ferland, 2004). Dans bien des cas, Deslauriers (2002b) suggère qu’il ne leur vient même pas à l’esprit de demander la garde. Soulignons par ailleurs que la garde partagée est plus répandue au Québec que dans le reste du Canada et qu’elle est également plus durable (Conseil de la famille et de l’enfance, 2008; Côté, 2007). Par contre, les unions sont de plus courte durée au Québec, ce que Côté commente ainsi : « La courte durée des unions conjugales dans le Québec contemporain a amené la mise en place de mécanismes sociaux et institutionnels permettant d’assurer la transition entre différents états familiaux, en particulier en ce qui a trait à la garde des enfants » (2007, p.10).

Les changements fréquents de l’état matrimonial amènent des modifications importantes dans la manière dont les pères transigent avec leurs enfants (Desrosiers, Juby et Le Bourdais, 1997). À ce sujet, les recherches sont unanimes : la période de temps suivant une rupture est déterminante dans l’engagement des pères. 75 % des enfants voient leurs pères régulièrement au cours des deux années après rupture alors qu’après cinq ans, 44 % les voient régulièrement, 32 % ne les voient qu’à l’occasion et 24 % n’ont plus de liens avec eux (Conseil de la famille et de l’enfance, 2008). Malgré la loi de 1970 visant le meilleur intérêt de l’enfant et malgré le fait qu’on préconise le partage des responsabilités, les juges accordent aux mères la garde unique des enfants dans 50 % des cas; alors, « les pères ont un deuil à faire de leur rôle parental » (Deslauriers, 2002b). Certains hommes se sentent alors dépossédés de leurs enfants (Allard, et collab., 2005). Il est bien démontré que les pères qui n’obtiennent pas la garde de leurs enfants perdent rapidement tout contact significatif avec eux (Marcil-Gratton, 1998, dans Allard, et collab., 2005). La recherche dans ce domaine suggère que des hommes qui valorisent la famille se retrouvent démotivés et que, dans de telles conjonctures, ils tentent plutôt d’investir dans une autre relation (Conseil de la famille et de l’enfance, 2008). D’autres recherches démontrent que les pères se désengagent à cause des conflits conjugaux, des difficultés d’adaptation après une rupture, des insatisfactions relatives aux accords de garde (Gaudet, Devault et Bouchard, 2005) et de leur sentiment d’incompétence en tant que pères (Bolté, et collab., 2002). Certains auteurs ajoutent à ces facteurs la pauvreté économique et le manque de soutien légal et social (Gaudet, Devault et Bouchard, 2005). Par contre, d’aucuns suggèrent que la garde partagée favorise le lien père/enfant, étant donné que le père passe alors du temps seul avec ses enfants (Gaudet, Devault et Bouchard, 2005).

Emploi et parentalité : arrimages difficiles

Toutes les recherches recensées reconnaissent que les contraintes liées à l’emploi rendent difficile l’organisation familiale, particulièrement en situation de tensions et de ruptures. Des facteurs comme les horaires de travail échelonnés sur vingt-quatre heures, sept jours par semaine (Boisvert, 1996), la précarité d’emploi et des périodes imprévues de chômage ou d’assistance sociale déstabilisent des relations conjugales et familiales déjà fragiles. Certains auteurs constatent que les hommes qui travaillent ont bien peu de choix entre les obligations de la paternité et celles du travail : travailler constitue une sécurité, une nécessité et une valorisation de leur identité (Dulac, 1993; 1997a). Le rapport 2007-2008 du Conseil de la famille et de l’enfance rapporte que les pères veulent passer plus de temps avec leur famille, mais ils ne peuvent pas nécessairement réduire leurs horaires de travail. Par contre, d’autres refusent des promotions ou modifient leurs horaires pour passer plus de temps en famille (Conseil de la famille et de l’enfance, 2008; Conseil permanent de la jeunesse, 2007). Pour beaucoup d’hommes issus de traditions où le fait d’être un bon père est synonyme de travailler fort, qu’advient-il des nouvelles demandes qui leur sont adressées en termes de partage de tâches et d’un engagement plus soutenu au sein de la famille? Les hommes doivent maintenant arrimer le rôle de pourvoyeur à celui « d’homme nouveau » (Forget, 2005; Gaudet et Devault, 2001). En outre, avoir un enfant signifie souvent qu’il faut travailler davantage pour combler les dépenses additionnelles. Certains auteurs ont même proposé des liens directs entre le fait d’avoir une famille et de travailler davantage (Deslauriers, 2002b; Dulac, 1997b). Ce phénomène est parfois plus présent dans certains milieux de travail que dans d’autres : plusieurs suggèrent que les pères qui oeuvrent dans des secteurs d’économie primaire maintiennent des valeurs plus traditionnelles de père pourvoyeur (Dubeau, 2002; Turgeon, 1989).

De plus, de nombreux employeurs n’accordent pas nécessairement la priorité à la conciliation travail-famille. Les hommes sont pris dans une organisation de travail souvent rigide, un horaire inflexible composé presque exclusivement de temps complet et des heures supplémentaires à accumuler (Conseil de la famille et de l’enfance, 2008; Conseil permanent de la jeunesse, 2007). Qui plus est, le temps exigé par le travail augmente : dans une étude de 2005 du CFE, les pères consacrent six heures de plus par semaine au travail et aux déplacements qu’il y a dix ans (Conseil de la famille et de l’enfance, 2008). Cela peut expliquer pourquoi, dans les études sur les pères engagés, on retrouve un plus grand pourcentage de professionnels, d’intellectuels et de travailleurs à forfait (Martin, 1997) alors que les pères possédant des emplois-cadres ne sont pas très présents, peut-être faute de temps.

Nous pouvons conclure de ces observations que les pères qui veulent être plus présents à leurs enfants doivent, entre autres, accepter le fait d’avoir des obligations familiales et tirer avantage des congés parentaux, et le faire aussi comprendre à leurs entreprises.

Les congés parentaux

De nombreuses études démontrent que le congé parental permet aux pères de créer des liens significatifs avec leurs enfants (Conseil de la famille et de l’enfance, 2008) et que le fait d’être présent dès les premières semaines suivant la naissance favorise l’engagement paternel (Forget, 1996; Olivier, 1994). En outre, cet engagement dure plus longtemps et procure un sentiment de compétence chez les pères concernés (Dubeau, Clément et Chamberland, 2005). Ce sentiment entraîne à son tour un engagement plus prononcé (Deslauriers, 2002b; Bolté, et collab., 2002). Malgré les efforts déployés par les gouvernements pour inciter les pères à utiliser les congés parentaux, les femmes sont encore majoritaires à s’en prévaloir. Pour l’année 2006, 12 % des congés ont été utilisés par les deux parents sur une période de 8 semaines, alors que dans 78 % des cas, seules les mères s’en sont prévalues. Dans 9,6 % des cas, ce sont seulement les pères qui en ont pris avantage (Conseil de la famille et de l’enfance, 2008). Entre 2001 et 2006, 88 % des femmes ont pris congé de leur emploi, comparativement à 45 % chez les hommes (Marshall, 2003, dans Beaupré et Cloutier, 2007). Soulignons que les pays scandinaves comme la Norvège et la Suède ont développé des congés exclusivement réservés aux pères; si ceux-ci ne les utilisent pas, ils les perdent (Marshall, 2003, dans Beaupré et Cloutier, 2007). Par ailleurs, il faut bien reconnaitre que d’autres facteurs entrent ici en considération, entre autres, le fait que l’homme soit encore souvent mieux rémunéré que la femme. Dans un tel contexte, si le père prend un congé parental ou quitte son emploi, la famille perd un revenu plus important. De surcroit, être plus présent à la maison amène le père à accomplir davantage de tâches parentales et domestiques. Même si pour lui l’accomplissement de ce type de tâches peut être source de fierté (Dulac, 1992), il ne lui procure pas nécessairement une valorisation reconnue. Pour cet ensemble de facteurs, le congé parental reste donc fort sous-utilisé par les hommes. Lorsqu’on cherche à en connaître les causes, outre la question financière et l’allaitement, on invoque les perceptions de l’entourage (parents ou amis) et de la conjointe. En effet, Dandurand (1996) démontre que celle-ci peut influencer de façon importante la décision du père de prendre ou non congé.

Pourtant, de nombreuses études démontrent que le père est aussi capable que la mère de prendre soin d’un enfant (Dubeau, Clément et Chamberland, 2005). L’engagement des hommes dépend de la perception qu’ils ont de la paternité et des valeurs qui y sont rattachées (Conseil de la famille et de l’enfance, 2008). Il va sans dire que le père constitue un agent de socialisation important, un modèle, et qu’il possède une influence importante sur ses enfants. Il est un des responsables importants du modelage de l’enfant et de la transmission des rôles (Dulac, 2005; Allard, et collab., 2005).

Impact de l’absence du père

Dans le contexte du développement sain des enfants, Lelièvre (1998) s’est intéressé à l’impact de l’absence des pères. Il a découvert par exemple que la violence chez les jeunes est reliée à différents facteurs comme la culture, la classe sociale, l’éducation, le groupe d’amis du quartier et de l’école, mais pas un seul de ces facteurs n’est aussi important que l’engagement paternel (Lelièvre, 1998). Depuis lors, d’autres auteurs se sont penchés sur la question et ont fait ressortir les conséquences du désengagement des pères sur le développement des enfants.

Voici certains des problèmes relevés dans la littérature sur le sujet de l’absence du père; ils portent principalement sur trois plans :

  • Les problèmes identitaires : un manque de confiance en soi, des difficultés à surmonter les obstacles, des difficultés à prendre sa place, des manques d’initiative et d’autonomie (Lanoue et Cloutier, 1996, dans Allard, et collab., 2005); Dumont et Paquette, 2008).

  • Les problèmes affectifs : des problèmes psychologiques, une faible estime de soi, des symptômes dépressifs, des difficultés à exprimer ses émotions (Dulac, 2005; Devault et Gaudet, 2003).

  • Des problèmes d’adaptation : des échecs scolaires, des problèmes relationnels, des problèmes de comportement (violence, délinquance, consommation, gestion de la colère) (Dulac, 1992; Dulac, 2005; Devault et Gaudet, 2003; Lelièvre, 1998; Deslauriers, 2002b; Bolté, et collab., 2001).

Sans vouloir proposer un lien de cause à effet entre tous ces problèmes personnels et sociaux et l’absence du père, nous constatons que les recherches accordent une grande importance à la présence des pères et relèvent la présence d’importantes conséquences à leur absence.

Toute la question entourant la paternité est intimement liée à celle de la santé et du bien-être des enfants. Les recherches sur l’apport des pères au développement de l’enfant sont plus récentes que celles portant sur les mères. En fait, il a fallu attendre le milieu des années 80 pour qu’un corpus suffisant permette aux chercheurs de discuter de l’apport du père. Cette nouvelle préoccupation accompagne la fragmentation des configurations familiales. Elle est aussi liée au regard porté sur les enfants et les jeunes et l’évolution de leurs problèmes, notamment l’augmentation des problèmes psychosociaux, troubles de comportement, décrochage scolaire, délinquance, suicide, etc.

Forget, 2005, p. 9

À l’opposé, plusieurs auteurs notent des conséquences positives à l’engagement paternel pour les enfants. Nous en mentionnons quelques-uns :

  • Une identité sexuelle moins stéréotypée, un meilleur développement social et intellectuel, une bonne adaptation scolaire (Dubeau, 2002);

  • Une socialisation mieux réussie (Allard, 2005);

  • Une différenciation des rôles, une complémentarité des rôles parentaux (Paquet, 2005; 2008).

Au cours des dernières années, les gouvernements de nombreux pays ont reconnu l’importance de l’engagement paternel, ce qui a donné suite à plusieurs initiatives. À titre d’exemple, dans un rapport intitulé Un Québec fou de ses enfants (1991) le gouvernement québécois insiste sur les liens essentiels entre les pères et leurs enfants (Gaudet et Devault, 2001). Entre 1997 et 2002, le ministère de la Santé et des Services sociaux inscrit la paternité dans les priorités nationales de santé publique (Conseil de la famille et de l’enfance, 2008). En 2001, toujours au Québec, une formation est offerte aux intervenants : Pères en mouvement, pratiques en changement (Direction de la santé publique de Montréal, 2001), laquelle a pour but de favoriser l’implication des pères dans la vie de leurs enfants. Enfin, dans sa politique de périnatalité 2008-2018, le ministère québécois de la Santé et des Services sociaux fait ressortir l’importance du rôle du père (Conseil de la famille et de l’enfance, 2008).

Du côté canadien, au début des années 2000, une enquête intitulée Sur le terrain des pères étudie les projets de soutien et de valorisation du rôle des pères au Canada, (Bolté, et collab., 2002). En 2004, une campagne publicitaire intitulée Mon père est important parce que…, fait la promotion de l’engagement paternel. Certains de ses objectifs visent à présenter une image plus positive des pères dans les médias et à proposer aux personnes qui élaborent et gèrent des programmes destinés aux pères une trousse à outils intitulée Papa : le plus beau métier du monde. La représentation des pères et leur engagement au sein de la famille sont présentés avec beaucoup plus d’éclat (Bolté, et collab., 2002; Gaudet et Devault, 2001). Ces initiatives gouvernementales ne constituent que quelques exemples démontrant qu’en insistant davantage sur l’engagement paternel, nos sociétés deviennent mieux informées et des changements s’opèrent sur le plan des comportements. Par contre, Dubeau, Clément et Chamberland (2005) soulignent que beaucoup de travail reste à faire en ce qui a trait au développement des services offerts aux hommes.

Bien que le Québec et l’Ontario soient les provinces à offrir des services propres aux pères (Ferland, 2004), de nombreuses lacunes restent à corriger (Conseil de la famille et de l’enfance, 2008). Plusieurs recherches soulignent, entre autres, que la socialisation des hommes fait en sorte qu’ils ne se sentent pas toujours concernés lorsqu’il est question des enfants (Conseil de la famille et de l’enfance, 2008; Dulac 2001, dans Forget, 2005). Des obstacles importants restent à franchir, et ce, dans plusieurs domaines. Voici ceux qui, dans la littérature, reviennent le plus souvent : le manque de volonté politique, les difficultés de financement, le manque de sensibilisation de la part de la population, la représentation des pères dans les médias, le manque de formation des intervenants ou des intervenantes, le manque de personnel formé pour les aider en temps de crise, un manque d’intervenants masculins, des heures d’ouverture et des horaires inflexibles (Forget, et collab., 2005; Dubeau, Clément et Chamberland, 2005). D’autres recherches démontrent que lorsque les pères ont besoin d’aide, ils s’adressent la plupart du temps à leur conjointe et ne consultent à peu près pas la famille ou les amis, et encore moins les services offerts (Devault et Gaudet, 2003), d’où l’importance d’adapter les services à la réalité des pères (Bolté, et collab., 2002). Ce qui ressort aussi des recherches consultées, c’est que les intervenants admettent être sensibles à la réalité des pères, mais ne changent pas nécessairement leurs pratiques (Ferland, 2004; Gaudet et Devault, 2001).

Par ailleurs, dans l’étude de Gaudet et Devault (2001), certains intervenants familiaux insistent sur le fait que les pères ont à développer davantage leurs compétences parentales et leurs habiletés personnelles et sociales. Ils doivent développer leur confiance en eux comme pères et définir leur identité paternelle (Gaudet et Devault, 2001, p. 5-6). En ce sens, ces auteurs proposent de repenser, par exemple, les cours prénataux et les services après l’accouchement (Conseil de la famille et de l’enfance, 2008). En fait, l’importance de l’engagement paternel doit être véhiculée par les intervenants tant dans les secteurs communautaires que publics et privés. À moyen terme, la culture sous-jacente à de telles pratiques renouvelées devrait se traduire dans le quotidien (Conseil de la famille et de l’enfance, 2008; Forget, et collab., 2005). De nombreuses recherches suggèrent que les jeunes parents, convaincus de l’importance de leur rôle, vont peut-être faire progresser la cause. À ce titre, le Conseil permanent de la jeunesse demande au gouvernement du Québec et à l’entreprise privée, avec la collaboration des jeunes travailleurs, de continuer à explorer différentes avenues comme les semaines de quatre jours, les horaires flexibles et les changements de mentalité dans les entreprises afin de faciliter la conciliation travail/famille (Conseil de la famille et de l’enfance, 2007).

Et dans la pratique?

Sur le terrain, plusieurs situations illustrent les rôles conflictuels des conjoints et les conséquences sur les enfants. Les exemples présentés ici, qui pourraient servir d’étude de cas dans des contextes d’intervention, démontrent les tensions des rôles et l’éclatement des valeurs de stabilité dans la conjoncture actuelle des familles.

  1. Fratrie séparée, fratrie divisée

    Dans certaines situations où les parents, séparés ou non, sont en conflits, les enfants deviennent eux aussi rivaux et reproduisent les contradictions dans lesquelles ils vivent. Par exemple, plusieurs se sentent forcés de privilégier la loyauté à l’un ou l’autre des deux parents. Les conflits engendrés par ces luttes rendent très difficile toute relation parentale harmonieuse, que ce soit sur le plan de l’identité, des liens de confiance, de la discipline ou de l’éducation. De nombreuses crises s’ensuivent, engendrant parfois des problèmes de santé mentale, des fugues, des révoltes contre l’un des parents, des problèmes scolaires, de la violence et, par ricochet, une exacerbation des conflits maritaux au sein des couples. Nous avons constaté que la loyauté envers le père devient très difficile dans plusieurs de ces situations.

  2. Le père vs le second conjoint?

    Dans d’autres situations, les parents sont séparés et la mère, qui a la garde des enfants, vit avec un nouveau conjoint. Qui plus est, les enfants du premier mariage ne voient pas souvent leur père. Dans plusieurs cas, ils ont tendance à idéaliser ce dernier et à avoir des attentes élevées envers lui. Par ricochet, ils vont peut-être boycotter la relation avec leurs mères et son conjoint actuel. Les tensions que cela amène sont élevées, de part et d’autre. Les mères se retrouvent avec des responsabilités additionnelles très lourdes; leurs conjoints actuels ne s’en mêlent pas nécessairement, leur rôle et leur statut étant des plus précaires. Le père, prisonnier de ses blessures et cherchant souvent à bâtir une autre relation, est peu présent. Le tout exacerbe les conflits qui ont souvent justifié la séparation. Pendant ce temps, les enfants manquent de liens significatifs avec leur père et la mère doit porter seule le fardeau de la discipline, de l’éducation et des problèmes personnels des enfants. Dans de tels contextes, les fêtes, les anniversaires et autres occasions spéciales peuvent constituer des moments de tensions exacerbées bien plus que de réjouissance.

  3. Cycle de violence et image paternelle

    Les parents se sont séparés parce que le père était violent. Les enfants ont vécu et ont toujours en héritage un idéal parental : pour certains, le père reste, malgré tout, un modèle; ils s’identifient à lui. Pour d’autres, le père est un vaurien qu’il ne faut plus voir et de qui il est essentiel de s’éloigner. De plus, des manifestations d’agressivité de la part du père envers l’ex-conjointe se poursuivent souvent après la séparation. Les familles en question vivent une grande instabilité, doivent déménager, se protéger et se retrouvent dans des situations de précarité (logement, amis, famille, éducation). La mère, sa famille, les intervenants, les juges ont tendance à proposer un jugement favorable à l’épouse. Les enfants se retrouvent avec un modèle de père absent et violent et se sentent abandonnés par leur père. Nous avons noté que plusieurs situations du genre sont susceptibles de mener les jeunes à des échecs scolaires, des problèmes de santé mentale, des tentatives de suicide, des fugues et, à plus long terme, à l’établissement de liens amoureux très difficiles à gérer, d’où un échec fréquent des futures relations.

  4. Quels modèles ont les pères séparés?

    Pour certains pères séparés, l’importance de leur rôle reste déterminante, peu importe si la relation maritale finit par une séparation. Certains de ces hommes ont eu un père présent et impliqué ou, encore, ont trouvé à un moment donné un modèle de père. Pour d’autres, c’est plus complexe parce qu’ils n’ont pas de modèle adéquat. Ils ne savent pas quelle place prendre ni comment la prendre, sans se désengager, sans ingérence indue. Trop souvent, les seuls modèles dont les enfants et les parents peuvent s’inspirer sont empreints de violence, de vengeance. D’où l’importance de proposer des modèles aux parents qui peuvent inspirer leur quotidien. Le fascicule Père à part entière avec enfants à temps partiel en est un excellent exemple; il présente les difficultés qu’un père séparé doit surmonter pour conserver un rapport sain avec ses enfants.

Ces quatre situations illustrent la complexité des problèmes que vivent les pères lorsque des conflits surviennent dans leur relation maritale. Face à des situations d’une telle complexité, les intervenants ou les intervenantes font face à des défis de taille et ne sont pas toujours outillés pour bien intervenir.

Quelques pistes d’intervention

Le recours à la famille élargie et à la communauté pourrait être davantage utilisé dans les situations de tensions et de problèmes. En effet, dans nos sociétés occidentales, les générations récentes s’en remettent principalement à deux parents, alors que la famille élargie pourrait dans plusieurs cas jouer un rôle plus important. Entre autres, cela pourrait revaloriser les rôles des grands-parents. Dans diverses cultures traditionnelles, l’enfant n’appartient pas à ses parents, mais à sa communauté. La communauté se sent une responsabilité vis-à-vis la prochaine génération. Cela change grandement le regard posé sur un conflit marital et sur le rôle des parents.

Dans plusieurs provinces, les seuls professionnels qui gèrent les séparations sont les avocats, et souvent, nous avons noté une approche conflictuelle bien plus que consensuelle venant de cette profession. Par exemple, le recours à la médiation conjugale pourrait être exploité davantage, bien avant la séparation, et même après. Décidément, la médiation a fait ses preuves au Québec comme ailleurs et cette pratique devrait être élargie à d’autres instances.

Sur le plan des services sociaux dans leur ensemble, il nous semble que des pratiques de convergence et d’harmonie entre les ressources devraient être privilégiées. Nous notons que dans de nombreux cas où les situations difficiles sont gérées à plusieurs niveaux et par plusieurs organismes, le tout se fait sans coordination et même avec des agendas distincts ou opposés. Les ressources devraient travailler ensemble plutôt que de vouloir à tout prix contrôler la situation chacune de son côté.

Les dimensions culturelles de l’intervention dans de tels contextes méritent une attention bien particulière. En effet, les tensions et séparations, les conflits conjugaux et parentaux, doivent tenir compte des valeurs des cultures en présence. Se séparer pour des nouveaux arrivants, pour des familles de seconde génération au Canada, ou pour des couples dont les convictions religieuses et spirituelles sont très importantes, prend des proportions bien plus grandes. Où vivront les enfants? Ici ou ailleurs? Quels seront les liens entre les pères et les enfants? Quel est le rôle des familles respectives dans les moments de crise? Quel modèle de médiation sera privilégié? Voilà autant de questions qui illustrent la complexité des séparations dans un contexte pluriculturel et pluriethnique.

En guise de conclusion

L’histoire nous démontre que le rôle des pères s’est transformé radicalement au fil des siècles. À divers moments, les pères de famille se sont investis dans le travail et dans divers lieux publics ou de loisirs alors que leur engagement au sein de la famille a énormément changé et continue d’évoluer rapidement. Aujourd’hui, tous aimeraient bien qu’ils reprennent un rôle capital en tant que pères, avec un nouveau « mandat ». Les parents agissent comme modèles et comme guides pour leurs enfants et le rôle des pères est essentiel. Tous le reconnaissent. Il ressort de nos recherches que depuis quelques décennies, les pères sont plus impliqués auprès de leurs enfants (Conseil de la famille et de l’enfance, 2008; Dulac, 2005). Les pères doivent servir de modèles à leurs enfants, leur apprendre à devenir de véritables citoyens; ils doivent en ce sens servir de modèles comme conjoints, parents, citoyens. Par ailleurs, les répercussions du désengagement paternel représentent un problème majeur dans nos sociétés occidentales. Ce fait attire de plus en plus l’attention des intervenants sociaux et des gouvernements. Les pères doivent prendre la place qui leur revient. Selon Dulac, ils ne devraient pas attendre qu’on les avise de le faire, mais plutôt aller de l’avant (1997a; 1997b). Les pères et les mères ont leur rôle respectif à jouer, à leur manière, selon leurs intérêts et leurs forces. Même si l’engagement d’un père séparé complexifie parfois l’éducation des enfants (ils se retrouvent à deux à avoir des croyances, des opinions et convictions sur ce que l’on doit faire et ce que l’on ne doit pas faire), l’équilibre peut se créer et favoriser ainsi un développement sain de l’enfant. Par contre, s’ils n’y arrivent pas, de tels conflits créent une grande source d’anxiété, tant chez les adultes que chez les enfants. Ces derniers se retrouvent pris dans des conflits de loyauté et agissent même parfois comme confidents de leurs parents. Décidément, toute intervention doit tenir compte des rôles essentiels des deux parents, peu importe leurs relations conjugales.

Nous concluons sur deux commentaires qui dépassent la littérature recensée :

  • Dans un premier temps, nous avons constaté que beaucoup d’auteurs négligent les facteurs de pauvreté et d’inégalités sociales ou culturelles de même que les nombreuses pressions de rôles que les pères subissent actuellement. Tous les auteurs s’accordent : afin que les pères soient plus présents auprès de leurs enfants, il faut qu’ils soient appuyés par des infrastructures gouvernementales, des politiques familiales, culturelles et sociales en vue de pouvoir jouir d’un rapport sain avec leurs enfants. En ce sens, les pays scandinaves nous semblent apporter un regard intéressant sur la problématique.

  • De surcroit, il nous semble que les couples et les sociétés qui ont intégré des pratiques de complémentarité et d’harmonie (Gibran, 1956) et des valeurs spirituelles de pardon et de compassion (Jampolsky, 1999; Sri Chinmoy, 2004; Fabre, 2007) se sortent grandies de situations possiblement conflictuelles et explosives telles celles que nous vivons présentement au sein des couples qui se séparent et qui s’entredéchirent. De nombreuses thérapies basées sur le pardon et la réconciliation (Forgiveness Therapy) ouvrent des portes fort prometteuses en ce sens. Dans ce contexte, le recours à d’autres valeurs qui nous invitent à transcender les conflits interpersonnels et de couples nous semble essentiel à un retour vers des pratiques de justice, d’harmonie, d’équilibre des rôles au sein des couples et des familles. Il y aurait lieu en ce sens de nous inspirer d’autres cultures et sociétés où ces pratiques sont valorisées.