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L’éthique n’est pas quelque chose qu’on joue, mais ce que l’on incarne
Martine Beauvais
Éclairage autour du mot « raisonnement »
En étudiant la notion du raisonnement, on se rend vite compte que la signification de ce mot est équivoque. Bien qu’il en existe plusieurs définitions, théories et types, nous nous intéresserons aux fins de cet article au raisonnement lié à l’acte clinique en train de se faire, au raisonnement qui surgit dans, par et à travers les activités professionnelles. Nous désirons plus particulièrement attirer l’attention sur la façon dont le professionnel fait face, par le raisonnement, le jugement et l’action, aux situations d’intervention difficiles rencontrées dans l’exercice de ses fonctions.
Parce que le mot raisonnement demeure ambigu, nous nous efforcerons d’éclairer cette notion dans les deux extraits qui suivent. Nous en profiterons également pour présenter une définition d’un type de raisonnement qui fait actuellement l’enjeu d’un nombre considérable de recherches dans le domaine des sciences humaines et de la santé : le raisonnement clinique. L’utilisation des caractères gras est de nous :
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Raisonnement
Un raisonnement, c’est d’abord une certaine activité de l’esprit, une opération discursive par laquelle on passe de certaines propositions posées comme prémisses à une proposition nouvelle, en vertu d’un lien logique qui l’attache aux premières : en ce sens, c’est un processus qui se déroule dans la conscience d’un sujet selon l’ordre du temps. Mais cette opération est inséparable d’un langage, fut-ce d’abord du sens langage intérieur; pour se préciser et se communiquer, le raisonnement devra bientôt s’extérioriser dans le langage parlé, et, quand enfin il se stabilisera par l’écriture […]
Encyclopédia Universalis, version électronique, sous l’onglet « raisonnement » -
Raisonnement clinique
On nomme raisonnement clinique les processus de pensée et de prise de décision qui permettent au clinicien de prendre les actions les plus appropriées dans un contexte spécifique de résolution de problème […] Il peut être considéré comme l’activité intellectuelle par laquelle le clinicien synthétise l’information obtenue dans une situation clinique, l’intègre avec les connaissances et les expériences antérieures et les utilise pour prendre des décisions.
Nendaz et collab., 2005
Partant de ces citations, on peut déduire que le raisonnement (clinique) procède par une activité de l’esprit, par une activité intellectuelle ou mentale par laquelle un individu perçoit, connaît, analyse, comprend ou juge l’information obtenue dans une situation à un moment donné. De plus, parce que le raisonnement est une opération inséparable d’un langage qui peut se communiquer et se préciser aux autres, le raisonnement est intrinsèque et extrinsèque à l’individu.
Si l’on se fie à l’esprit de la deuxième citation, on peut remarquer que le raisonnement clinique est lié volontairement au processus de pensée et de prise de décision. Ce rapprochement est intéressant si on considère par exemple que le but ultime du raisonnement peut être d’orienter la conduite humaine, l’exercice professionnel.
Parce qu’il prépare une travailleuse ou un travailleur social à agir d’une manière plutôt que d’une autre, le raisonnement clinique se présente comme une « réaction organisée », un processus intérieur qui s’active face à un phénomène, à un événement ou à une situation. S’il s’agit d’une « réaction organisée » pouvant se communiquer et s’extérioriser dans le langage parlé ou écrit, chaque travailleuse et travailleur social devrait ainsi pouvoir démontrer et justifier sa conduite. Cela, à partir des arguments à la base du jugement pratique, de l’opinion professionnelle. Chaque professionnel devrait ainsi être en mesure de répondre à la question suivante : pourquoi agir de la sorte? Répondre à cette question, c’est prendre conscience, et les éclairer, des opérations mentales par lesquelles on perçoit, connaît, analyse, comprend, juge et traite les faits obtenus dans une situation d’intervention.
C’est indéniable, lorsqu’un professionnel vit un dilemme et se sent vulnérabilisé par la non-réponse, l’inquiétude ou l’incertitude, il cherche en lui et à l’extérieur de lui des balises claires et précises pour tenter de dénouer ce qui ne va pas, pour connaître ce qu’il convient ou non de faire pour être dans le bien. Il inscrit alors tout son être dans un effort de raisonnement qui acquiert, traite, conserve, récupère ou utilise toutes les informations disponibles qui surgissent en contexte délibératif. Et cela, dans le but d’acquérir des connaissances en vue de porter un jugement éclairé sur la situation et d’intervenir avec efficacité dans l’intérêt des individus impliqués dans le dilemme éthique.
Attardons-nous maintenant aux trois types de raisonnement (instinctuel, normatif et éthique) que peuvent emprunter les travailleuses et travailleurs sociaux pour dénouer les situations d’intervention difficiles rencontrées dans leurs activités professionnelles.
Le raisonnement instinctuel
Nombreux sont les professionnels qui n’ont pas suffisamment de temps, de connaissances, de ressources, d’expérience ou de soutien pour faire face à des contextes d’intervention complexes, nécessitant des décisions difficiles. Ils utilisent souvent leur « instinct ». Il faut toujours garder à l’esprit que même si on pense bien faire, agir sur un « coup de tête » met le professionnel à risque.
Comme nous l’avons fait antérieurement avec le mot raisonnement, il importe d’éclairer la notion d’instinct. Selon le philosophe canadien Jacques Lavigne (1953, p. 69) :
L’instinct est une sorte de déterminisme interne par lequel nous réagissons à des états affectifs de crainte ou de désir en vue d’obtenir certaines satisfactions. Différent du pur besoin, qui n’a pas de moyen d’action, il en serait l’instrument; différent de la science par son inconscience et l’automatisme de ses réactions, il serait à la base de notre vie consciente et volontaire et lui fournirait ses premières impulsions.
Cette citation nous fournit l’information nécessaire pour saisir que l’humain n’est pas un être uniquement doté de raison, il est aussi doté d’impulsion. L’humain est ainsi chargé d’affectivité, cette même affectivité qui peut moduler ou déterminer plus ou moins intensément ses attitudes et comportements, ses façons d’agir au quotidien.
Bien que les poussées instinctuelles se révèlent difficilement à la conscience, elles ont cette particularité d’agir en nous avec insistance, parfois inconsciemment, pour influencer notre vie réfléchie, notre raisonnement, nos valeurs et les conduites que nous désirons déployer dans l’action d’intervention. Rapportons-nous pour mieux comprendre à la citation suivante provenant d’un document de l’OPTSQ (2006, p. 31) :
Ainsi, il peut arriver que les choix d’actions des professionnels prennent source à partir d’un cadre intuitif ou expérientiel, en fonction de ce qu’ils perçoivent être « le gros bon sens ». Ce même gros bon sens qui, décortiqué et analysé, se rapporte souvent à des valeurs, à des opinions et à des attitudes très personnelles.
Lorsque le registre instinctuel d’adaptation ou de survie est « activé » en fonction d’un environnement extérieur jugé menaçant ou incertain, le but de la mécanique automatique qui s’active alors chez l’individu est de maintenir le statu quo et d’éviter la douleur ou le déplaisir. Une logique endogène à l’oeuvre puise alors dans le répertoire d’expériences, de la mémoire ou de blessures du passé et active une réponse-réflexe pouvant pousser quiconque à agir d’une façon plutôt que d’une autre.
À cet effet, nous demeurons convaincus que nos états mentaux témoignent de l’ancrage et de la puissance des charges instinctuelles en nous. Par exemple, et toujours dans la perspective d’éclairer la question du raisonnement instinctuel en contexte délibératif difficile, imaginons qu’en pleine discussion d’équipe, un individu adopte, sans trop savoir pourquoi, la pensée dichotomique et rigide. L’enjeu éthique au centre du débat : une adolescente de 13 ans désire se faire avorter et ne veut pas que ses parents soient avisés de la situation. Le dilemme éthique : est-ce que l’équipe clinique informe ou n’informe pas les parents de la demande de service de la cliente de 13 ans?
Au cours de l’échange où chacun est invité à donner son point de vue sur l’avortement, l’individu ayant adopté la pensée dichotomique et rigide, pourtant considéré par ses pairs comme tolérant et critique, s’est rebuté avec véhémence lorsqu’il devait répondre aux interrogations suivantes : À qui appartient l’humain? À lui-même? À Dieu? À la société? Convaincu que l’humain ne peut s’appartenir, ne peut disposer de sa vie ou de la vie d’autrui, car il appartient à Dieu[1], il s’est aussitôt campé dans une position qui l’amena à voir les choses en noir ou en blanc, sans nuance. Il arriva ainsi, sans en faire la démonstration, à une conclusion : il est inadmissible que la cliente de 13 ans puisse décider de se faire avorter sans l’assistance ou le consentement de ses parents. En dépit des tentatives répétées des collègues pour envisager d’autres scénarios possibles, pour élargir le débat, une réaction automatique poussa l’individu à s’accrocher à une vision unique du problème, sans le mettre en perspective (Duhamel, 2007, p. 44). Qu’est-ce qui s’est passé dans l’intériorité de l’individu en question? Pourquoi cette « fermeture soudaine » chez lui?
Sous l’influence de l’instinct, de la passion, d’une émotion, voire d’un simple sentiment, l’humain peut raisonner assez promptement et arriver à une conclusion, à un choix d’action à privilégier. Dans cette perspective, le raisonnement ne sert plus à démontrer les arguments déterminant la conduite à adopter, mais plutôt l’inverse : c’est la conclusion qui détermine le choix des arguments. Pour mieux comprendre, imaginons l’impact que peut avoir un jugement de valeur[2] chez un professionnel qui prend la parole lors d’un contexte délibératif d’équipe.
Prenons l’exemple d’un travailleur social invité à donner son opinion lors d’une rencontre interdisciplinaire dans un centre de crise en santé mentale. L’enjeu éthique de la discussion : l’équipe clinique doit déterminer si elle recommande ou non qu’un résident du centre, diagnostiqué avec un trouble de la personnalité limite (borderline), quitte l’organisation puisqu’il refuse sa médication. Le professionnel responsable du suivi connaît le client, mais n’a jamais cru bon d’en parler à ses collègues. Il le connaît parce que son épouse, psychologue au centre hospitalier de la région, était intervenue auprès de lui alors qu’aucun intervenant de l’équipe psychiatrique n’acceptait de le faire. L’intervention s’était très mal terminée. Le client avait fait une plainte formelle contre la psychologue. Malgré le fait que ladite plainte s’est avérée non fondée, qu’elle fut abandonnée par les autorités concernées et par le client lui-même, la psychologue fut très affectée par ce suivi.
Le travailleur social du centre de crise, qui a accès au dossier hospitalier du client, sait depuis peu que celui-ci est responsable de la plainte portée contre sa conjointe. Pour lui, et c’est le noeud du jugement de valeur qui le concerne, les individus diagnostiqués avec un trouble de la personnalité limite ou borderline amènent toujours des problèmes, épuisent le personnel et ont un potentiel de développement social nul. Bref, il n’y a rien à espérer d’eux. Lorsqu’il prend parole, et sans dévoiler les arguments qui motivent son choix, il recommande fortement que le client quitte le centre de crise et soit placé dans une autre ressource.
Cet exemple démontre qu’un jugement de valeur, façonné par les réactions affectives et instinctuelles, par l’apprentissage expérientiel, peut teinter la façon de percevoir, d’analyser, de comprendre, de juger et de traiter l’information ou les faits obtenus dans une situation d’intervention.
Parce que les jugements, les opinions et les croyances peuvent être déterminés par des mobiles affectifs plutôt que par des motifs intellectuels, il est impératif comme travailleuse et travailleur social de garder un oeil attentif sur ce qui se joue (en soi) lorsqu’on cherche à éclairer la conduite professionnelle ou à résoudre un dilemme éthique au travail.
Vous l’avez probablement déduit à la lumière de ce qui précède, la résolution de problèmes ou de dilemmes éthiques peut susciter toute une gamme d’émotions et de ressentis (peurs, doutes, craintes) chez les travailleuses et travailleurs sociaux. Délibérer reste un puissant indicateur de ce qui habite un professionnel, c’est-à-dire, des valeurs, des croyances, des idées, des convictions qui le définissent et dont il se réclame en tant qu’être humain.
Le raisonnement normatif (déontologique)
Après avoir visité le raisonnement instinctuel, ses particularités et ses limites, attardons-nous maintenant au raisonnement normatif. Essentiellement, ce raisonnement propose une réflexion sur la relation entre la fin et les moyens pour l’atteindre (Boisvert et collab., 2003).
Devant les situations litigieuses que génèrent le doute, l’incertitude et l’inconfort face à ce qui doit ou non être fait, nombreux sont les professionnels qui, par conformisme, automatisme ou peur de la sanction, peuvent avoir recours à d’autres registres qu’à leurs feelings ou leurs expériences. En utilisant le raisonnement normatif, ils cherchent ultimement à identifier la meilleure façon d’agir en conformité avec les devoirs et règlements (qui proviennent d’une autorité extérieure comme l’établissement, les lois, le code de déontologie).
En terrain normatif, un professionnel s’efforce d’adapter sa conduite par respect de la règle, en fonction de ses devoirs et de ses responsabilités envers la clientèle, les administrateurs, les collègues et le public en général. Boisvert et collab. (2003) ainsi que l’OPTSQ (2006) proposent à ce sujet trois phases distinctives au raisonnement déontologique.
Dans la première desdites phases, nommée le cas de conscience, le raisonnement normatif est lié au devoir à l’égard de l’autre. L’autre, dans ce cas-ci, c’est le client, l’usager, la personne qui requiert les services de la travailleuse ou du travailleur social et qui est au centre du dilemme éthique. Voici les questions souvent posées par les professionnels à cette phase du raisonnement normatif : Ce que je veux faire est-il conforme aux normes déontologiques, à mes devoirs et responsabilités professionnels, à la mission, aux règlements administratifs de l’organisation? Est-il juste ou non d’intervenir dans cette perspective? Est-ce que je peux récolter une sanction, un blâme disciplinaire si j’agis de cette façon? C’est parfois dans cette séquence du cas de conscience que les professionnels constatent les limites de l’utilisation du « gros bon sens » et du recours au raisonnement instinctuel. Ils ne peuvent penser alors qu’en fonction de la gravité de la situation d’intervention et des plaintes encourues s’ils commettent un faux pas; le recours au raisonnement normatif s’applique avec force.
Dans la deuxième phase, celle qui suit le cas de conscience, le professionnel s’applique cette fois à déterminer la norme ou la règle qu’il doit appliquer pour agir correctement (Boisvert et collab., 2003, p. 72). Voici une question qui survient lors de cette deuxième phase du raisonnement normatif : Quelles normes déontologiques, lois ou règles administratives pourraient s’appliquer au dilemme que je rencontre maintenant? Si le professionnel n’a pas visité le code de déontologie parce que pour lui la déontologie est affaire de codification de l’agir et que cela le rebute face à toute morale qui repose sur des devoirs formels, voilà une occasion de confirmer ou d’infirmer ses impressions. Le fait de visiter les normes déontiques dans une perspective de raisonnement qui cherche à éclairer la conduite professionnelle peut permettre aux professionnels de percevoir la déontologie autrement qu’en fonction de ces attributs coercitifs. Pensons par exemple à la possibilité de concevoir la déontologie et le code de déontologie de la profession comme un document qui favorise la réflexion et la délibération éthique, l’ancrage identitaire.
La troisième phase nous mène à l’interprétation de la norme ou de la règle qui s’applique à guider la conduite. Le professionnel interprète alors la norme en vue d’y faire correspondre son comportement. À ce sujet, citons un passage du document de l’OPTSQ (p. 33) :
Le rapport entre le comportement et la norme varie d’un professionnel à l’autre, car lorsqu’on est en terrain normatif, tout professionnel évalue le « comment » agir en fonction de critères de validité précis. Il évalue également en fonction des tensions qui existent ou peuvent exister entre son appartenance personnelle, professionnelle et organisationnelle. Ce faisant, pendant que les uns vont associer telle ou telle conduite à la norme que vise une situation particulière, d’autres vont plutôt se référer au système de valeurs qui sous-tendent les normes pour actualiser leur action d’intervention.
Parce que tout n’est pas noir ou blanc en contexte d’intervention difficile, il se peut qu’il n’y ait pas de normes ou de règles pouvant répondre avec précision au dilemme qui se présente au professionnel. Il se peut également que même si une norme correspond parfaitement au litige, que le droit ou la déontologie tranche, le professionnel reste avec une impression d’insatisfaction.
Il peut arriver ainsi que même si une règle nous indique ce qui convient de faire ou de ne pas faire, on cherche à interpréter la norme et, par ricochet, on remet en question le sens de la décision envisagée et de l’action qui en découle. C’est à ce moment précis qu’on entre dans l’espace éthique, dans le raisonnement éthique et, dans ces situations, la résolution du dilemme exige de passer à l’analyse et au choix des valeurs qui donnent sens à la meilleure décision possible dans les circonstances, ce qui ouvre la voie au raisonnement éthique (Boisvert et collab., 2003, p. 74).
Le raisonnement éthique
Comme nous l’avons fait jusqu’ici avec d’autres concepts, il importe de clarifier ce dont il est question lorsque nous abordons la notion d’éthique. Ce petit détour réflexif garde toute son importance, car si vous envisagez de participer à une délibération éthique, vous conviendrez qu’il est utile d’être en mesure de se représenter l’éthique et le processus de décision éthique. Au fait, qu’est-ce que l’éthique? En quoi diffère-t-elle de la morale ou de la déontologie pour éclairer les conduites?
En premier lieu, et pour tenter de répondre à ces questions, nous vous présentons un passage sur l’éthique écrit par Duhamel et Mouelhi (2001, introduction) :
L’éthique concerne nos actions, nos façons d’agir et la manière de régler notre vie, tant individuelle que sociale; elle relève donc de la dimension pratique de l’existence humaine. Plus précisément, l’éthique concerne l’évaluation ou l’appréciation de nos actions, de notre conduite et de nos règles de vie, selon le registre du bien ou du mal, du juste ou de l’injuste, etc. […] L’éthique concerne autant l’agir individuel que celui des institutions publiques. Elle possède donc une dimension sociale et collective que l’on rattache habituellement à la politique.
En second lieu, et pour parfaire la citation précédente, voici une définition de l’éthique empruntée à Jaqueline Russ (1994):
L’éthique s’efforce de déconstruire les règles de conduite qui forment la morale, les jugements de bien et de mal qui se rassemblent au sein de cette dernière. Que désigne l’éthique? Non point une morale, c’est-à-dire un ensemble de règles propres à une culture, mais une « métamorale », une doctrine se situant au-delà de la morale, une théorie raisonnée sur le bien et le mal, les valeurs et les jugements moraux. En somme, l’éthique déconstruit les règles de conduite, elle en défait les structures et en démontre l’édification pour s’efforcer de descendre jusqu’aux fondements cachés de l’obligation. À la différence de la morale, elle se veut donc « déconstructive » et fondatrice, énonciatrice de principes et de fondements ultimes.
En fonction de ces deux citations, si l’éthique porte sur la conduite humaine et relève de la dimension pratique de l’existence, et si cette notion concerne l’évaluation ou l’appréciation de nos actions et s’efforce de déconstruire les règles de conduite qui forment la morale ou l’interdit, on peut alors distinguer l’éthique de la morale et de la déontologie. En terrain moral ou déontologique, je modifie mon comportement pour le faire correspondre à la règle, à l’interdit, au devoir. En terrain éthique, je m’interroge sur le bien-fondé de la norme, je cherche à comprendre pourquoi il faut adhérer à telle règle ou à telle autre. En ce sens, si la morale demande ce qui est juste ou non de faire, l’éthique demande pour sa part pourquoi il est juste ou non de le faire.
Comme elle porte sur la vie réfléchie, l’éthique sous-tend chez l’individu une disposition à s’interroger, à agrandir son cadre d’analyse à propos de ce qu’il est, de ce qu’il fait, de ce qu’il veut faire, de son lien aux autres et à la société. Bref, cette base compréhensive de l’éthique permet de déduire qu’en contexte délibératif, le raisonnement éthique pousse l’individu à élargir le discours centré uniquement sur les normativités. Cette remontée en amont des normes et des valeurs permet aux professionnels de transformer leurs interprétations des obligations, des normes, des valeurs, des droits et lois dans une situation d’intervention difficile.
Le modèle de prise de décision en éthique
Il apparaît difficile de préciser le raisonnement éthique sans faire un lien avec le modèle de prise de décision éthique. Toujours selon Boisvert et collab. (p. 78), il y aurait ainsi des caractéristiques propres à éclairer la prise de décision éthique :
p. 81
La prise de décision en éthique, ce n’est pas seulement choisir un moyen en vue d’une fin déjà fixée […] Ce n’est pas non plus adopter un comportement qui se conforme à une norme actualisant une valeur déjà privilégiée par une obligation.
Contrairement à une décision spontanée devant un problème simple, la décision éthique porte sur des situations plus difficiles, où l’hésitation est plus forte, exigeant une réflexion soutenue de manière à bien peser les divers éléments en cause.
Enfin, la décision en éthique doit aussi être en mesure de se justifier. Contrairement à une décision spontanée, où la raison qui la motive semble aller de soi, une décision éthique a, en général, des implications d’une plus grande portée; on doit, par conséquent, pouvoir en fournir une explication claire.
Son rôle est donc de permettre de bien voir ce qui crée le dilemme, puis de réévaluer aussi bien le but poursuivi avec ses conséquences que les moyens pour l’atteindre.
Après avoir découvert ce que sont ou ne sont pas le raisonnement et la prise de décision éthique, attardons-nous plus spécifiquement au processus de délibération éthique.
Le processus de délibération éthique
Bien que nous vous conseillions fortement de lire la méthode d’aide à la délibération éthique produite par Georges A. Legault (Legault, 1999; Boisvert et collab., 2003) ou l’adaptation pratique de ladite méthode par l’OPTSQ (2006, p. 37 à 72), nous reproduirons ici, à des fins informatives, les principales phases du processus réflexif qui peut permettre aux travailleuses et travailleurs sociaux de dénouer les dilemmes éthiques rencontrés dans leurs activités professionnelles.
Phase I — Prendre conscience de la situation
Phase II — Clarifier les valeurs conflictuelles
Phase III — Établir un dialogue avec les personnes impliquées
Conclusion
Bien qu’il ne soit pas coutumier d’en parler, voici quelques exemples ou situations où le raisonnement éthique, ou le processus de délibération éthique, peut être mobilisé favorablement par les travailleuses et travailleurs sociaux pour parfaire leur savoir-faire éthique en contexte d’intervention :
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Lorsqu’ils sont confrontés à des situations difficiles inédites où ils se demandent quelle attitude ou quel comportement adopter;
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Lorsqu’ils réagissent « intérieurement » avec intensité (charge émotive, impulsion) à une situation délibérative difficile qu’ils rencontrent, à un rapport interhumain ou dialogique complexe;
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Lorsque la problématique délibérative provoque une capitulation introspective et perturbe la cohérence entre leurs connaissances, leurs attitudes ou leurs croyances (dissonance cognitive);
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Lorsque le recours au raisonnement normatif qui cherche à dégager la meilleure façon d’agir en conformité avec les devoirs et règlements (qui proviennent d’une autorité extérieure comme l’établissement, les lois, le code de déontologie) demeure insuffisant pour les aider à dénouer le problème qu’ils rencontrent dans leurs activités professionnelles;
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Lorsqu’ils cherchent à interpréter la norme, la règle, l’interdit ou à s’interroger sur le sens de la décision envisagée et de l’action qui en découle;
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Lorsqu’ils sont disposés à réfléchir à ce qu’ils font, à ce qui a de l’importance pour eux, aux responsabilités et aux obligations qu’ils perçoivent comme étant les leurs dans l’exercice de leurs fonctions.
À la lumière de ce qui précède, on peut déduire que si l’éthique est considérée comme un rapport à soi (valeur, normes, principes, règles), un rapport aux autres et au monde, pour être délibérative, elle doit pouvoir se justifier dans la rencontre interhumaine, dans le dialogue et la communication. Elle exige ainsi chez les « délibérants », des compétences rationnelles et relationnelles mesurables et vérifiables au quotidien. À cet effet, si les compétences rationnelles mènent au processus de raisonnement manifesté par les professionnels face aux situations difficiles rencontrées dans leurs activités d’intervention, les compétences relationnelles, quant à elles, mènent à cette habileté qu’ont les professionnels de s’éprouver dans le dialogue avec autrui, de dévoiler leur façon de réfléchir, d’évaluer, d’analyser, de juger et d’agir en contexte d’intervention difficile.
Vous conviendrez dès lors qu’il importe, pour s’éprouver avec autrui dans le dialogue délibératif, d’avoir une bonne connaissance de soi, c’est-à-dire, des valeurs, attitudes, intérêts, connaissances et compétences qui ont cours en soi. Il faut également avoir une bonne connaissance des autres avec qui nous participons au jeu de la vie, des autres que nous accompagnons au quotidien en tant que professionnels.
Si toute pensée ou ressenti à l’égard d’un événement ou d’un phénomène « trace l’orientation de l’intention, fournit les motifs, les buts qui présideront nos conduites » (OPTSQ, 2006, p. 7), vous pouvez supposer qu’il importe, comme professionnels, d’être à l’affût des émotions, des pensées, des croyances, des opinions, des préjugés et des jugements de valeur qui surgissent lorsque vous vous éprouvez avec autrui en contexte délibératif. Parce que vous réagissez « intérieurement » aux situations délibératives rencontrées dans l’environnement extérieur, il faut pouvoir identifier, intégrer et aussi dépasser le ressenti, les idées qui surgissent et dévoilent la teneur de l’expérience intérieure que vous vivez. En ce sens, est-il juste de croire que vous devez vous efforcer à ce que vos actes éthiques, même lorsqu’ils se manifestent de manière spontanée, doivent être l’expression de ce que Mencius nomme « la conscience intelligente »?
Faire face à un dilemme éthique provenant de l’accompagnement d’individus vulnérabilisés socialement peut créer un bouleversement, des remises en question et des prises de conscience lourdes de sens chez les professionnels. Comme il y a différentes façons de vivre le choc provoqué par l’accompagnement d’autrui, il y a différentes façons de faire face à ce choc (attitudes) et d’y répondre sur le plan des objectifs dans les interventions et les conditions du rapport qu’ils veulent instaurer avec l’autre, les autres et l’organisation.
Bref, il vous importe maintenant d’observer au quotidien vos compétences rationnelles et relationnelles en déploiement, notamment lorsque vous rencontrez des situations d’intervention difficiles où vous avez besoin d’accéder à une vision différente de ce qui pose problème. Quelles sont les actions que vous pouvez faire au quotidien et qui vous permettront de vous exercer à améliorer votre jugement pratique comme professionnels? Votre capacité à formuler vos opinions professionnelles? Votre savoir-faire éthique?
Parties annexes
Notes
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[1]
Dans la croyance de l’individu, parce que l’humain appartient à Dieu, et en fonction de l’ordre divin, l’avortement est condamnable, car elle constitue une atteinte à la vie (humaine).
-
[2]
L’OPTSQ (2006, p. 32) définit les jugements de valeurs de la sorte : « Les jugements de valeur sont directement liés aux expressions qui donnent le ton aux discours que l’on tient à l’égard des personnes, des organisations ou de la société en général. Par exemple, on peut faire l’éloge, on peut se moquer, critiquer, plaisanter et qualifier : ceux-là, il n’y a rien à faire; c’est un homme violent; la mère n’est plus capable d’être une bonne mère; ce n’est vraiment pas facile de travailler avec eux; etc. Or, les partis pris, ou jugements de valeurs, demeurent inséparables de la façon qu’un individu, un groupe ou une organisation a d’expérimenter et de concevoir le monde. »
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