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Depuis une vingtaine d’années en Amérique du Nord, et plus récemment en France, l’université contemporaine est entrée dans une phase accélérée de transformations. Que ce soit au nom de la concurrence internationale dans le champ de l’éducation, de la mondialisation de l’économie capitaliste, de la société du savoir, de l’idéologie de la performance ou de la crise des finances publiques, l’heure est désormais à la gestion managériale des universités. En guise d’exemple, évoquons seulement la concurrence féroce que se vouent les établissements d’enseignement supérieur pour le recrutement des étudiants, et ce, tant à l’échelle nationale qu’internationale[1]. Le langage entrepreneurial utilisé au sein des administrations universitaires, et qui tend désormais à se propager à l’ensemble des acteurs de l’institution (Giroux, 2006), est tout aussi évocateur : les étudiants sont des « clients » et des « effectifs scolaires » qu’il faut gérer, les professeurs deviennent des « employés », les diplômés des « produits »; on parle de moins en moins de connaissances, mais plutôt de « qualifications » et de « compétences ».

En corollaire, c’est la vocation même de l’université qui se transforme. D’une institution, lors de sa modernisation dans les sociétés européennes, conçue comme lieu privilégié de réflexions critiques, de débats politiques sur les finalités poursuivies par la société et de synthèse des connaissances dans une perspective d’objectivité et d’universalité de la démarche scientifique (d’où elle tire d’ailleurs son nom), l’université est aujourd’hui en passe de devenir une organisation au même titre que l’entreprise privée, c’est-à-dire un agent pleinement actif du développement de l’économie capitaliste et de l’innovation technologique, entièrement orientée sur les moyens plutôt que sur les fins, en un mot, une entité sociale de plus en plus assujettie à l’utilité, à l’efficacité et à l’effectivité opérationnelle[2]. À titre d’illustration : l’attribution des subventions publiques de recherche a de plus en plus partie liée à la commercialisation potentielle des résultats, quand ce n’est que certaines recherches universitaires sont désormais entièrement financées par des intérêts privés[3]. De même, on note la multiplication de programmes spécialisés aux premiers cycles, « professionnalisants » et « qualifiants », au détriment des formations générales. L’employabilité du travailleur devient le leitmotiv contre la visée éthique et politique de l’autonomie individuelle du citoyen à laquelle se destinait pourtant la mission universitaire. Aussi, ce tournant économiciste de l’université — tant dans sa dimension administrative que dans sa dimension vocationnelle d’enseignement et de recherche — a-t-il été dénoncé par plusieurs universitaires au cours des dernières années : le monde de l’enseignement supérieur et de la recherche universitaire ferait « naufrage », en voie d’être totalement assujetti à une gestion technocratique du social (Freitag, 1995); l’université n’offrirait plus aucune liberté ni autonomie de réflexion normative et cognitive (Gagné, 1999; Crozier, 2000); et parce que le langage de la performance qui s’y répand est un véritable « newspeak, au sens orwellien du terme, c’est-à-dire un instrument de contrôle de la pensée », le monde universitaire serait en train de « vendre son âme » (Giroux, 2006). La notion de performance est par ailleurs moins entendue en termes de réussite scolaire ou de transmission effective de connaissances et de qualifications qu’en termes de compétitivité, notamment des établissements d’enseignement supérieur. Elle est quantifiée et mesurée par le recours à des critères observables (Freitag, 1995; Giroux, 2006), tels que le nombre de diplômés qui s’insèrent en emploi, la quantité de prix Nobel obtenus par le corps professoral, le montant total de subventions de recherche octroyées aux enseignants chercheurs, le nombre d’accords interuniversitaires signés avec des établissements étrangers renommés… autant de « résultats concrets » auxquels aboutit l’offre de « services éducatifs » d’une université donnée. En outre, la propagation du lexique de la performance dans le monde de l’enseignement supérieur et de la recherche est sans doute le signe par excellence de son économicisation, c’est-à-dire du remplacement progressif de la réflexion sur les enjeux politiques et sociaux de notre temps par les préoccupations qui ressortissent à un raisonnement strictement économique (Rist, 2007).

Si le glissement d’une vocation normative et critique à une mission instrumentale et à une gestion économiciste de l’université semble être une tendance globale, observée à la fois au sein des sociétés occidentales et dans les pays dits en développement ou en émergence[4], il prend toutefois des allures singulières selon les contextes régionaux et nationaux de même que selon les établissements d’enseignement. On peut en effet supposer que le processus de construction « par le haut » d’un vaste espace européen de l’enseignement supérieur, les traditions nationales de financement des universités, l’histoire de la coopération éducative entre les anciennes colonies et leur puissance colonisatrice, la vitalité économique de l’espace national ou régional dans lequel se trouve l’université, le rôle traditionnel des universités dans le maintien et la transmission de la langue vernaculaire, de la culture locale et de la construction de la Nation… sont autant de facteurs sociohistoriques, au demeurant non exclusifs, qui infléchissent les modes d’appropriation locale et teintent de façon particulière les conséquences d’une tendance plus globale à la technicisation et à la gestion managériale des universités.

L’objet de cet article consiste à identifier et à analyser les traductions prises par cette mouvance générale dans le contexte spécifique de la minorité francophone de l’Ontario, plus spécifiquement quant à l’accès des étudiants francophones à l’enseignement supérieur. Au sein de cette province canadienne à majorité anglophone, l’accès aux études postsecondaires et aux échelons économiques et politiques supérieurs de la société se caractérise en effet par une grande disparité historique entre anglophones et francophones (Allaire et Toulouse, 1973; Mougeon et Heller, 1986; Welch, 1993). Malgré l’obtention de plusieurs acquis — non au prix de luttes sociales et politiques acharnées — les jeunes francophones de l’Ontario font, encore aujourd’hui, partie des catégories étudiantes qui rencontrent le plus d’obstacles à leur accès aux études supérieures (Rae, 2005, p. 6).

Est-ce que les politiques du gouvernement de l’Ontario en matière de financement de l’enseignement, qui s’inscrivent dans un mouvement global de restructuration de la vocation de l’enseignement supérieur et de son financement à l’échelle internationale, favorisent l’accessibilité des jeunes Franco-Ontariens à des études postsecondaires? Afin de répondre à cette interrogation, il sera d’abord rappelé la configuration sociohistorique et politique particulière qui a concouru à faire du champ de l’éducation un enjeu de lutte primordial — notamment pour les classes moyennes francophones — dans la production et le maintien d’une culture et d’une langue françaises en Ontario. Nous montrerons ensuite en quoi l’institution qu’est l’université est aujourd’hui traversée, dans ce milieu minoritaire, d’une tension contradictoire entre une mission culturelle qui se traduit par la contribution au développement de la francophonie et une mission économique qui consiste à répondre aux besoins du marché. Enfin, nous jetterons un éclairage sur le paradoxe qui résulte des politiques de financement de l’enseignement supérieur en Ontario entre l’injonction politique à une formation postsecondaire au nom de la prospérité collective et l’individualisation de l’investissement dans sa réussite scolaire et professionnelle. Nous verrons que ce paradoxe a des effets pervers quant à l’accès aux études postsecondaires des jeunes Franco-Ontariens et qu’il affecte ultimement leur processus d’acquisition de l’autonomie. Au-delà, c’est à une interrogation sur la fonction de l’université en contexte de minorité culturelle et linguistique à laquelle nous souhaitons, bien que tout modestement, convier le lecteur.

Les réflexions exposées ici sont issues du croisement de plusieurs matériaux d’enquête : l’analyse de politiques et de discours de gouvernements et d’administrations des universités en matière d’accès et de financement de l’enseignement supérieur au Canada et en Europe[5]; les résultats d’un sondage effectué auprès d’étudiants originaires de contextes minoritaires francophones du Canada (Pilote et collab., 2007-2011)[6] ; et une enquête exploratoire portant sur les modalités d’accès et les conditions de la poursuite de leurs études universitaires par de jeunes Franco-Ontariens (Comtois, 2007). Cette dernière enquête a été réalisée en 2006-2007 auprès de cinq jeunes francophones originaires de l’Ontario (trois femmes et deux hommes âgés de 18 à 25 ans) inscrits à temps plein au premier cycle à l’Université d’Ottawa et occupant parallèlement un emploi rémunéré d’au moins dix heures par semaine[7]. À partir d’entretiens semi-dirigés, la recherche montre que les conditions structurelles dans lesquelles les étudiants franco-ontariens sont tenus de poursuivre des études postsecondaires donnent à voir des obstacles qui les incitent à multiplier les ressources et les stratégies pour la poursuite de leurs études jusqu’à l’obtention de leur diplôme. Les extraits d’entretiens qui ponctuent cet article permettent d’illustrer quelques-uns des effets de ces logiques structurelles aujourd’hui à l’oeuvre sur les principaux acteurs concernés.

L’éducation de langue française en Ontario : lieu historique de luttes et de revendications

Jusqu’aux années 1960, et en dépit des nombreuses luttes menées par les militants francophones[8], le réseau des écoles primaires de langue française en Ontario demeure faible, sous-financé, et ne paraît pas en mesure de freiner le processus d’assimilation à la majorité anglophone. L’éducation secondaire, quant à elle, est privée et donc plus onéreuse et seuls les jeunes issus de l’élite francophone y ont accès. Les enfants des couches sociales moins privilégiées tendent alors à mettre fin à leur scolarisation ou se tournent vers les écoles secondaires de langue anglaise, non sans y connaître un fort taux d’abandon étant donné les difficultés d’étudier dans une langue seconde (Churchill et collab., 1985; Frenette et Quazi, 1990). De nombreuses familles francophones d’origine ouvrière, prenant acte d’un environnement majoritairement anglophone, se tournent dès le primaire vers le système d’enseignement de langue anglaise, afin d’offrir à leurs enfants une éducation apparemment mieux adaptée aux réalités du marché du travail et plus susceptible d’ouvrir la voie à une mobilité sociale ascendante (Allaire et Toulouse, 1973; Mougeon et Heller, 1986).

C’est vers la fin des années 1960 qu’on observe un véritable tournant en matière de scolarisation en langue française en Ontario. D’une part, la modernisation de l’État qui a cours tout au long de cette décennie dans la plupart des provinces, et plus particulièrement celle qu’on qualifiera de Révolution tranquille au Québec (Juteau-Lee et Lapointe, 1983), provoque le fractionnement de l’identité canadienne-française jusque-là principalement organisée autour de l’Église catholique[9]. Ce mouvement de laïcisation aura une double conséquence : celle, d’abord, de faire s’évanouir le caractère culturel et prépolitique jusque-là au fondement de l’identité francophone canadienne; celle, ensuite, de faire de la province, du moins dans les champs de juridiction qui lui sont réservés par la constitution canadienne, le cadre désormais privilégié de l’action. À travers le prisme de l’État provincial, les francophones hors Québec deviennent des minorités dont les paramètres identitaires sont, dès lors, à reconstruire. Par ailleurs, la population francophone ontarienne, de même que la population canadienne en général, se diversifient sous les effets conjugués de l’industrialisation, de l’urbanisation et de l’accroissement et la diversification de l’immigration internationale. Les rapports sociaux se transforment et les questions linguistiques et culturelles prennent un nouveau relief[10], ce qui donne lieu à une série de changements législatifs à l’échelle tant canadienne que provinciale. Parmi les plus significatifs, notons, en 1968, l’adoption de la Loi 141 par le gouvernement ontarien, laquelle stipule enfin l’octroi d’un financement public aux écoles secondaires de langue française. De même, la promulgation en 1969 de la Loi sur les langues officielles par le gouvernement canadien s’accompagne d’un financement substantiel accordé aux provinces dans le but de revaloriser les institutions et les services de langue française à travers le pays.

Ces conditions favorables au développement d’un enseignement de langue française ne s’accompagnent toutefois pas d’un consensus intégral au sein de la communauté francophone de l’Ontario. La modernisation a donné naissance à une nouvelle classe moyenne de francophones instruits et urbanisés qui cherchera à utiliser l’État ontarien afin de s’arroger les mêmes droits et ressources que les anglophones (dont celui de disposer d’établissements d’enseignement entièrement en français et gérés de façon autonome). L’école deviendra pour elle une puissante stratégie de mobilité sociale et de redéfinition d’une identité collective — nous l’avons mentionné — en mal de repères. Elle s’opposera par le fait même aux classes bourgeoise et ouvrière francophones qui, bien que pour des raisons différentes, privilégient des écoles secondaires bilingues[11]. Pendant ce temps, on assiste à une plus grande valorisation du bilinguisme du côté de la classe moyenne anglophone, ce qui incite plusieurs familles à confier leurs enfants au réseau francophone. Par conséquent, lorsqu’un réseau scolaire entièrement francophone et autonome devient effectif à partir des années 1970, on retrouve au sein des écoles franco-ontariennes des élèves qui parlent des formes variées de français, qui le maîtrisent de façon différenciée et qui ont des niveaux différents de bilinguisme et de plurilinguisme. Face à leurs difficultés d’apprentissage[12], certains étudiants de langue maternelle française choisissent de joindre le système anglophone pendant que d’autres, devant la gamme plus restreinte de programmes d’enseignement supérieur en français, préfèrent s’orienter dès le secondaire vers une école de langue anglaise afin d’acquérir les compétences linguistiques favorables à leur admission et à leur réussite future dans un programme postsecondaire anglophone. Il s’avère au final que malgré l’existence d’un système d’enseignement de langue française en Ontario, celui-là ne parvient que difficilement, dans un contexte majoritairement anglophone, à freiner les transferts linguistiques vers l’anglais (Bernard, 1997).

Ce petit détour historique peut aider à comprendre les raisons pour lesquelles, malgré l’ouverture du campus Glendon de l’Université York et la fondation des universités laïques à Sudbury (Université Laurentienne) et à Ottawa (Université d’Ottawa) durant la décennie 1960[13], les étudiants de langue maternelle française originaires de l’Ontario accèdent encore aujourd’hui aux études supérieures dans une moindre mesure que leurs camarades anglophones. L’Office des affaires francophones (2005) relatait, à partir des données du recensement de 2001, que les jeunes Ontariens francophones âgés de 20 à 24 ans « qui poursuivent leurs études au niveau postsecondaire sont relativement moins nombreux à aller à l’université que l’ensemble des jeunes appartenant au même groupe d’âge (47,7 % comparativement à 55,3 %) ». Les étudiants francophones inscrits à l’Université d’Ottawa proviennent majoritairement de milieux familiaux culturellement favorisés. Si l’Université d’Ottawa ne récolte pas de données sur l’origine socioéconomique des parents de sa population étudiante, les résultats de notre enquête nous informent en effet que 58 % des répondants franco-ontariens ont au moins un de leurs parents qui détient un diplôme universitaire en 2008 contre 42 % dont les deux parents n’ont aucune formation universitaire (Pilote et collab., 2007-2011).

L’enseignement supérieur en Ontario français : logique néolibérale ou défense de la francophonie?

La Loi 158 de laProvince de l’Ontario, qui marque la constitution de l’Université d’Ottawa en tant qu’établissement laïc en 1965, confirme, par le biais de l’article 4 (c), son mandat de « favoriser le développement du bilinguisme et du biculturalisme, préserver et développer la culture française en Ontario ».

Cet énoncé d’intention trouve aujourd’hui une réponse favorable parmi les étudiants francophones de l’Ontario puisque cet établissement d’enseignement supérieur est de loin leur premier choix parmi les universités ontariennes[14] (GTPSF, 2007, p. 21). À l’exception d’un répondant qui s’est inscrit dans un programme bilingue, les autres étudiants que nous avons rencontrés en entretien ont indiqué avoir fait le choix de cette université en fonction de la possibilité d’y étudier en français, même s’il fallait pour cela, notamment pour les jeunes originaires du Nord de l’Ontario, quitter le domicile familial :

« Ben, c’est le plus proche d’où est-ce que je venais, puis c’est une des seules qui a l’enseignement en français […] Je voulais absolument étudier en français » (Nicole).

« J’aurais pu aller à l’Université Saint-Boniface au Manitoba si j’avais voulu ou aller au Québec mais je peux pas vivre au Québec. […] À cause que j’identifie avec la francophonie ontarienne, puis je suis fier d’être franco-ontarien et puis je me suis dit si je vais au Québec, ça se peut que je revienne jamais en Ontario » (Michel).

Toutefois, les idées néolibérales mises en application par le Parti conservateur de Mike Harris, lorsqu’il arrive au pouvoir en 1995, auront raison de la coexistence apparemment féconde[15] des deux langues officielles au sein de l’institution. Opérant un véritable tournant dans la gestion des affaires publiques, avec pour leitmotiv la restructuration du secteur public à la lumière du modèle privé[16], l’État ontarien procède alors à une série de compressions budgétaires. Dans le secteur de l’enseignement supérieur, cela aura entre autres pour conséquence d’inciter les administrations des universités à se rabattre sur le financement perçu par les inscriptions des étudiants, et donc à accroître le nombre d’admissions — dans un bassin de population, faut-il le rappeler, à majorité anglophone. Bien que le nombre absolu d’étudiants francophones au sein de l’Université d’Ottawa (tout cycle confondu) n’ait jamais été aussi élevé de l’histoire de l’institution, la décennie 1995-2005 a vu décroître de façon sérieuse leur représentativité proportionnelle. Pendant que pour l’année universitaire 1995-1996, les francophones composaient 38 % du corps étudiant contre 62 % d’anglophones, les proportions sont respectivement passées à 30,9 % et à 69,1 % en 2005-2006 (GTPSF, 2006, p. 23).

À ces contraintes financières s’adjoint, toujours pour le cas particulier de l’Université d’Ottawa, l’absence de suivi du plan de développement des programmes et des services en français de 1991. Dans son État des lieux des programmes et services en français préparé en 2006, le Groupe de travail sur les programmes et services en français[17] (GTPSF, 2007, p. iv) estime que seuls 23 % de l’ensemble des programmes de premier cycle permettent aux étudiants de réaliser la totalité de leurs études en français. Aux cycles supérieurs, le répertoire en français est encore plus limité avec seulement neuf disciplines proposant des programmes uniquement en français contre 61 offrant des programmes strictement en anglais (GTPSF, 2006, p. 13). Aussi, selon les données de notre sondage, près de 40 % des Franco-Ontariens étudiant à l’Université d’Ottawa disent puiser ou avoir puisé dans les banques de cours de langue anglaise pour compléter leur formation et 52,3 % sont d’avis qu’il y aurait place à améliorer l’offre de cours en français (Pilote et collab., 2007-2011). Les jeunes interviewés abondent aussi dans ce sens :

« En sciences, il y a un certain nombre de cours que j’ai fini par prendre en anglais, pas que… Au moins, je suis chanceuse, j’avais le choix de faire tout mon bac au complet, sciences politiques et sciences biomédicales en français, mais la variété de cours n’est pas très intéressante en français en sciences […]. Donc, j’ai fini par prendre des cours en anglais » (Stéphanie).

« C’est bilingue, entre guillemets… C’est-à-dire que t’as des cours en français avec des livres en anglais ou tu peux pas faire tout ton bac dans ta langue maternelle parce que pas tous les cours s’offrent en français. Donc, c’est une frustration pas mal grande… » (Michel).

« J’ai commencé en français avec un programme en anglais et en français, mais j’aimais tellement pas la structure des programmes des cours en français alors j’ai, je m’ai gardé seulement dans les cours en anglais » (Martin).

Au-delà de la déception ressentie devant les maigres possibilités de réaliser la totalité de leur formation en français, c’est la variété des langues françaises qui a posé problème à quelques étudiants, notamment pour la compréhension orale. Si les observations de Heller (1994) au sein des écoles primaires et secondaires francophones de l’Ontario ont révélé des inégalités de compétences linguistiques entre les élèves et des luttes entre groupes sociaux pour la valorisation différenciée des français vernaculaire et scolaire, les difficultés de compréhension manifestées par certains étudiants à leur arrivée à l’université, « surtout [d]es professeurs qui ne venaient pas d’Ottawa, ils venaient de la France ou de l’Afrique » (Chantal), rappellent également la pluralité (hiérarchisée) des ordres linguistiques et culturels existant au sein de l’Ontario français. Chantal, qui est originaire d’une petite ville du Nord de la province et qui se trouve pour la première fois de sa vie soumise à d’autres formes de français oral, préférera poursuivre son cursus en anglais. Nicole, de son côté, échoue à deux reprises l’examen de français exigé pour l’admission au programme de traduction, ce qui la conduira vers un programme de baccalauréat général. Ces expériences montrent que les enjeux liés à l’éducation universitaire de langue française en contexte minoritaire sont complexes : ils ne se réduisent pas à la seule question d’une offre quantifiable de programmes, mais renvoient à des rapports sociaux de force antérieurs et à des procédés de hiérarchisation des diverses variétés de français.

Des inquiétudes manifestées publiquement quant au recul du français à l’Université d’Ottawa ont conduit l’institution à lancer, en 2005, son exercice de Planification scolaire stratégique Vision 2010 dans lequel elle mise de « Jouer un rôle de leadership en ce qui concerne les langues officielles » et d’être un « leader auprès de la francophonie canadienne et mondiale » (Vision 2010, 2005, p. ii-1). Parmi les initiatives annoncées, celles d’étendre l’offre de programmes en français et d’accroître les effectifs d’étudiants francophones font partie des priorités. Depuis, l’Université d’Ottawa a, à l’instar de la majeure partie des établissements d’enseignement supérieur et des gouvernements tant canadiens qu’étrangers, intensifié ses activités de recrutement. Dans son cas, ses efforts se concentrent particulièrement sur les bassins francophones de l’Ontario, du Québec, des autres provinces canadiennes et des pays de la francophonie internationale. Les diverses mesures ainsi déployées sont de nature hétéroclite et ont des degrés variables de rayonnement et d’intensité, partant de l’envoi « d’affiches dans toutes les écoles canadiennes » jusqu’à la « publicité dans les journaux », en passant par des « campagnes d’appels téléphoniques par des ambassadeurs-étudiants, des professeurs, des directeurs, des doyens et le recteur », ou encore par l’« envoi d’une trousse d’information aux meilleurs candidats (90 % et plus de moyenne) ainsi que d’une carte de Noël signée par les doyens » (GTPSF, 2006 : Annexe II). Ces initiatives s’inscrivent dans une conjoncture favorable où l’augmentation des effectifs (étudiants en général et francophones en particulier) fait également partie des intentions de l’État ontarien — nous aborderons plus loin la rhétorique performative de ce dernier — et s’accompagnent d’une multitude de dispositifs de financement. En effet, les pouvoirs publics et les établissements d’enseignement supérieur de l’Ontario viennent remplir un manque à gagner depuis la création du Programme de bourses pour étudier en français en 1975-1976 en mettant sur pieds, depuis 2003-2004, de nombreuses subventions destinées aux étudiants — peu importe leur provenance géographique — s’inscrivant dans des programmes de langue française en Ontario : 200 Bourses de la francophonie de 1 000 $ chacune, 5 Bourses du Concours national d’art oratoire de 20 000 $ chacune, 200 Bourses d’études en immersion en cours d’études de 1 000 $ chacune, etc. (GTPSF, 2006, p. 19).

Quels effets ces vastes campagnes de recrutement et de financement pourront-ils avoir sur les autres bassins d’étudiants, en l’occurrence francophones, nationaux et internationaux? Tout bien considéré, l’heure est à la concurrence dans le champ de l’enseignement supérieur. L’évaluation de la qualité d’une université se fait désormais à l’échelle internationale, comme l’indique d’ailleurs la vive attention que vouent les administrateurs universitaires aux classements mondiaux des universités[18]. En outre, avec la tendance actuelle à l’indexation des formations et de la recherche universitaires aux besoins des entreprises et des États — que les appels à la décentralisation des systèmes d’éducation et à l’autonomie des universités servent à encourager (Hirtt, 2008) — la qualité et la performance d’un établissement d’enseignement supérieur sont de plus en plus étroitement interconnectées à la vitalité économique de l’environnement immédiat dans lequel il se trouve. La concurrence entre les universités ne s’exerce donc pas uniquement dans le champ de l’enseignement supérieur. Aussi, les vastes campagnes de recrutement intensif d’étudiants par les États et les établissements d’enseignement supérieur, à moins qu’elles ne s’accompagnent de mesures pour favoriser un retour, peuvent avoir pour conséquence de nourrir l’exode des populations jeunes et éventuellement qualifiées originaires de régions ou de pays moins prospères culturellement et économiquement. Dans le cas des universités de l’Ontario français, la vocation culturelle, qui consiste à participer au développement de la francophonie locale, nationale et internationale, risque potentiellement d’entrer en conflit avec la vocation instrumentale (augmenter le nombre d’étudiants aux études supérieures afin de rester dans la course à la compétitivité), si pour cela elles se voient contraintes d’aller puiser toujours davantage dans les autres bassins francophones canadiens et internationaux[19]. Même si l’ampleur des inégalités Nord-Sud dans le paysage international de l’enseignement supérieur rend la question de l’exode des cerveaux plus saillante pour les pays émergents[20], l’assujettissement général des systèmes éducatifs au diktat du capital industriel et de l’innovation est susceptible d’exacerber également cette préoccupation dans les milieux francophones minoritaires du Canada.

L’injonction aux études postsecondaires en Ontario à l’ère de l’« économie du savoir » [21]

Lorsqu’il arrive au pouvoir en 2003, le Premier ministre de l’Ontario, M. Dalton McGuinty, du Parti libéral, mandate M. Bob Rae afin de formuler des « stratégies pour améliorer l’enseignement supérieur » (Rae, 2005, p. 1). Les recommandations sont publiées en février 2005 et aboutissent au plan d’action du gouvernement McGuinty Vers des résultats supérieurs. Le Premier ministre, « conscient que dans l’économie d’aujourd’hui axée sur le savoir, l’éducation est la condition préalable de la prospérité », annonce alors un investissement massif dans l’enseignement supérieur qui vise en priorité l’amélioration de son accessibilité aux étudiants ontariens, tout particulièrement pour les « groupes sous-représentés […], ce qui inclut les francophones, les Autochtones, les personnes ayant un handicap et les personnes qui sont les premières dans leur famille à faire des études collégiales ou universitaires » (Vers des résultats supérieurs, 2005). Ainsi, la course aux étudiants, qui s’accompagne par ailleurs ici d’une volonté d’égalité d’accès et d’un recrutement ciblé, n’est plus justifiée par la nécessité de recourir aux rétributions des étudiants après les compressions sauvages du gouvernement conservateur — même si la diminution des dépenses de l’État en matière d’enseignement supérieur continue d’être dénoncée par les administrateurs universitaires. Désormais, le maître mot derrière l’accroissement des effectifs est celui de « l’économie du savoir ».

Bien qu’au Canada, le rôle des universités dans l’économie mondialisée connaît depuis une bonne dizaine d’années une importante reconfiguration en raison d’investissements massifs de la part du gouvernement fédéral dans le domaine de la recherche et du développement[22], la rhétorique de l’économie du savoir y trouve son incarnation la plus récente dans la déclaration conjointe signée le 15 avril 2008 par le Conseil des ministres provinciaux et territoriaux de l’Éducation du Canada : « L’Éducation au Canada — Horizon 2020 reconnaît le lien direct entre une population instruite et (1) une économie prospère, basée sur le savoir pour le XXIe siècle, (2) une société ouverte, égalitaire et progressiste et (3) des opportunités accrues de croissance personnelle pour tous les Canadiens et Canadiennes »[23]. Ce discours de valorisation des études postsecondaires, voire de sommation à l’obtention d’un diplôme de niveau universitaire, n’est pas sans se répercuter dans l’ensemble des sphères de la société, y compris sur les représentations des étudiants et de leur famille :

« Ben, tu peux pas aller nulle part maintenant sans études, donc t’as pas le choix d’y aller pareil puis dans le domaine que je veux aller, ben c’est sûr que t’en as besoin, là, puis t’as pas de porte de sortie que tu peux prendre. Je trouve que les emplois d’aujourd’hui demandent des diplômes ou toutes des certificats, quoi que ce soit, puis si t’en n’as pas, je trouve que t’es limité dans ce que tu peux faire. […] Tant qu’à moi il n’y a pas de différence entre quelqu’un qui a un diplôme puis qui a pas un diplôme parce que les deux ont des capacités individuelles […] mais c’est que les employeurs aujourd’hui ils demandent pour ça. T’as pas le choix d’en avoir » (Nicole).

Le caractère nécessaire des études universitaires[24] — lesquelles sont garantes, dans les discours, de l’employabilité et donc d’une insertion réussie sur le marché du travail — n’est évidemment pas un avis exclusivement partagé par les jeunes francophones de l’Ontario. Il peut cependant affecter de façon particulière les populations visées par les mesures de recrutement intensif des autorités publiques. Les cadres régulateurs et les discours mis en place afin de favoriser l’accès à l’enseignement supérieur du plus grand nombre laissent songeur quant à l’influence légitime que peuvent avoir ces « opportunités » institutionnelles sur le choix judicieux de carrière des étudiants. Tous les jeunes n’ont pas des aspirations professionnelles en adéquation avec une formation de niveau universitaire ou avec une formation de deuxième et de troisième cycle — à laquelle incite pourtant fortement la tendance actuelle à l’inflation des titres scolaires (Bone, 2002). De fait, certains étudiants que nous avons rencontrés remettent en cause le bien-fondé de la formation universitaire dans laquelle ils sont engagés :

« J’avais toujours compris que l’université était pour apprendre à penser et non apprendre des faits ou rien, comme ça, mais définitivement, là je comprends maintenant à la fin de mon bac et avoir aucune job enlignée avec ça, et savoir qu’il faut que je fasse d’autres études si je veux me rendre et avoir d’autres postes qui m’intéressent, fait que… […] Je trouve ça… Le bac m’apporte beaucoup au niveau individuel et au niveau de comment je pense, au niveau de comment j’approche… de juste comprendre le monde qui m’entoure, mais c’est… c’est quand même très, très, très, très cher pour ensuite, comme je disais, te… si tu veux un emploi qui paye, bien va au collège » (Stéphanie).

Il s’agit par ailleurs d’une contradiction délicate à laquelle les États feront face tôt ou tard entre la promotion de la massification de l’accès à une formation supérieure pour répondre aux besoins en main-d’oeuvre hautement qualifiée et, parallèlement, la difficile nécessité — parce qu’ils sont sous-payés — de pourvoir les emplois à plus faible niveau de qualification, pourtant en hausse constante dans la majeure partie des pays les plus technologiquement avancés (Hirtt, 2008)[25].

Plus encore, pour plusieurs étudiants, ce sont des ressources financières suffisantes qui manquent à l’appel. En Ontario, également dans la foulée des recommandations du Rapport Rae, le Régime d’aide financière aux étudiantes et étudiants de l’Ontario (RAFEO) s’est vu réformé en faveur de la diminution du niveau de contribution attendue des parents et de l’augmentation des plafonds d’emprunt. Les intentions du gouvernement ontarien derrière cet « assouplissement » des conditions d’admission aux prêts du RAFEO, à défaut de réduire concrètement le fardeau financier des étudiants, ont l’avantage d’être claires : « Il vous appartient (ainsi qu’à votre famille, le cas échéant) d’assumer les coûts de base de vos études postsecondaires »[26]. Malgré la mise en place d’un ensemble de programmes de bourses, notamment à l’intention de la population francophone de l’Ontario[27], 32 % des étudiants franco-ontariens inscrits à l’Université d’Ottawa (tous cycles confondus) qui ont participé à notre sondage disent avoir cumulé une dette auprès de leur programme provincial de prêt étudiant, 14 % ont conclu un prêt personnel auprès d’une institution bancaire et 25 % ont un endettement personnel contracté au moyen d’une carte ou d’une marge de crédit. Ces données sont à mettre en parallèle avec le fait que ce sont généralement les jeunes originaires des milieux à faible et à moyen revenu qui tendent le plus à cumuler une dette d’études et qui ont le plus de mal à la rembourser[28]. À l’exception d’une jeune femme qui reçoit l’aide de ses parents et qui n’avait aucune dette d’études au moment où nous l’avons rencontrée en entretien, les autres jeunes interviewés avaient un endettement oscillant entre 20 000 $ et 45 000 $ au 1er cycle.

Aussi, les politiques de financement des établissements d’enseignement supérieur et des études universitaires, couplées aux campagnes intensives de recrutement des étudiants par les universités, conduisent-elles à une double injonction contradictoire : les étudiants sont tenus de poursuivre plus longuement leurs études au nom de la prospérité économique nationale et de leur émancipation personnelle tout en devant assumer individuellement la responsabilité de leur financement et d’une insertion professionnelle ultérieure réussie. Cette double exigence sociale, à laquelle répondent plus ou moins volontairement les étudiants, n’est toutefois pas sans conséquence : en plus de contribuer à la détérioration des conditions de vie des étudiants, elle est susceptible, paradoxalement, d’entraver le processus d’acquisition de leur autonomie.

Les conditions d’accès des jeunes Franco-Ontariens à l’enseignement supérieur : des obstacles à leur autonomisation?

Si la notion d’autonomie renvoie au fait de se donner soi-même ses propres lois (Singly, 2000; Gaudet, 2001), la nature dialogique de l’identité humaine implique que cette capacité à décider pour soi ne s’exerce jamais en dehors de tout rapport aux autres. L’individu, de fait, est un être social, toujours inscrit dans un tissu de relations. En outre, la période de la vie qu’est la jeunesse, et qu’on définit ici « comme une catégorie dynamique dans un processus de socialisation fondé sur une dialectique entre la réalité subjective et la réalité objective du phénomène social contenue dans le concept d’identité » (Roulleau-Berger, 1991, p. 17), renvoie à deux dimensions majeures : l’élargissement progressif de l’environnement social du jeune et la capacité d’action — certes différenciée selon les individus et jamais absolue — sur sa propre destinée. Par conséquent, le processus d’acquisition de l’autonomie et d’émancipation individuelle qui caractérise le passage à l’âge adulte implique moins l’acquisition de la faculté à vivre de manière totalement indépendante des autres, que l’apprentissage de la capacité, au fur et à mesure que s’élargit son répertoire de rôles sociaux, à reformuler ses anciennes relations de dépendance vers une plus grande réciprocité des échanges : vers l’interdépendance (Beck, 1994; Godbout et Charbonneau, 1996). « Dans une socialisation où se développe le lien d’interdépendance, il faut apprendre tout autant à se débrouiller seul qu’à demander de l’aide » (Gaudet, 2001, p. 75). En d’autres termes, être autonome, c’est être en mesure de prendre des décisions pour soi tout en sachant prendre en considération les autres personnes concernées. C’est, par extension, être disposé tant à s’engager envers autrui — à répondre, comme le formule Levinas (1982), à la demande de l’autre — qu’à négocier les termes de l’engagement, à les renouveler en fonction des exigences et des aléas de la vie ou à en refuser certains.

Des étudiants interrogés au cours de notre enquête exploratoire ont clairement indiqué que leurs parents n’avaient pas les moyens financiers d’assumer les coûts engendrés par la poursuite d’études universitaires : « Il a fallu que je me batte pour avoir RAFEO à cause qu’ils disaient que mon père faisait trop d’argent. Mais […] il peut pas m’aider, puis je sais qu’il est triste pour ça » (Michel). Or, ces frais peuvent s’avérer d’autant plus élevés pour les jeunes Franco-Ontariens que plusieurs d’entre eux sont contraints, parce qu’ils proviennent de régions où l’offre de formations universitaires en français est absente ou limitée (voire où il ne se trouve aucun établissement d’enseignement supérieur), de quitter le domicile familial pour poursuivre leurs études. Parmi les Franco-Ontariens inscrits à l’Université d’Ottawa au 1er cycle et qui ont répondu au sondage, près d’un jeune sur deux (49 %) a changé de localité de résidence pour poursuivre des études universitaires et, parmi eux, 38 % ont mentionné que cela avait été par obligation (Pilote et collab., 2007-2011). Aussi, lorsque les fonds familiaux ne suffisent pas à couvrir le coût des études, l’emploi rémunéré est l’une des sources de revenus les plus utilisées par les étudiants canadiens pour financer leurs études universitaires et assumer leurs frais de subsistance (Sales et collab., 2001; Allen et Vaillancourt, 2004; Usalcas et Bowlby, 2006). Toujours selon les données du sondage, 68,2 % des jeunes Franco-Ontariens inscrits à temps plein au 1er cycle à l’Université d’Ottawa occupent un ou plusieurs emplois rémunérés (Pilote et collab., 2007-2011).

Si les bienfaits d’une telle expérience sont reconnus par les étudiants (pour le développement de la confiance en soi, l’accès à un réseau de sociabilité, l’acquisition d’expériences de travail), ce que confirment par ailleurs plusieurs recherches (Lemaire et Home, 1997; Home, 1993), les conséquences peuvent être tout autre lorsque, comme c’est le cas de Michel, les jeunes en viennent à travailler jusqu’à 35 heures par semaine parallèlement à leurs études : « Je travaille trop dans ces temps ici, donc c’est pas une motivation pour moi d’avoir des 80 % des plus hauts». En plus de nuire à leurs capacités d’acquisition des connaissances et à leurs résultats scolaires, ces conditions peuvent conduire à l’apparition de problèmes de santé :

« Sommeil c’est sûr, des fois tu sais faut que tu restes debout tard pour pouvoir finir… puis tu te lèves de bonne heure le lendemain. Je suis une personne… dernièrement j’ai développé que si je suis stressée, ben je vais avoir des picots tout partout. Fait que oui, ça apparaît. Puis juste présentement, aussi, je suis tellement sur les nerfs que ça commence à sortir. […] Puis je sais pas pourquoi, mais quand je suis stressée, moi je mange. Fait que oublie ça, l’alimentation, elle est pas là » (Nicole).

Par ailleurs, lorsque les étudiants reçoivent un apport financier de la part de leurs parents, de l’État ou d’une institution financière, cette aide est de nature conditionnelle — voire conçue comme telle. De fait, les prêts que les étudiants contractent auprès du RAFEO ou d’une banque, bien qu’ils s’accompagnent de conditions de remboursement avantageuses[29], devront tout de même, au final, être acquittés par leur bénéficiaire. Dans d’autres cas, c’est l’aide parentale, par souci d’indépendance vis-à-vis de la famille, que certains étudiants se font un devoir d’éviter :

C’est mes parents qui payent pour mes frais de « tuition » que, éventuellement, moi je voudrais repayer dans bon temps, lorsque moi j’aurai mon baccalauréat. Mais toutes les autres frais, c’est toute « mis » par moi-même. […] Je suis surtout indépendant, alors j’aime vraiment pas ça avoir des soutiens ou à avoir à « relier » sur des soutiens (Martin).

Or, un endettement auprès de l’État, contrairement à l’indépendance qu’il favorise dans l’immédiat vis-à-vis des parents et à l’autonomie du travailleur-consommateur qu’il promet grâce à l’employabilité « garantie » par le diplôme, renferme plutôt en lui-même les germes d’un ralentissement du processus d’acquisition de l’autonomie.

À partir de constats observés dans de nombreuses recherches portant sur les modalités de la cohabitation/décohabitation familiale des jeunes (Molgat, 2003; Maunaye, 2004), le développement de l’autonomie n’est pas inéluctablement conditionnel à l’indépendance résidentielle ou à l’indépendance économique. Des jeunes parviennent effectivement à déplacer les relations qu’ils ont avec leurs parents sur le terrain d’une plus grande réciprocité des échanges sans qu’il y ait de prise de distance par un changement de résidence. Néanmoins, ne peut-on pas légitimement avancer que le jeune fortement endetté en raison de ses études universitaires ne sera pas dans des dispositions favorables à la prise d’engagements et à leur (re)négociation, que ces engagements soient auprès des parents, du conjoint, d’un enfant, de représentants divers du monde du travail ou de l’État? Dans la réalité empirique, l’indépendance et l’autonomie sont deux réalités étroitement interconnectées qui s’influencent l’une l’autre. Même si le jeune n’est pas entièrement déterminé par ses conditions matérielles de vie, loin de là l’objectif de notre propos, ces dernières participent néanmoins, en conjonction avec d’autres facteurs, à la délimitation du cadre à l’intérieur duquel il pourra manoeuvrer.

Une étude publiée récemment par Statistique Canada révèle que les jeunes Canadiens tendent aujourd’hui à différer les étapes menant vers l’âge adulte et à prolonger cette période de transition. L’enquête, qui retient cinq marqueurs de transition — la fin de la période de formation, le départ du domicile familial, l’entrée en emploi stable, la mise en couple et la parentalité — affirme en outre que ce phénomène n’est pas étranger aux transformations économiques des dernières années. L’allongement de la période de formation, l’augmentation des frais de scolarité et l’accroissement corollaire de la dette d’études se conjuguent à l’instabilité de l’emploi (accroissement des emplois à temps partiel et à durée déterminée), à la détérioration des conditions de travail (affaiblissement de la syndicalisation et des régimes de retraite) et à l’augmentation du prix des logements pour expliquer que la majeure partie des jeunes adultes canadiens retardent le moment de quitter le domicile familial et de fonder une famille (Clark, 2007, p. 21). Si les travaux en sociologie de la jeunesse montrent, et à juste titre, que d’autres facteurs, notamment d’ordre culturel tels que l’âge des sociabilités ou la valorisation sociale de la jeunesse, participent également au report de l’entrée dans l’âge adulte (Galland, 1996; Gauthier, 1997), l’accès à des ressources limitées et le maintien dans une position de relative dépendance vis-à-vis des parents ou de l’État risquent néanmoins de le contraindre, de manière infantilisante, à justifier continûment ses décisions et à rendre des comptes sur ses agissements[30]. L’individualisation de la responsabilité de pourvoir aux coûts d’une formation de niveau universitaire, par ailleurs socialement considérée comme un impondérable, est susceptible de restreindre les possibilités et les capacités du jeune adulte à refuser certains rôles qu’il ne souhaite pas endosser ou à négocier ses propres conditions d’engagement.

Conclusion

Les analyses réalisées ici ont permis de révéler les décalages existant entre les actions et les discours d’acteurs sociaux situés à différents paliers du monde de l’enseignement supérieur : entre les politiques étatiques ontariennes de l’enseignement supérieur et leur sémantique, les mesures et énoncés d’intention des universités en matière d’accès à une formation universitaire, et les aspirations et stratégies éducatives et professionnelles d’étudiants francophones de l’Ontario. La mise en interaction de leur logique discursive respective a plus précisément mis au jour les contradictions de l’université managériale : les étudiants (clients) sont en effet soumis à une attribution autoritaire, par l’État et les institutions, de la responsabilité d’acquérir le « capital humain » nécessaire à une insertion professionnelle réussie dans l’économie du savoir, pendant que les réformes des modes publics de financement des études universitaires exigent de leur part une contribution financière accrue et aboutissent, pour nombre d’entre eux, à un important endettement personnel susceptible de contrevenir à l’effort de (re)négociation des engagements envers autrui caractéristique de cette période de la vie. Accessoirement, ces transformations de l’institution universitaire en faveur d’une individualisation de la réussite scolaire et professionnelle du citoyen (consommateur) et de son financement se font au nom de la prospérité économique et du bien-être de la société. Les étudiants francophones de l’Ontario sont particulièrement affectés par cette double injonction contradictoire — bien que de façon différenciée et non exclusive —, en ce qu’ils font partie des cibles visées par les établissements d’enseignement supérieur pour le recrutement de leurs « effectifs » et sont, en nombre significatif, contraints de quitter le domicile familial pour avoir accès à une université et/ou à une formation universitaire en français — avec les enjeux financiers qui en découlent.

Des opérations et sémantiques paradoxales se trouvent également, sous d’autres formes, au centre même de l’institution universitaire. Et cela est probablement encore plus marqué lorsque l’université se donne pour mission de servir une communauté culturelle et linguistique minoritaire. Non seulement les établissements d’enseignement supérieur en contexte minoritaire sont-ils tiraillés entre la défense d’une culture menacée d’assimilation et la participation active au développement de l’économie, mais, en outre, leur aire d’action s’est démultipliée. L’université comme la communauté à laquelle elle voue une partie de ses activités sont en effet de plus en plus intégrées respectivement dans des réseaux décloisonnés de relations sociales : la première dans un espace international de l’enseignement supérieur néolibéral et fort compétitif; la seconde,dans un ensemble culturel — ici francophone — transcendant les frontières politiques provinciales et nationales. Chacun de ces réseaux est soumis à ses propres enjeux et à ses propres finalités. Aussi, l’appel lancé ces dernières années par plusieurs intellectuels afin de repenser la vocation de l’université contemporaine devra sans doute inscrire au coeur de sa réflexion l’articulation possible entre ces pressions contradictoires déclinées à de multiples échelles géographiques.