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Les mutuelles constituent un acteur à part entière de l’économie sociale en assurant une forme primaire d’entraide. Interdites par la loi Le Chapelier du 14 juin 1791, elles sont pourtant plus ou moins tolérées dans la première moitié du xixe siècle, des instructions gouvernementales les recommandant plus particulièrement à la bienveillance des préfets. Le décret du 28 mars 1852 soumet les sociétés de secours mutuels à un régime d’autorisation en distinguant trois catégories : les sociétés autorisées (reconnues d’utilité publique avec un contrôle, une tutelle et une réglementation), approuvées (les statuts sont soumis au préfet, les effectifs limités et le président nommé) et libres (sans capacité juridique). Les sociétés autorisées et approuvées peuvent recevoir des subventions financées par une dotation prélevée sur les biens de la famille d’Orléans (Neurisse, 1983).

Le vote de la loi du 1er avril 1898 dite Charte de la Mutualité inaugure une nouvelle période. La loi reconnaît aux sociétés de secours mutuels un rôle d’intérêt général, notamment dans la mise en place d’une protection sociale volontaire qui ne relève ni de l’Etat, ni du marché, en les invitant à intervenir en matière de santé, de maternité et plus largement en matière sociale (Dreyfus, 1990). Elle permet surtout aux sociétés de secours mutuels de se libérer de la tutelle politique. Elle accompagne une mutualisation de la santé commencée avant elle. Les pharmacies mutualistes se développent. Traditionnellement hostile à l’hospitalisation, la Mutualité encourage désormais la création de cliniques (Faure, Dessertine, 2012). Enfin, dans les hôpitaux, l’admission de malades mutualistes payants est devenue une réalité (Domin, 1999).

A la fin de la Seconde Guerre mondiale, la création de la Sécurité sociale et l’instauration d’un système d’assurance maladie obligatoire changent la donne et contraignent la Mutualité à faire évoluer ses pratiques. L’ordonnance du 19 octobre 1945 sert de fondement au Code de la Mutualité. Les mutuelles dites 45 assurent de façon complémentaire le risque social (santé, prévoyance, etc.). A partir des années 80, le désengagement de la Sécurité sociale pèse sur les ménages et leur couverture maladie complémentaire. Dans un premier temps, les mutuelles refusent de prendre en charge le transfert, mais la pression concurrentielle les incite à couvrir ce qui était auparavant du ressort de l’assurance maladie obligatoire. La loi du 26 juillet 1985 modifie le Code de la Mutualité et affirme l’identité propre de la Mutualité, notamment en réglementant l’utilisation abusive du terme « mutuelle » par des sociétés d’assurances. Désormais, les sociétés d’assurance mutuelle doivent faire apparaître le terme « assurance » dans leur raison sociale. En d’autres termes, le substantif « mutuelles » fait l’objet d’une protection juridique (Vienney, 1994). Par la suite, la loi dite Evin du 31 décembre 1989 lisse les divergences en mettant en concurrence les mutuelles, les institutions de prévoyance et les sociétés d’assurance. La loi modifie en profondeur l’équilibre du secteur en favorisant l’intervention des compagnies d’assurances et en autorisant les institutions de prévoyance à proposer des assurances complémentaires individuelles (Toucas-Truyen, 2001). Le marché se développe et la proportion d’individus disposant d’une couverture complémentaire est passée de 31 % en 1960 à 69 % en 1980 (Blanpain, Pan Ké Shon, 1997) et à 95 % en 2012 (Célant, et alii, 2014). Le marché est aujourd’hui quasiment saturé et la rentabilité est en baisse. Les mutuelles investissent donc de nouveaux gisements d’activités, comme les services à la personne (SAP), afin de dépasser les limites du marché de l’assurance maladie complémentaire.

En adoptant une perspective d’économie industrielle, ce travail vise à caractériser et à discuter les stratégies adoptées par les mutuelles face à la saturation du marché. Une première solution pour les organismes complémentaires d’assurance maladie (Ocam), dont les mutuelles, consiste à réduire les coûts par des stratégies d’alliance avec d’autres opérateurs. Cette logique se traduit soit par la mise en place de back-offices ou de plateformes téléphoniques mutualisés, soit par la mise en oeuvre de techniques plus complexes de concentration. Sur un marché saturé, les opérateurs peuvent avoir intérêt à se différencier, notamment en développant la gestion de la relation client. Il est possible que l’essor des services annexes (garde d’enfants, soutien scolaire, etc.) s’intègre dans cette stratégie.

Nous organiserons notre propos en deux temps. Nous montrerons d’abord que, en raison de la saturation progressive du marché de l’assurance maladie complémentaire, les mutuelles tendent à se concentrer et à proposer une offre permettant la segmentation des clients. L’engagement progressif dans le secteur des services à la personne marque une étape supplémentaire. Les mutuelles y voient un espace possible de diversification de leur activité et d’extension de leur politique produit.

L’assurance maladie complémentaire : un marché concurrentiel et saturé

Depuis le début des années 80, le désengagement progressif de la Sécurité sociale a favorisé le développement d’un marché de l’assurance maladie complémentaire où trois types de structures, régies par des droits différents, interviennent. Depuis le début des années 2000, la concurrence s’intensifie et le marché se concentre. Dans un marché saturé, les mutuelles se comportent comme des compagnies d’assurances classiques.

Le partage du marché autour de trois familles d’opérateurs

Le marché de l’assurance maladie complémentaire (AMC) est, depuis la loi Evin du 31 décembre 1989, partagé autour de trois types d’organismes : les mutuelles, les institutions de prévoyance et les sociétés ou compagnies d’assurances. Cette séparation ne constitue en rien un problème, chaque famille d’opérateurs se positionnant sur un segment de clientèle qui lui est propre.

Les mutuelles relèvent du Code de la Mutualité, promulgué le 19 avril 2001, et sont définies par l’article L. 111-1 dudit code comme des « personnes morales de droit privé à but non lucratif […]. Elles mènent, notamment au moyen des cotisations versées par leurs membres et dans l’intérêt de ces derniers et de leurs ayants droit, une action de prévoyance, de solidarité et d’entraide […], afin de contribuer au développement culturel, moral, intellectuel et physique de leurs membres et à l’amélioration de leurs conditions de vie ». Si le Code de la Mutualité fait des mutuelles un partenaire de la Sécurité sociale, la loi du 31 décembre 1989 les met en concurrence avec les institutions de prévoyance et les sociétés d’assurances (Toucas-Truyen, 1998).

En 2010, les mutuelles sont fortement présentes sur le marché de la couverture individuelle (67,3 % des assurés) et moins sur le marché du collectif (38,6 % des assurés). Elles couvrent 57,2 % des assurés (contrat individuel ou collectif d’AMC). Elles ont dans leur portefeuille une clientèle relativement âgée par rapport à leurs concurrents : 28 % de leurs bénéficiaires ont plus de 60 ans (Garnero, Le Palud, 2014). Les mutuelles dominent aujourd’hui le marché de la complémentaire santé. Elles représentent 81,8 % des organismes présents et 56 % de parts de marché (exprimées par le poids des cotisations perçues). En parallèle d’un mouvement de concentration engagé depuis les années 90, elles perdent chaque année du terrain par rapport aux compagnies d’assurances : elles ont perdu 3,7 points de parts de marché entre 2002 et 2010 (Jacod, Zaidman, 2013).

Les institutions de prévoyance (IP) sont régies par le Code de la Sécurité sociale. Elles y sont définies par l’article L.931-1 comme « des personnes morales de droit privé ayant un but non lucratif, administrées paritairement par des membres adhérents et des membres participants ». Elles se différencient des mutuelles et des sociétés d’assurances par leur gestion paritaire. Au sein de leurs conseils d’administration, les représentants des salariés et des employeurs sont réunis dans deux collèges distincts. Ces institutions, émanant souvent d’institutions de retraite complémentaire, ont vu leurs règles de fonctionnement précisées dans la loi du 8 août 1994. Aujourd’hui, la plupart des IP s’unissent au sein de groupes de protection sociale (GPS) qui associent des institutions de retraite complémentaire, des IP, des mutuelles 45, des sociétés d’assurance mutuelle, voire des sociétés d’assurances. Le groupe Malakoff-Médéric, qui occupe la septième place sur le marché de la santé français avec un chiffre d’affaires de 1,6 milliard en 2012, en constitue un exemple éloquent.

Les institutions de prévoyance couvrent 16,8 % des personnes disposant d’une assurance maladie complémentaire en 2010. Elles sont minoritaires sur le marché de l’individuel (3,6 % des assurés), mais majoritaires sur celui du contrat collectif (41,3 %). La population couverte est d’âge actif (74,1 % des assurés ont entre 25 et 59 ans, essentiellement dans le cadre de contrats collectifs). Les personnes retraitées constituent seulement 16,5 % de leurs assurés. Cette différence résulte de la loi du 31 décembre 1989, qui oblige en effet les institutions de prévoyance à conserver parmi leurs adhérents les retraités qui le souhaitent. La répartition de leurs bénéficiaires selon l’âge est la suivante : 67,9 % ont entre 25 et 59 ans et 12,6 % ont plus de 60 ans (Garnero, Le Palud, 2014). Les IP représentent, en 2010, 4,7 % des organismes présents pour 16,8 % du marché de l’assurance maladie complémentaire. De 2002 à 2010, elles ont perdu 2,4 points de parts de marché (Jacod, Zaidman, 2013).

Les compagnies d’assurances sont le troisième intervenant sur ce marché. Elles sont toutes régies par le Code des assurances. Elles forment un ensemble disparate dans la mesure où cohabitent des structures assez différentes les unes des autres : des compagnies d’assurances, intéressées par ce marché en pleine croissance, des « bancassureurs », qui concurrencent fortement les sociétés d’assurances, et, enfin, des sociétés d’assurance mutuelle (SAM). Ces dernières étant des groupements de personnes sans capital social, il n’y a donc ni actions ni actionnaires. Les SAM sont la propriété collective des sociétaires, elles sont soumises au principe « Une personne, une voix ». Les SAM se subdivisent en SAM sans intermédiaires (MSI), comme la Macif, la Maif et la Maaf, et en sociétés d’assurance mutuelle avec intermédiaires, comme les MMA (Dumas, 2012).

En 2010, les sociétés d’assurances couvrent 25,9 % des personnes disposant d’une complémentaire santé (29,1 % pour l’individuel et 20 % pour le collectif). Elles sont en deuxième position sur le marché de l’individuel et en troisième position sur le marché du collectif. Leurs bénéficiaires (assurés et ayants droit) sont assez jeunes par rapport à ceux de leurs concurrents : 29 % des bénéficiaires ont moins de 24 ans, 49,9 % ont entre 25 et 59 ans et 21,1 % ont plus de 60 ans (Garnero, Le Palud, 2014). En 2010, elles réalisent 27 % du marché de la complémentaire et représentent 13,5 % des opérateurs. De 2002 à 2010, elles ont vu leurs parts de marché augmenter de 5,9 points (Jacod, Zaidman, 2013). L’assurance santé ne constitue cependant qu’une faible part de l’activité des sociétés d’assurances présentes sur le marché de l’assurance maladie complémentaire (14 % pour les sociétés d’assurance non-vie et 6 % pour les sociétés d’assurance mixte).

Un marché en profonde transformation : pressions concurrentielles et concentration

Le marché de l’assurance maladie complémentaire connaît, depuis le début des années 2000, un double mouvement de concentration et d’alliance entre opérateurs de différente nature (Abecassis, Coutinet, Domin, 2014).

En 2001, le fonds de la couverture maladie universelle (CMU) dénombrait 1 702 unités sur ce marché, soit 117 sociétés d’assurances, 57 institutions de prévoyance et 1 528 mutuelles 45. Onze ans plus tard, en 2012, il ne reste plus que 637 unités, soit une diminution de 63 %, dont 96 sociétés d’assurances (– 18 %), 29 institutions de prévoyance (– 49 %) et 512 mutuelles (– 66 % ; Jacod, Zaidman, 2013). Ce mouvement de concentration ne va pas sans rappeler celui qui a touché les banques mutualistes et coopératives dans les années 80 et 90. A l’époque, le CIC est ainsi racheté par le Crédit mutuel (Surzur, 2002). Ce mouvement répondait à une évolution réglementaire importante. Les accords de Bâle II, entrés en vigueur depuis le 31 décembre 2006, ont en effet introduit des règles prudentielles strictes resserrant les critères de solvabilité des banques.

Les mutuelles connaissent un mouvement semblable. Depuis la refonte du Code de la Mutualité en 2001, elles sont immergées dans un marché fortement concurrentiel. Les règles européennes de ce secteur deviennent de plus en plus contraignantes. Avec la directive européenne dite Solvabilité I du 24 juillet 1973, des règles prudentielles contraignantes s’imposent à l’ensemble des acteurs du champ. La directive dite Solvabilité II du 22 avril 2009 renforce encore les contraintes. Elle met en oeuvre trois piliers : des exigences quantitatives de marge de solvabilité ; des normes qualitatives de surveillance des risques permettant à l’assureur de prouver qu’il connaît l’ensemble des risques ; des exigences en matière de reporting et de transparence.

Ces règles ont obligé les acteurs du marché de l’assurance maladie complémentaire à se regrouper et à se transformer (Abecassis, Coutinet, Domin, 2014). Deux grands types de rapprochements sont mis en place. Les premiers, dits rapprochements faibles, reposent sur des partenariats et des unions techniques. Les partenariats portent sur la mise en commun de matériels, des ventes croisées ou de la standardisation de contrats, afin de pénétrer de nouveaux marchés. Par exemple, la Macif (SAM) s’est rapprochée du groupe AG2R-La Mondiale (IP) afin de pénétrer le marché des contrats collectifs. Plusieurs types d’unions techniques coexistent selon le statut des entités : des unions de mutuelles 45, des groupements d’intérêts économiques (GIE)et des unions de groupes mutualistes (UGM).

Les seconds, dits rapprochements forts, reposent quant à eux sur des techniques d’intégration financière plus complexes. Les sociétés de groupe d’assurance mutuelle (SGAM) permettent de rapprocher des mutuelles 45, des SAM, des IP et des sociétés d’assurances. Covéa en est un exemple significatif. Cette SGAM regroupe notamment la GMF, les MMA et la Maaf. En 2012, elle a reçu 1,3 milliard d’euros de cotisations pour 2,4 millions de personnes couvertes. Les unions mutualistes de groupe (UMG) permettent quant à elles de regrouper des mutuelles 45. Istya en est une illustration intéressante. Cette structure rassemblant, entre autres structures, la MGEN et la Mutuelle des affaires étrangères et européennes (MAEE) occupe en 2012 la première position, avec 2,4 milliards d’euros de chiffre d’affaires, et couvre 4,5 millions de personnes. Enfin, la fusion permet également de former des groupes importants. Harmonie mutuelle en constitue un exemple éloquent. Cette union mutualiste, née de la fusion d’Harmonie mutualité, Mutuelle existence, Prévadiès, Santévie et Sphéria Val-de-France, occupe désormais la deuxième position sur le marché de la complémentaire, avec 2,3 milliards d’euros de cotisations collectées et 4,3 millions de personnes couvertes.

La loi sur la sécurisation de l’emploi promulguée le 14 juin 2013 devrait encore accélérer cette phase de mutation. Elle impose en effet aux entreprises de fournir à leurs salariés un contrat collectif d’assurance maladie complémentaire au 1er janvier 2016. Les opérateurs ont saisi l’importance du changement et sont entrés dans une phase de rapprochements intenses. La MGEN et Harmonie mutuelle ont déjà annoncé leur futur rapprochement sous la forme d’une union mutualiste de groupe [1]. La future entité pèserait, en termes de cotisations, 4,3 milliards d’euros et protégerait 8,2 millions de personnes, voire 11,5 en cas d’union avec Istya [2]. L’IP Malakoff-Médéric a décidé de se rapprocher de la Mutuelle générale [3] et de la Banque postale. La Mutuelle générale est la troisième mutuelle française, avec un chiffre d’affaires en santé de 1 milliard d’euros en 2013, et couvre 1,3 million de personnes. Les deux partenaires sont convenus de constituer rapidement une société de groupe d’assurance mutuelle.

Un marché trop étroit pour une activité saturée

Depuis le début des années 2000, le chiffre d’affaires du champ de l’assurance maladie complémentaire connaît une croissance importante. Il a quasi doublé en dix ans, passant de 17,5 milliards d’euros en 2001 à 31,3 milliards en 2010 et à 32,2 milliards en 2011. Mais, depuis 2007, le résultat net des opérateurs tend à diminuer. En 2010, il était de 3 % des cotisations pour les sociétés d’assurances, de 4 % pour les IP et de 2 % pour les mutuelles. La baisse de rentabilité est principalement causée par la diminution des résultats dits techniques, en d’autres termes le chiffre d’affaires lié à la vente de contrats d’assurance maladie complémentaire. Différents travaux constatent d’ailleurs une dégradation de ces résultats de 1,2 % en 2010 et de 0,5 % en 2011 (Jacod, Zaidman, 2013). Dans cette perspective, les Ocam, quelle que soit leur forme juridique, peuvent avoir intérêt à élargir leur portefeuille en vue d’aller développer d’autres marchés.

Sur un marché très concurrentiel, les différentes clientèles sont de moins en moins captives. La durée moyenne de détention d’un contrat en constitue un bon indicateur : elle est de sept ans pour un contrat collectif et de six ans pour un contrat individuel. Le taux d’attrition (i.e. le pourcentage de clients perdus) en 2010 est de 17 % (Crié, 2011). En d’autres termes, plus de 4,8 millions de personnes ont effectivement changé de contrat. Si l’on tient compte des changements imposés aux salariés, ce sont 2,9 millions de personnes qui ont effectivement résilié leur contrat d’assurance maladie complémentaire. Le chiffre d’affaires généré par le changement volontaire de complémentaire est de 1,6 milliard d’euros réparti entre sociétés d’assurances (840 millions, 52,3 %), mutuelles (668 millions, 41,8 %) et institutions de prévoyance (94 millions, 5,9 %). Le changement d’Ocam est accéléré par la loi du 28 janvier 2005 qui facilite la résiliation des contrats (Reynaud et alii, 2013).

L’augmentation des taux d’attrition est liée à des facteurs exogènes, la retraite notamment, mais également endogènes, comme le mécontentement, la hausse des cotisations, les opportunités de changement (Grignon, Sitta, 2004). Le prix a un rôle important dans la prise de décision. Ainsi, 35 % des Français déclarent qu’une augmentation des cotisations pourrait les inciter à changer d’organisme complémentaire. Ce taux passe à 42 % pour les ménages les plus modestes et à 45 % pour les 18-24 ans (Crié, 2011). Le taux d’effort pour l’acquisition d’une complémentaire santé est de 4,5 % en moyenne. Il augmente quand le revenu des ménages diminue : il est de 3 % pour les ménages les plus riches et de 10,3 % pour les plus pauvres (Kambia-Chopin, Perronnin, Rochereau, 2008).

Dans un marché saturé, l’offre se différencie soit par le prix, soit par la qualité du service. Depuis une dizaine d’années, certains opérateurs, notamment sur le marché de la complémentaire individuelle, proposent des contrats low cost à des patients préférant regagner du pouvoir d’achat. Ces offres particulières ne sont pas spécialement destinées aux ménages modestes, elles ciblent plutôt des jeunes en bonne santé, sur un marché moins saturé que les autres, où les consommateurs sont peu captifs. Cette offre d’entrée de gamme est portée par la concurrence entre assureurs et bancassureurs. Sa croissance repose également sur le développement des ventes électroniques. A l’opposé, il peut être plus rentable pour un opérateur, sur un marché saturé où les nouveaux clients sont rares, de développer une offre différenciée autour de prestations qui ne touchent pas uniquement la santé, mais un ensemble de services à la personne (garde d’enfants à domicile, aide ménagère), voire des services financiers divers.

Face à la concurrence, les mutuelles peuvent donc choisir deux grands types de stratégies : jouer soit sur les prix soit sur les services liés. Dans la première, le développement de services low cost peut favoriser l’accès à une complémentaire santé pour certains publics, mais c’est aussi une forme de segmentation des bénéficiaires, qui est contraire aux valeurs de la Mutualité. La seconde configuration de réorientation stratégique, le développement de services ne touchant pas directement à la santé, opère également un ciblage de clientèle en fonction de ses caractéristiques socioéconomiques. En ce sens, ces deux formes de stratégies rompent avec la logique de solidarité entre les sociétaires, puisque tous ne bénéficient pas, de fait, des mêmes conditions de couverture.

L’engagement dans les services à la personne : extension du domaine d’action des mutuelles ?

Contrairement au marché de l’assurance maladie complémentaire, le marché des services à la personne n’est pas saturé et présente des perspectives de croissance importantes, y compris pour de nouveaux entrants. C’est en tout cas le diagnostic sur lequel s’appuie le plan Borloo (PB) de développement des services à la personne (2005). Le coeur du marché des mutuelles étant arrivé à saturation (et s’accompagnant d’une tendance forte à la concentration des opérateurs), elles y ont vu un espace possible de diversification et d’extension de leur politique produit, cohérent avec les activités d’« assisteur » déjà développées sur d’autres champs de l’assurance. En outre, une telle diversification pouvait leur permettre de renforcer leurs partenariats historiques avec les associations d’aide à domicile en devenant un apporteur d’activité pour ces dernières.

Le plan Borloo et les enseignes : une opportunité d’extension de la politique produit des mutuelles

En 2005, le plan Borloo de développement des services à la personne constitue une opportunité forte de diversification d’activités pour les Ocam. Le plan a fixé pour objectif de créer 500 000 emplois en trois ans grâce à la création d’un marché subventionné et à l’industrialisation du secteur. Il repose sur le postulat que les évolutions du mode de vie (travail féminin, vieillissement, etc.), associées à la montée du niveau de vie, créent de nouveaux besoins en termes d’externalisation des tâches domestiques. Il existerait ainsi « une demande latente de services aux particuliers prête à répondre à l’offre pourvu qu’elle soit de qualité » (Debonneuil, 2004, p. 12). Dans les travaux fondateurs du plan, ces services ont « toutes les caractéristiques de services privés » (idem, p. 43). Ainsi, même si historiquement les services à la personne sont produits par des organismes associatifs (et dans le champ du particulier employeur), le plan Borloo ne s’adresse donc pas en soi aux acteurs de l’économie sociale, mais bien à ceux de l’espace marchand.

Avec des prévisions résolument optimistes en termes de développement du secteur [4], le plan a créé un profond effet d’appel. En désignant le secteur comme un lieu potentiel de création d’activités ouvert à l’initiative privée, il a suscité des projets entrepreneuriaux de toutes tailles, de l’auto-entrepreneur à la société cotée en Bourse. La communication organisée par les réseaux consulaires, les réseaux d’appui à la création d’entreprise et les syndicats d’employeurs (Medef) a soutenu une vive création d’entreprises : le nombre d’opérateurs commerciaux est passé de 573 en 2004 à environ 4 000 en 2007 et à plus de 18 000 en 2013 (Thiérus, 2015). La configuration d’un quasi-monopole des organismes publics et associatifs, d’une part, et d’une atomicité de l’emploi direct, d’autre part, évolue vers un marché où le nombre d’organismes croît (malgré une diminution des offreurs publics et associatifs).

Si l’augmentation du nombre d’offreurs est, dans l’esprit du plan, une condition à l’expansion du marché, le développement réel de celui-ci passe par l’émergence d’une consommation de masse des services à la personne, qui doit être portée par un type d’acteur nouveau sur le marché : des enseignes nationales, chargées d’organiser l’intermédiation entre prestataires et consommateurs. Celles-ci doivent porter l’industrialisation du secteur ; elles relèvent d’une logique de création de marques nationales, chaque marque devant mettre en oeuvre un ensemble de process lui permettant de délivrer des produits de qualité homogène sur l’ensemble du territoire via son réseau de prestataires sous-traitants. Afin de les rendre viables et de compenser les coûts de structure par des économies de gamme et d’envergure, le plan organise le champ des services à la personne à partir d’un ensemble large de vingt et une activités extrêmement variées, allant de l’aide à domicile à des personnes fragiles au ménage, en passant par le coaching sportif et la garde d’enfants (art. 7231-1 du Code du travail).

Tableau

Répartition des organismes et employeurs dans les services à la personne

Répartition des organismes et employeurs dans les services à la personne

(1) Nombre d’organismes actifs au 31 décembre. Base : tableau des statistiques annuelles, France métropolitaine.

(2) Nombre moyen d’organismes actifs pour l’année. Base : Nova, France entière.

(3) Le statut d’auto-entrepreneur est entré en vigueur en 2009, il n’y a donc pas de statistiques du nombre d’entreprises privées sous ce statut pour l’année 2004.

(4) Nombre de particuliers employeurs au cours du deuxième trimestre, France entière à partir de 2007 ; France métropolitaine avant 2007.

Données de la Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares), 2013

-> Voir la liste des tableaux

Toutes ces activités bénéficient de mesures fiscales et sociales destinées à soutenir la transformation des besoins latents en une demande effective et à faire évoluer durablement le comportement des consommateurs par une baisse du coût d’opportunité. Un ensemble d’acteurs de l’assurance maladie complémentaire ont répondu positivement aux incitations du plan, validant ainsi l’hypothèse d’un secteur des SAP réglé par le marché et par les perspectives de croissance associées. Les mutuelles, confrontées à une banalisation de l’offre de garantie, ont ainsi vu dans le plan un levier leur offrant la possibilité d’une diversification de leurs activités, tout en leur permettant de rester centrées sur leur coeur de métier : l’homme. Dans ce domaine, les mutuelles de santé n’ont fait que suivre l’exemple initié par les mutuelles automobiles qui ont cherché à se diversifier par une offre de services.

Cette nouvelle stratégie a incité les mutuelles à renforcer leurs liens avec les fédérations des associations historiques de l’aide à domicile afin de constituer des enseignes. Plusieurs exemples mettent en évidence l’entrée de mutuelles et plus généralement d’Ocam dans le secteur des SAP. L’enseigne Personia se veut « l’association pour la promotion des services à la personne ». Il s’agit en fait d’une société par actions simplifiée unipersonnelle (SASU). Créée en 2006, elle comprend une fédération d’associations d’aide à domicile (l’ADMR), une banque coopérative et mutualiste (le Crédit mutuel) et une institution de prévoyance (AG2R, devenu AG2R-La Mondiale par la suite). De même, l’enseigne France Domicile regroupe en une société anonyme par actions simplifiées la Mutualité française et deux fédérations d’organismes prestataires non lucratifs : l’Union nationale de l’aide (UNA), qui est associative, et l’Union nationale des centres communaux et intercommunaux d’action sociale (Unccas), qui est une fédération d’organismes publics. Dans le même ordre d’idées, Fourmi verte, une association loi 1901, a été créée en 2006 par Groupama (SAM) et la Mutualité sociale agricole (mutuelle 45) et Familles rurales, une fédération d’aide à domicile. D’autres mutuelles, aux coopérations plus ténues avec les organismes d’aide à domicile, ont créé entre elles leur propre enseigne. Par exemple, Séréna est une société anonyme (SA) née d’un regroupement entre le groupe Caisse d’épargne, deux sociétés d’assurance mutuelle (Maif et Macif) et une mutuelle 45 (MGEN).

Ces enseignes, groupements d’organismes de l’économie sociale, se trouvent dans la même arène concurrentielle que d’autres enseignes portées par des groupes ne relevant nullement de l’économie dite sociale et solidaire (voir la liste des enseignes en annexe). Par exemple, Assistéo regroupe quatre entreprises commerciales prestataires de SAP : Nurse Alliance, Prof Assistance, Kids Assistance et Clic PC. De même, A + est une enseigne constituée de Acadomia, DomAliance, O2, To Do Today, Adhap, Maisoning et Viadom, des entreprises commerciales implantées dans les services à la personne, soit directement dans le cadre d’une stratégie de groupe (par exemple O2), soit indirectement en se positionnant comme franchiseur (Adhap). Enfin, d’autres enseignes comprennent des sociétés d’assurance intervenant déjà dans le champ de l’AMC. C’est le cas par exemple de l’enseigne Domiserve +, qui regroupe Dexia et Axa Assurance, ou encore de CNP services à la personne, division de la CNP (société d’assurance sous forme de SA).

Les enseignes comme soutien à la consolidation de l’activité des associations d’aide à domicile ?

L’ensemble des enseignes créées avec le soutien financier de la puissance publique propose des services de mise en relation avec des prestataires orientant leur activité sur l’ensemble du champ des SAP. Elles ont donc une politique produit d’organisation d’intermédiation à la fois pour des services historiques d’aide à domicile et pour des nouveaux services (ménage, garde d’enfants, etc., dits services de confort), que les travaux fondateurs du plan souhaitaient réserver aux entreprises privées (commerciales). L’activité des enseignes n’est jamais vraiment parvenue à décoller (se partageant les mises en relation pour seulement 1,2 % du marché des services à la personne) et s’est rapidement soldée par la disparition de ces intermédiaires (Gallois, Nieddu, 2015). Il nous semble pourtant que le positionnement des Ocam en tant qu’enseignes de SAP est révélateur des évolutions du système de protection sociale et que cette politique-produit mérite d’être analysée en ce sens.

En se positionnant comme un dispositif d’intermédiation, les enseignes cherchent à construire de nouvelles formes de ce que Lucien Karpik (2007, p. 68) appelle « des dispositifs de jugement ». Ceux-ci visent à « satisfaire un impératif généralisé : réduire et si possible faire disparaître le déficit cognitif qui caractérise les consommateurs sur les marchés des singularités ». Ils résultent d’une construction par plusieurs types d’acteurs (enseignes, courtiers, réseaux personnels, système d’évaluation des vendeurs sur eBay, etc.) et permettent d’équiper le marché. A ce titre, ils découlent d’une concurrence entre différentes forces pour l’équipement du marché. Or, le marché des services à la personne n’était pas dépourvu de dispositifs de jugement avant la mise en oeuvre du plan Borloo. Ces dispositifs résidaient pour une part dans les réseaux personnels et professionnels, mais aussi, pour une autre part, dans la forme associative elle-même, dans la mesure où elle constitue un signal pour la construction de la confiance (Enjolras, 1995) en même temps qu’elle déploie son activité sur les territoires où elle a identifié un certain nombre de besoins sociaux non satisfaits.

Le fait que les mutuelles se soient associées aux acteurs associatifs pour créer des enseignes nous amène à envisager un niveau de lecture plus complexe que celui de la concurrence sur les dispositifs de jugement : celui d’une reconstruction des partenariats au regard de la politique produit des prestataires associatifs d’aide à domicile.

Comme les enseignes, les organismes de l’aide à domicile ont répondu aux incitations du PB et ont opéré une diversification de leurs activités vers une gamme de services plus large que ceux destinés à la prise en charge de l’aide à domicile. Si cette extension peut se lire dans une optique de renforcement des positions de marché en réaction ou par anticipation à l’entrée d’entreprises commerciales sur le champ des SAP, les observations de terrain [5] indiquent que le marché des SAP est segmenté en fonction des publics. Ainsi, les associations d’aide à domicile ne s’estiment en concurrence qu’avec des organismes proposant les mêmes services et non avec ceux n’en ayant pas dans leur offre. Par exemple, une entreprise de garde d’enfants à domicile ne sera pas perçue comme concurrente par une association d’aide à domicile, même si elle propose ces mêmes services de garde d’enfants et, réciproquement, une entreprise de ménage ne se sentira pas fortement en concurrence avec une association spécialisée dans l’aide à domicile. L’élargissement de la gamme de services proposés et des consommateurs visés s’inscrit en outre dans une stratégie globale d’hybridation de ressources multiples au service de la mission de réponse aux besoins sociaux que se sont attribuée les associations (Gallois, 2012). L’intégration de services de confort à la politique produit, ayant toutes les caractéristiques de services rentables, constitue alors une forme particulière d’organisation d’une solidarité horizontale entre les destinataires de l’action de l’association : les services de confort permettent d’assurer l’équilibre économique nécessaire à la réalisation de services d’aide à domicile auprès des plus fragiles.

La constitution en enseignes, dans la mesure où ces dernières doivent devenir le dispositif de jugement principal des SAP et donc apporter de l’activité aux organismes d’aide à domicile, vise alors la consolidation de l’activité des associations d’aide à domicile. Dans cette perspective, la coopération entre mutuelles et organismes associatifs d’aide à domicile dans le cadre d’enseignes peut se lire comme une forme d’extension du champ de la santé, venant couvrir un espace de l’aide à domicile en croissance, au moyen de l’organisation d’une couverture solidaire qui ne se restreint pas aux soins et au remboursement de ceux-ci (ni même à l’offre émergente d’assurances individuelles contre le risque de dépendance). Il s’agit alors de défricher un espace de la santé non couvert par l’assurance maladie obligatoire (AMO), ni par les AMC, défrichage en cohérence avec les utopies fondatrices de l’économie sociale et solidaire (ESS).

Conclusion

Les mutuelles, en tant qu’offreurs d’assurance maladie complémentaire, se situent sur un marché où coexistent deux autres types d’acteurs depuis 1989. La saturation de ce marché a conduit les mutuelles, comme les IP et les sociétés d’assurances, à développer deux grands types de stratégies. En premier lieu, une stratégie de mutualisation des coûts, qui conduit à un phénomène de concentration et laisse présager une configuration de marché oligopolistique. Le second type de stratégie, complémentaire de la première, consiste à développer de nouvelles stratégies de captation de clientèle, notamment en proposant une individualisation croissante des contrats, et en associant aux risques couverts des services complémentaires tels que les services à la personne. L’ensemble des Ocam a vu dans le plan de développement des services à la personne, et les grandes enseignes nationales que celui-ci cherchait à créer, une nouvelle source de diversification possible.

Si l’expérience des enseignes s’est révélée un échec, l’implantation des Ocam dans le champ des services à la personne est symptomatique des mutations du système de protection sociale et de sa configuration. Les Ocam se trouvent en effet sur un marché pratiquement saturé pour ce qui est des complémentaires santé (rappelons cependant qu’il reste encore 6 % de la population non couverte). La prise en charge de la dépendance reste cependant peu structurée et mal couverte par la puissance publique (l’allocation personnalisée pour l’autonomie ne suffit pas à couvrir les besoins). Les perspectives démographiques montrent en outre des besoins croissants dans ce domaine particulier de la santé.

Qu’il s’agisse de service complémentaire pour les clients existants ou bien d’un nouveau besoin d’assurance, les mutuelles ont cherché à se positionner sur ce segment de la dépendance en émergence, au-delà des tentatives de développer des contrats d’assurance dépendance. Ainsi, la Macif s’est fortement positionnée comme partenaire d’actions d’aide aux aidants, en particulier avec son programme « Aidants et aidés » et à travers son partenariat avec l’Una, la fédération d’aide à domicile. Il est question ici d’une stratégie de développement d’une extension de services pour ses assurés (et d’autres). Mais les stratégies de positionnement sur la dépendance peuvent aller au-delà des partenariats. Ainsi, Axa Assistance est devenu en 2008 actionnaire majoritaire du capital d’Adhap Services (l’un des principaux franchiseurs de l’aide à domicile avec 155 franchisés). L’actionnariat du groupe Korian-Médica (hébergements de personnes âgées et aide à domicile) illustre bien les stratégies d’investissement auprès de prestataires de services que développent les Ocam : si l’actionnaire principal (24,1 % du capital) est Prédica, filiale banque-assurance du Crédit agricole, on ne trouve pas moins de six autres assureurs français dans l’actionnariat (dont Malakoff-Médéric Assurance pour 6,37 % ; Covéa et la Maaf pour 3,93 % chacune, etc.).

Les Ocam, confrontés à une baisse de rentabilité, optent pour la concentration et le développement de la gestion de la relation client. La stratégie d’actionnariat au sein de prestataires de soins de long terme s’inscrit dans cette perspective et laisse présager une évolution assez radicale du système de soins. La réduction de la part de l’Amo et l’évolution positive de l’AMC constatées depuis les années 90 (Le Garrec, Koubi, Fenina, 2013) devraient se poursuivre et s’amplifier dans les années à venir. Cela laisse entrevoir la possibilité que se développe un système similaire à celui des Health Maintenance Organizations aux Etats-Unis, où les assureurs intègrent verticalement les prestataires de soins. Or, ce système pose problème dans la mesure où il induit une éviction des patients présentant les plus mauvais risques, tout en étant inflationniste. On en observe pourtant les premiers symptômes en France. D’une part, les Ocam commencent à intégrer des offreurs de soins autour de plateformes communes (Optistya, Santéclair, Carte blanche). D’autre part, Prédica et Ramsey Healthcare, une société australienne gestionnaire de cliniques, vient de prendre le contrôle de la Générale de santé, le premier groupe français d’hospitalisation privée.