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Le droit coopératif à l’honneur à Montevideo
Du 16 au 18 novembre 2016, Montevideo (Uruguay) accueillait concomitamment deux événements majeurs dédiés au droit coopératif : le premier Forum international sur les législations coopératives (1st International Forum on Co-operative Law), organisé par le comité juridique de l’Alliance coopérative internationale (ACI) et le Congrès des juristes des Amériques (Continental Congress on Co-operative Law). Ces colloques ont réuni 140 juristes, souvent universitaires, en provenance d’Amérique latine, du Canada, d’Espagne, de Finlande, de France, de Grèce, d’Israël, de l’Italie, du Luxembourg, du Portugal et du Royaume-Uni.
Ils avaient pour objet d’échanger sur les évolutions des droits coopératifs dans le monde. Les nombreuses sessions ont porté sur l’acte coopératif, la régulation des coopératives, les coopératives d’épargne et de crédit et les coopératives financières, la surveillance et le contrôle étatique, le droit et les principes coopératifs, le droit coopératif et l’économie, l’intégration coopérative, les coopératives dans les constitutions nationales, la fiscalité des coopératives, le capital et le financement coopératif, les coopératives de travail. Dans ce temps fort, nous soulignons deux questions fondamentales – l’acte coopératif et la révision – et présentons les initiatives relatives aux outils de la recherche.
Acte coopératif et double qualité
Un des points forts du congrès fut la session consacrée à l’« acto cooperativo », que nous traduisons simplement par « acte coopératif ». L’acte coopératif est une notion qui s’est développée dans le champ doctrinal latino-américain depuis les années 1960, puis s’est transcrite sur le plan législatif jusqu’à s’imposer comme un pilier du droit coopératif : il s’agit de l’acte qui rend compte de la relation juridique entre la coopérative et chaque coopérateur. C’est à peu près le contre-pied de notre double qualité.
En effet, au lieu d’avoir deux relations juridiques différentes, celle d’associé et celle d’usager, l’acte coopératif réalise la synthèse de ces deux aspects en un seul qui veut rendre compte de l’unité de la relation. Pour dire les choses autrement, le coopérateur est considéré comme une personne unique, chez qui l’implication politique dans la coopérative et l’utilisation des services de la coopérative ne sont que les manifestations d’une seule qualité. Les problèmes juridiques créés par la théorie de la double qualité sont simples : à la qualité d’associé se superpose le contrat par lequel le coopérateur utilise les services de la coopérative.
En dépit des efforts réalisés pour montrer qu’il y a interdépendance des deux, l’idée domine que le contrat d’usage est autonome, attiré par le régime juridique propre du contrat d’usage spécifique à chaque coopérative : contrat de travail, de vente, de prêt… Résultats : l’acquisition de parts sociales dans les banques coopératives est assimilée à des frais et entre dans le calcul du taux d’intérêt du prêt ; la clause de non-concurrence dans les statuts d’une Scop doit remplir les conditions de validité des clauses de non-concurrence dans les contrats de travail ; les coopératives agricoles peinent à faire admettre que les obligations des coopérateurs sont régies par les statuts de la coopérative. Les dernières dispositions de la coopération agricole (Code rural, art. L. 521-1) tendent d’ailleurs à gommer ces excès de la double qualité. Seules les nouvelles coopératives d’habitants ont réintroduit un véritable contrat de coopération, pour échapper aux règles de la location en consacrant un droit d’usage.
Révision et contrôle des coopératives
Le contrôle des coopératives fut le second sujet essentiel du congrès. L’ombre de l’instrumentalisation par l’Etat planait sans doute, car on a pu relever une grande sensibilité au contrôle étatique. L’Etat est encore parfois l’auteur de ce que l’on nomme la révision coopérative, contrôle auquel se soumettent les coopératives tous les cinq ans et « destiné à vérifier la conformité de leur organisation et de leur fonctionnement aux principes et aux règles de la coopération et à l’intérêt des adhérents, ainsi qu’aux règles coopératives spécifiques qui leur sont applicables et, le cas échéant, à leur proposer des mesures correctives » (article 25-1 de la loi de 1947 portant statut de la coopération ; article 25-1 de la loi ESS de 2014). L’hostilité envers l’Etat est telle que certains vont jusqu’à mettre en doute la pertinence de la révision. La majorité en reconnaît pourtant les bienfaits, en insistant sur la nécessité qu’il reste entre les mains de la coopérative, indirectement ou même directement.
On retiendra encore de ces rencontres un intérêt particulier pour les banques coopératives et une critique générale sur l’imposition de règles identiques à celles des banques capitalistes, qui revient à une discrimination envers les banques coopératives. La critique va parfois plus loin, mettant en cause l’imposition de règles conçues pour la situation des pays développés.
Des outils pour la recherche et les études
Deux initiatives consacrées aux questions pratiques ont été présentées. Elles visent à créer des outils pour la recherche et les études futures sur le droit coopératif. D’une part, la préparation par l’ACI d’une base de données sur les législations coopératives en partenariat avec la FAO et, si possible, l’OIT et la Banque mondiale. D’autre part, un site Internet d’échange de connaissances et d’idées, et de coopération entre juristes de droit coopératif, Iuscooperativum, (Iuscooperativum.org), lancé par cinq juristes européens qui souhaitent créer une carte mondiale offrant des contacts de juristes spécialistes du droit coopératif dans le plus grand nombre possible de pays. Il se nourrira d’informations sur l’actualité juridique des coopératives, d’analyses, d’annonces d’événements et de comptes rendus d’ouvrages. Le groupe de Iuscooperativum a présenté l’idée de lancer une revue académique de droit coopératif au niveau international, The International Journal of Cooperative Law. Face à l’impossibilité de le faire vivre en plusieurs langues, le site est exclusivement en espéranto moderne : l’anglais. Nous vous encourageons à le visiter et à vous y inscrire.
Nous espérons que les coopératives européennes permettront qu’une seconde édition du Forum international des juristes coopératifs ne soit pas obligée de se tenir, une fois encore, sur un autre continent.
David Hiez et Ifigeneia Douvitsa
Programme disponible sur Ica.coop/en/events/1st-international-forum-co-operative-law. Pour recevoir le PDF des communications (en espagnol), écrire à david.hiez@uni.lu.
Le Sommet international des coopératives de Québec : entre affirmation du pouvoir des coopératives et questions d’avenir
Québec a accueilli pour la troisième fois les coopérateurs du monde entier à l’occasion du Sommet international des coopératives qui s’est déroulé du 11 au 13 octobre 2016 au centre des congrès de la ville. Cette manifestation internationale est devenue un rendez-vous fédérateur incontournable pour les coopératives et les mutuelles, qui ont répondu présentes en grand nombre. Ainsi, 2 950 participants de 116 pays et les 235 conférenciers ont pu échanger sur leurs bonnes pratiques et discuter des actions à mettre en place pour favoriser l’essor du mouvement coopératif. A cet effet, de très nombreux ateliers ponctuaient le sommet, permettant l’expression de tous les participants.
Ce sommet a affirmé avec force et fierté la puissance du modèle porté par les coopératives et les mutuelles, qui regroupent 1,3 milliard de membres et 2,6 millions d’entreprises de tous les secteurs – banque, éducation, agriculture, distribution, etc. – soit près de 15 % de l’économie mondiale. Le thème de cette année, « le pouvoir d’agir des coopératives », faisait écho à « l’Agir » des coopératives pour mettre en lumière un modèle économique reposant sur des valeurs humanistes : être au service des membres et non à celui du capital.
De Joseph Stiglitz à Navi Radjou
L’engouement suscité par le mouvement coopératif a été visible à travers la qualité des conférenciers, parmi lesquels on trouvait le prix Nobel d’économie Joseph Stiglitz, l’essayiste de prospective Jeremy Rifkin, le leader d’opinion Robert Reich, le fondateur et directeur principal de la société FSG Mark Kramer ou encore le conseiller international en innovation Navi Radjou. Rythmant les temps forts de ces journées, la présentation de différentes études internationales a révélé la diversité des actions menées par les coopératives, et leur dynamisme. Ainsi, le rapport du World Co-operative Monitor de 2016 (Monitor.coop), qui est l’Observatoire mondial des coopératives, publié conjointement par l’Alliance coopérative internationale et Euricse, a souligné que les 300 plus grandes coopératives avaient augmenté leur chiffre d’affaires de 7 % en un an, pour atteindre 2 500 milliards de dollars américains en 2014. Selon ces chiffres, la France fait partie des pays leaders, avec une présence coopérative affirmée dans la banque, l’agriculture, le commerce, et compte quatre coopératives dans le top 10 mondial : le groupe Crédit Agricole (1er), le groupe BPCE (3e), Acdelec-E. Leclerc (7e) et le groupe Crédit mutuel (8e).
L’originalité de ce Sommet international 2016 est d’avoir su proposer un éclairage particulier sur le rôle grandissant des femmes au sein des entreprises coopératives, où elles sont mieux représentées qu’ailleurs, et d’avoir poursuivi la réflexion sur les différents modèles d’affaires susceptibles de pérenniser les entreprises coopératives et les mutuelles. Les présentations de travaux scientifiques ont d’ailleurs pu donner lieu à un jour et demi de débats. Pour de nombreux conférenciers, le véritable pouvoir des coopératives réside dans leur vision à long terme, leur esprit collaboratif et un succès économique tenant compte des dimensions sociales et environnementales. Trois facteurs essentiels pour modeler l’économie de demain.
Cette édition s’est enfin conclue sur une déclaration préliminaire du sommet, rédigée pour souligner la détermination du mouvement coopératif mondial à s’inscrire et à contribuer significativement aux objectifs de développement durable énoncés par l’ONU pour l’horizon 2030. Ainsi, le sommet de Québec n’est pas seulement un moment symbolique pour les coopératives à l’échelle internationale, il a aussi pour vocation de fédérer et de promouvoir le modèle coopératif dans sa diversité, sa richesse et ses multiples actions au service des membres. La prise de conscience de la force du pouvoir coopératif et l’analyse sans concession de ses atouts et de ses points d’amélioration possible restent indispensables pour relever les défis que sont le changement climatique, la sécurité alimentaire, ou encore l’éducation et la démocratie en ces temps de guerre et d’insécurité. En effet, le modèle coopératif doit conforter ses atouts au service de ses membres pour garder une écoute attentive et proposer des réponses efficaces à leurs besoins toujours croissants. La contribution des coopératives et des mutuelles à la plateforme « Objectif 2030 » sera un moyen d’évaluer leur action concrète et leur contribution tant au niveau local qu’au niveau international.
Maryline Filippi
Pour en savoir plus : Sommetinter.coop.
Retour sur une journée d’étude : « Que sait-on aujourd’hui des valeurs de l’ESS ? Comment sont-elles transmises ? »
Dans le cadre du Mois de l’ESS, une journée d’étude sur le thème « Que sait-on aujourd’hui des valeurs de l’économie sociale et solidaire ? Comment sont-elles transmises ? » était organisée au palais Bourbon le 28 novembre 2016 à l’initiative du Pôle international de ressources de Limoges et du Limousin pour l’histoire du monde du travail et de l’économie sociale (PR2L). Cette association limousine rassemble des historiens, des militants de l’économie sociale et des syndicats partageant un souci de mise en valeur des expériences d’économie sociale. Dans l’histoire, les débats et les clivages autour des orientations et des valeurs n’ont pas manqué. Ce patrimoine immatériel peut-il être transmis ? Pour y réfléchir, cette journée, organisée en partenariat avec le Musée social (Cedias), rassemblait une quarantaine de militants de l’ESS, de syndicalistes et de chercheurs dans la salle Colbert du palais Bourbon.
Après l’accueil de Catherine Beaubatie, députée de la Haute-Vienne, Jean-Philippe Milésy, directeur des Rencontres sociales, a animé les différentes sessions. La première, organisée sur l’ancrage territorial des échanges a été l’occasion pour Bernard Lacorre (PR2L) de présenter les grandes figures limousines de l’économie sociale aux xixe et au xxe siècles (Jules Leroux, Michel Chevalier, Théodore Bac, etc.). La seconde session était consacrée la mutualité. Un cadrage historique de Patricia Toucas-Truyen (CHS-Paris I) a décrit l’évolution parallèle mais divergente au xixe siècle entre, d’une part, des compagnies d’assurance prioritairement orientées vers les catégories sociales aisées détentrices de biens, et d’autre part des sociétés de secours mutuels cherchant à répondre aux besoins des travailleurs plutôt qualifiés mais dépourvus de patrimoine. Les exemples de la MGEN et de la Maif, présentés respectivement par Roland Berthilier, président de l’Esper [1], et Roger Belot, président de la Chambre française de l’ESS, ont souligné la permanence des spécificités de ces entreprises de l’économie sociale et leur double engagement, dès l’origine, dans les champs économique et sociopolitique. Des échanges sur les tendances actuelles à la convergence entre les formes d’entreprise évoquées par des responsables syndicaux ou politiques ou par des universitaires ont initié un débat autour de l’actualité des valeurs portées. La matinée s’est achevée par les réflexions croisées d’Eric Forti (Ligue de l’enseignement 95), et de Dominique Demangel (Cedias), sur les nouvelles formes prises par l’éducation populaire, dont l’enjeu va bien au-delà des expériences particulières associatives, coopératives ou mutualistes, puisqu’il concerne la qualité et la vitalité de la démocratie. Incontestablement, l’ouverture nécessaire pour la transmission des valeurs aux jeunes générations et dans le contexte de nouvelles formes d’engagement invite à un effort soutenu d’intelligence collective parmi les responsables de l’ESS en ce début du xxie siècle.
L’après-midi fut l’occasion d’une ouverture internationale dans une perspective plutôt comparative. Une première présentation de Geert Van Goethem, directeur de l’Amsab-Institut d’histoire sociale de Gand [2], a permis à l’auditoire de comprendre les spécificités des mouvements coopératifs et mutualistes en Belgique. Singulièrement, les auditeurs ont ainsi découvert les subtilités particulières du principe de la « liberté subsidiée » qui a structuré jusqu’à aujourd’hui les mutuelles belges selon la famille d’appartenance de leurs membres (catholique, socialiste, libérale). Un dépaysement manifeste au coeur de la République française. L’exposé de Maria-Grazzia Meriggi (université de Bergame) a expliqué ensuite l’évolution, après la Seconde Guerre mondiale, des coopératives italiennes qui avaient été laminées par le régime fasciste et qui manifestent aujourd’hui une forme de renaissance. Enfin, la communication de José-Maria Pérez de Ulrado, président du Ciriec Espagne, sur le renouveau de l’économie sociale en Espagne, a permis de relancer le débat sur la question de la transmission intergénérationnelle des valeurs. Michel Dreyfus, historien et secrétaire général du Cedias, a conclu cette journée d’étude en revenant sur la structuration historique du secteur en France et ses spécificités dans les autres pays évoqués.
Cette journée a confirmé la pertinence de la question de la transmission des valeurs au sein des mouvements de l’économie sociale et solidaire. Incontestablement, les travaux historiques doivent être amplifiés dans tous les pays et pour toutes les familles de l’ESS. Ils constituent une nécessité vitale pour les mouvements de l’ESS. En effet, s’il ne s’agit évidemment pas seulement de commémorer le passé ni d’espérer y trouver des recettes miracles, il est toujours utile d’enrichir les débats actuels à partir des questionnements et d’expériences plus anciennes. Pour autant, la logique même de l’ESS et ses principes de référence impliquent que chaque génération participe, à sa manière et pour son temps, à la construction des formes d’action collective qu’elle souhaite mais cela suppose un inventaire des héritages. Le chantier évoqué lors de cette intéressante journée d’étude reste donc devant nous.
Henry Noguès