Résumés
Résumé
Après une évaluation critique des propositions sur la dégénérescence, l’article met l’accent sur l’idéologie organisationnelle comme élément structurant de la coopérative de production. Cela nous amène à qualifier cette dernière comme un type particulier d’organisation missionnaire, dont il faut analyser les caractéristiques, afin d’identifier les principes et les dispositifs organisationnels qui permettent d’assurer sa pérennité tout en respectant ses principes alternatifs d’organisation, maîtrisant ainsi la tendance vers la dégénérescence.
Abstract
After a critical evaluation of degeneration theories, the authors focus on the organisational ideology as a central element of workers’ cooperatives. This leads the authors to qualify them as a particular type of missionary organisation. It’s necessary to analyse their characteristics to identify the organisational principles and arrangements that ensure their survival while respecting their alternative organisational principles and thus control the tendency towards degeneration.
Resumen
Despues de una evaluación crítica de las propuestas relativas a la degeneración, el artículo hace hincapié en la ideología organizativa como elemento estructurado de la cooperativa de producción. Esto nos lleva a calificar la misma como un tipo particular de organización misionaria cuyas características deben ser analizadas, para identificar los principios y mecanismos organizativos permitiendo asegurar su sostenibilidad respetando al mismo tiempo sus principios alternativos de organización y frenando así la tendencia a la degeneración.
Corps de l’article
La coopérative de production, considérée comme partie constituante d’un projet de société alternatif, a un caractère antagonique par rapport aux relations sociales qui fondent l’organisation capitaliste de production (Gide, 1900). Il s’agit de l’expression d’un mouvement social, politique et culturel qui s’appuie sur l’implication consciente et organisée des salariés, ayant comme objectif de contrôler leur propre activité productive et de promouvoir leur autonomie sur le plan politique et économique. Dans cette perspective, la coopérative de production introduit de nouvelles relations de travail et devient un lieu d’émergence d’identités collectives, construites au cours des interactions entre les participants. Ces relations et les activités qui en découlent sont régies par des principes de participation, d’auto-organisation, de démocratie (« Un membre, une voix »), d’équité, de réciprocité et de solidarité entre les membres (ACI, 1995), dont l’éthique, la transparence et la responsabilité sociale en sont les compléments.
Or, la coopérative subit plusieurs contraintes, externes et internes, qui exercent une pression permanente sur ses caractéristiques singulières. Sur le plan externe, la coopérative s’insère dans le circuit économique (échanges de marchandises, flux financiers, etc.), qui constitue un environnement hostile (cadre institutionnel inadapté, pressions financières, valeurs sociétales antagoniques…). Si l’hostilité externe peut jouer comme liant sur le court terme parce qu'elle crée une réaction de solidarité parmi les membres, il semble difficile de perdurer à plus long terme sans une extension progressive des formes coopératives aux dépens des organisations économiques conventionnelles (Gunn, 2000) et sans provoquer des changements sur le plan social et politique (Defalvard, 2013). Sur le plan interne, la nature diversifiée des motivations individuelles génère des conflits et des fractures au niveau du collectif. Gide dénonce déjà le risque d’un effet pervers de la coopérative, dans le sens où l’égoïsme des premiers arrivés pourrait trahir l’esprit de coopération, alors que Meade (1972) met en évidence le conflit entre équité et efficacité et les problèmes qui pourraient émerger quant à la discipline du travail. En parallèle, une taille et une complexité croissantes impliquent inéluctablement des délégations multiples du pouvoir décisionnel. Combinés avec la répartition inégale des savoirs et les effets cumulatifs de décisions prises sous la contrainte de pressions externes, ces facteurs peuvent amener à des formes plus centralisées de gouvernance et, de façon plus générale, menacer la nature, la cohésion et, en dernière instance, la survie de la coopérative.
En raison de ces contraintes, externes et internes, les coopératives de production essuient deux principales critiques, qui ne sont pas indépendantes : elles seraient moins efficaces économiquement et conduites à une banalisation politique (dégénérescence). Or, les théoriciens des coopératives y apportent souvent une réponse insatisfaisante, soit parce qu’ils se limitent à l’évocation – importante, mais relativement abstraite – de la supériorité des formes de gouvernance démocratiques, soit parce qu’ils restent cantonnés au cadre théorique néoclassique dans lequel ces critiques ont pris forme.
A partir de ce constat, nous revisitons la « loi de fer de l’oligarchie » (Michels, 1910) et la thèse de la dégénérescence (Meister, 1974), dans un double objectif. Il s’agit d’évaluer de façon critique les propositions de la littérature sur la dégénérescence coopérative et, ensuite, de s’interroger sur les dispositifs qui pourraient permettre de maîtriser ses contradictions et d’assurer une pérennité de la coopérative tout en respectant ses principes alternatifs d’organisation. A cet égard, nous proposons de sortir du modèle de principal-agent mobilisé habituellement dans les travaux académiques pour étudier le problème de la dégénérescence, qui nous paraît peu propice à rendre compte de ce phénomène et à y envisager des solutions. Nous mettons en avant l’importance de l’idéologie organisationnelle, de l’identification et de la confiance comme éléments structurants de la coopérative. Cela nous amène à qualifier cette dernière comme un type particulier d’organisation missionnaire dont il faut analyser les caractéristiques, afin d’identifier les dispositifs organisationnels permettant de maîtriser la tendance vers la dégénérescence.
L’article est organisé en trois parties, divisées en sous-sections. D’abord, est analysée la thèse de la dégénérescence, avec une sous-section consacrée aux problèmes relatifs à l’efficacité des coopératives de production compte tenu de leur gouvernance démocratique. Dans les deux sous-sections suivantes, nous proposons une analyse critique du caractère déterministe de la dégénérescence, après avoir présenté les racines théoriques du concept. Ensuite, nous mettons en avant le rôle et l’articulation entre idéologie, identification, loyauté et confiance et présentons la configuration missionnaire comme modèle organisationnel pour la coopérative de production. A partir de ce cadre sont énoncés, dans la dernière partie, certaines conditions et certains dispositifs qui permettent d’introduire des innovations sociales et organisationnelles, neutralisant ainsi les dérives qui conduisent à la dégénérescence coopérative.
La thèse de la dégénérescence
Selon la thèse de la dégénérescence, les coopératives de production échouent à préserver à long terme leur caractère démocratique.
Si l’on considère une coopérative qui reste relativement isolée en tant que modalité alternative d’organisation productive, deux questions fondamentales et interdépendantes se posent. La première concerne sa capacité de survie en tant que forme organisationnelle spécifique, sa viabilité. En d’autres termes, il s’agit de son aptitude à atteindre un niveau suffisant d’efficacité économique pour pouvoir perdurer dans un environnement hostile. La seconde est relative à sa capacité de préserver ses caractéristiques particulières, sans dégénérer en une forme traditionnelle d’entreprise hiérarchique où le sommet stratégique prend toutes les décisions importantes et exerce son contrôle sur le reste des coopérateurs.
Ces deux questions sont indissociables, car la lourdeur et les contradictions de la gouvernance démocratique sont censées détériorer l’efficacité économique et, combinées à la démobilisation progressive des membres et à la routinisation des procédures organisationnelles, provoquer ainsi une remise en question des pratiques alternatives de gouvernance ou la disparition de la coopérative.
La question de l’efficacité coopérative : auto-organisation versus hiérarchie
L’idée selon laquelle la coopération des producteurs et le travail en équipe présentent des avantages par rapport à des productions individualisées, en termes de rendements croissants et de gains de productivité, est ancienne et traverse tous les courants de l’analyse économique. Il y a aussi une convergence sur le fait que les besoins de spécialisation (raison essentielle des avantages procurés par le travail en équipe) impliquent la mise en place de dispositifs de coordination et de contrôle permettant d’assurer un degré satisfaisant de cohérence, de cohésion et d’efficacité organisationnelle.
Dans l’entreprise capitaliste, l’efficacité organisationnelle est supposée découler de l’exercice des droits de propriété par le propriétaire du capital. Afin d’assurer les conditions de création et d’appropriation de la plus-value, le droit de contrôle (usus) se matérialise, pour l’essentiel, avec le pouvoir hiérarchique et le contrat de travail qu’implique la subordination formelle du salarié.
La supériorité de la structure hiérarchique par rapport à la coopérative autogérée des producteurs est explicite dans la théorie des droits de propriété (Furubotn, Pejovich, 1973) et pénètre, avec des vocables différents, tout le courant de pensée néo-institutionnaliste (théorie de l’agence et théorie des coûts de transaction). L’avantage de la hiérarchie serait dû à la motivation du capitaliste (déguisé en « agent central » dans la théorie de l’agence) à obtenir le plus haut niveau d’efficacité (étant donné qu’il s’approprie le surplus) et à la possibilité d’éviter, grâce au contrôle et à la supervision directe, l’aléa moral, voire l’opportunisme, de membres qui sont supposés adopter quasi-spontanément des comportements de passagers clandestins. Les arguments mobilisés dans le cadre de ces approches théoriques sont souvent ad hoc (Dow, 2003 ; Jossa, 2009 ; Chevallier, 2013a). Ainsi, les producteurs-travailleurs décideraient d’assumer le coût du contrôle dont ils font l’objet, pour éviter les asymétries d’information et les inefficacités qui résultent du travail collectif. Par consensus, ils consacreraient le surplus du travail collectif (le profit) à la rémunération de l’« agent central » (Alchian, Demsetz, 1972). En d’autres termes, ce serait l’intérêt commun du capitaliste et du travailleur d’attribuer au premier les droits résiduels de contrôle et la totalité du surplus, afin d’améliorer l’efficacité du travail en équipe.
Il faut noter que la théorie des droits de propriété et les théories contractuelles de la firme, de façon plus générale, émergent dans le cadre des débats sur l’efficacité des entreprises autogérées. Or, en essayant de retourner l’argument de la supériorité de l’entreprise capitaliste hiérarchisée, les défenseurs du travail coopératif (Ward, 1958 ; Domar, 1966 ; Vanek, 1970) ont focalisé leur attention sur la définition de la fonction-objectif de la firme autogérée et ont mobilisé du coup le même dispositif analytique (pour une présentation détaillée, voir Maroudas, 1989 ; Alcouffe et al., 2013). En prenant une telle direction, non seulement leurs travaux se sont trouvés prisonniers d’une méthode d’analyse et d’hypothèses contestables (raisonnement à la marge, motivations strictement égoïstes et intéressées, rationalité parfaite, etc.), mais, surtout, ils ont de cette façon éludé le problème de l’efficacité organisationnelle en l’absence de pouvoir hiérarchique et de droits résiduels de contrôle.
Indépendamment de la définition d’efficacité adoptée et au-delà du contenu idéologique inhérent aux théories de la firme qui privilégient – en le justifiant – le caractère capitaliste de l’organisation économique, il n’en reste pas moins, en effet, que le travail en équipe pose des problèmes redoutables. Une coopérative autogérée, même de taille relativement réduite, regroupe un ensemble de membres dont les représentations, les intérêts et les objectifs ne sont pas nécessairement et de façon permanente convergents. Comment sont maîtrisées les contradictions qui en découlent ? Qui tranche et comment, en cas de conflit majeur ? Comment éviter l’apathie démocratique et son corollaire, la concentration du pouvoir aux mains de certains membres ? Ces questions ne peuvent pas être posées, ni trouver de réponses, en adoptant un cadre d’analyse marginaliste.
Par ailleurs, même en réfutant les outils et les hypothèses comportementales des modèles économiques conventionnels, il serait illusoire de penser que l’élimination du capital en tant que relation sociale impliquerait ipso facto l’effacement de ces contradictions. Se contenter de mettre en avant les avantages des processus démocratiques quant à la motivation et à la cohérence de l’équipe nous semble insuffisant. Le principe général de fonctionnement démocratique, aussi important soit-il, ne permettra pas d’éviter des conflits, des situations de démotivation, voire des fractures importantes au niveau du collectif de travail et des déviations, surtout en cas de pressions fortes de l’environnement (Cornforth, 1995 ; Chevallier, 2013b). Il ne s’agit pas seulement de gérer la complexité induite par un fonctionnement démocratique, mais de tenir compte de la difficulté de maintenir un éveil démocratique permanent. L’autonomie politique des coopérateurs s’appuie en effet nécessairement sur leur mobilisation consciente, qui n’est ni acquise ni durable.
Les racines de la dégénérescence
La thèse de la dégénérescence coopérative trouve ses racines dans l’hypothèse de l’inévitable prise de pouvoir par les managers, à la suite de la séparation de la propriété et du contrôle dans les sociétés par actions (Berle, Means, 1932 ; Marris, 1964). Grâce à leurs compétences professionnelles et techniques et à la délégation de l’usus de la part des propriétaires du capital, ils sont en mesure de privilégier leurs propres intérêts. Une abondante littérature mobilisant le modèle d’agence a ensuite exploré les dispositifs incitatifs qui permettent une convergence d’intérêts entre managers et actionnaires.
Concernant les coopératives, cette même séparation entre propriété et contrôle, favorisée par des considérations d’efficacité économique, serait à l’origine de l’affaiblissement progressif des principes démocratiques en leur sein et d’une prise de pouvoir par une minorité de cadres dirigeants, qui se transforment en groupe dominant selon la « loi de fer de l’oligarchie ». Cette thèse a été développée initialement par Michels (1910), par référence aux tendances bureaucratiques observées dans les syndicats et les organisations socialistes. Selon lui, la taille et la complexité croissante des organisations démocratiques imposent une stabilité accrue des individus qui occupent des positions administratives élevées. Compte tenu de la répartition inégale des compétences au sein de ces organisations, le pouvoir administratif est concentré de façon tendancielle aux mains d’un nombre limité de « leaders professionnels », qui constituent ainsi une oligarchie ayant une forte influence discrétionnaire dans la prise des décisions.
Meister (1974) prolonge cette idée et soutient l’hypothèse d’une dégénérescence progressive et inéluctable passant par quatre stades. Après une première période conquérante où l’enthousiasme et la ferveur des coopérateurs dominent, la survie économique oblige à adopter des méthodes de gestion plus classiques et à modifier les principes organisationnels (phase de « consolidation économique »). Cette phase est suivie par le renoncement aux idéaux originaux, l’adaptation au contexte économique et culturel et la montée de la démocratie par délégation. Enfin, selon ses termes, survient le stade du « pouvoir des administrateurs », où les experts et autres spécialistes règnent en maîtres et la coopérative dégénère en une forme d’entreprise managériale. La consolidation du pouvoir des managers serait donc liée à l’apathie progressive des membres dont les objectifs évoluent, les valeurs qui ont conduit à la constitution de la coopérative étant remplacées par des motivations d’ordre économique qui exigent une efficacité organisationnelle. Les capacités, les connaissances et le contrôle des informations de la part des cadres dirigeants provoquent, au-delà de l’exercice du pouvoir, le développement de comportements opportunistes et la transformation des objectifs de la coopérative dans le sens de leurs propres intérêts. En définitive, le résultat serait soit la transformation pure et simple en entreprise capitaliste, soit la dégénérescence organisationnelle impliquant le contrôle effectif par une minorité de cadres dirigeants (Cornforth et al., 1988).
Des réponses théoriques insuffisantes
Plusieurs travaux académiques récents sur la dégénérescence s’inscrivent dans la même perspective déterministe et, fait marquant, mobilisent le modèle d’agence considérant la coopérative comme un noeud de contrats entre individus isolés, propriétaires de facteurs de production et portés vers des comportements de passager clandestin. Les managers se professionnalisent (Malo, Vézina, 2004) et satisfont prioritairement leurs propres intérêts, s’appuyant sur des asymétries informationnelles (« aléa moral ») et sur le faible contrôle de la part des membres, notamment quand la coopérative s’agrandit (Pellervo, 2000 ; Cuevas, Fischer, 2006). Logiquement, les « solutions » pour contrecarrer le problème sont aussi empruntées à ce même cadre théorique et aux propositions concernant le gouvernement d’entreprise (Chaves, Sajardo-Moreno, 2004). Il s’agirait de mettre en place des dispositifs incitatifs visant à réduire le pouvoir discrétionnaire des managers pendant l’exercice de leurs fonctions et à faire converger leurs intérêts avec ceux des coopérateurs. Faut-il le rappeler, l’essence des dispositifs prescrits par la théorie de l’agence consiste à développer des systèmes de rémunération des managers comportant une partie variable substantielle qui dépend de l’adéquation de leurs actions avec les attentes des actionnaires (bonus, stock-options, etc.).
Une telle approche ne nous semble pas pertinente pour trois raisons. La première est liée aux fondements mêmes et aux hypothèses du modèle de principal-agent. Il s’agit notamment de la représentation strictement individualiste des relations entre les coopérateurs et de la supposée universalité des comportements opportunistes. Ces hypothèses ad hoc sont largement critiquées, y compris dans le cadre d’une entreprise capitaliste (Gabrié, Jacquier, 1994 ; Barreto, 2011). En deuxième lieu, de telles approches semblent oublier que ces dispositifs incitatifs ont comme fonction essentielle la consolidation de l’alliance entre les actionnaires et les managers, aux dépens de toutes les autres parties prenantes et des salariés en particulier (Duménil, Lévy, 2012 ; Favereau, Robé, 2012). La troisième raison est relative aux caractéristiques spécifiques des coopératives qui rendent la plupart de ces dispositifs inopérants : les parts d’une coopérative de production ne sont pas transférables et, en tout cas, pas échangeables sur le marché boursier. Il n’y a donc pas de « marché de contrôle » dans le sens de Fama et Jensen (1983), alors que le marché de travail de ces dirigeants est extrêmement limité. Par conséquent, les managers d’une coopérative n’ont pas les mêmes possibilités pour obtenir des bénéfices élevés que ceux d’une entreprise capitaliste par actions. Leurs motivations « égoïstes » seraient limitées à la sécurité de leur travail, à la consolidation de leur fonction et à leur prestige dans l’environnement interne et externe de la coopérative. Il s’agit d’éléments non négligeables, mais sans doute insuffisants pour satisfaire des individus qui seraient préoccupés par la seule maximisation de leurs bénéfices. De plus, des arrangements institutionnels plus globaux seraient nécessaires, comme la création d’un marché de cadres dirigeants pour l’économie sociale, telle qu’elle est proposée par Chaves et Sajardo-Moreno (2004). L’idée est certes intéressante et, combinée avec des actions de formation des membres, pourrait avoir des effets positifs. Une telle possibilité présuppose toutefois un fort développement du mouvement coopératif qui, s’il existe, changerait la configuration d’une coopérative relativement isolée et le type de pressions qu’elle pourrait subir.
Pour résumer, l’efficacité des coopératives et la pérennité de leur gouvernance démocratique – les deux étant fortement liées, mais pas nécessairement compatibles – sont en cause, alors que les théories habituellement mobilisées pour traiter ces questions et identifier des solutions appropriées sont insatisfaisantes. Nous pensons donc que l’appréhension du risque de dégénérescence et des remèdes éventuels passe par un changement de perspective théorique.
La coopérative de production comme organisation missionnaire
Dans une perspective de préservation de la coopérative de production comme une forme organisationnelle alternative, deux points nous semblent avoir une importance cruciale : tout d’abord, la reconnaissance du rôle central joué par l’idéologie organisationnelle comme fondement des processus d’identification et, ensuite, la traduction de cette idéologie au niveau des dispositifs et des règles organisationnels, pour renforcer la confiance dans le groupe et assurer les conditions d’un éveil démocratique.
Idéologie, identification, loyauté et confiance
En l’absence d’une structure hiérarchique censée canaliser les tensions entre individus et organisation, la loyauté et la confiance entre les coopérateurs, qui découlent d’une idéologie organisationnelle partagée, constituent des mécanismes centraux de contrôle et de coordination du travail collectif (figure 1). Elles traduisent à la fois la croyance en la supériorité de l’auto-organisation comme véhicule d’une meilleure qualité au travail et la conviction selon laquelle le groupe est capable de surmonter les difficultés et de fournir des solutions satisfaisantes aux préoccupations des coopérateurs, y compris au niveau de la préservation des emplois et du salaire. Leur consolidation renforce l’idéologie organisationnelle et le processus d’identification (Simon, 1945) qui, à leur tour, consolident la loyauté et la confiance mutuelle constituant le ciment des relations internes (Jones, George, 1998 ; Ole Borgen, 2001). Il devient ainsi possible de construire un sens et une identité collective alternatifs aux relations de travail prévalant dans une entreprise traditionnelle (Demoustier, 1981).
A partir de ces éléments et par référence aux configurations structurelles codifiées par Mintzberg (1983a), nous considérons que la coopérative de production comporte certaines des caractéristiques de l’organisation missionnaire. Une forte idéologie, liée à sa mission comme forme alternative d’organisation des activités productives, se répercute sur la standardisation d’un ensemble de règles, qui constituent le mécanisme principal de coordination. Il s’agit a priori d’une organisation faiblement structurée, où la confiance mutuelle, les comportements normatifs et les valeurs partagées permettent l’accomplissement des tâches sans la supervision de la ligne hiérarchique, qui de toute façon est relativement courte (structure aplatie). Les procédures organisationnelles sont peu formalisées, l’ajustement mutuel et les interactions informelles étant, en général, suffisants pour l’émergence de règles partagées. Par ailleurs, l’absence de standardisation des tâches, des résultats et des qualifications rend la technostructure superflue.
Ces éléments peuvent correspondre aux traits de la coopérative de production, en sachant que cette analogie trouve aussi ses limites. Selon Mintzberg, la configuration missionnaire est également caractérisée par un système technique simple, une faible division du travail, une polyvalence et une rotation des tâches qui impliquent la décentralisation des décisions et la perméabilité entre les tâches opérationnelles et les fonctions d’encadrement. Il est évident que toutes les coopératives de production ne cadrent pas avec un tel modèle organisationnel qui exclurait par définition leur développement dans des secteurs à fort contenu technologique ou même l’existence de coopératives d’une certaine taille. Il est intéressant de noter que, sur ce plan, Mintzberg (1983b) reprend l’idée de la « loi de fer de l’oligarchie » de Michels, en considérant que l’affaiblissement des relations interpersonnelles mènerait à l’affaiblissement de l’idéologie, porteuse d’inspiration et guide des efforts collectifs.
Consigner l’idéologie dans des règles et des pratiques organisationnelles
On pourrait ajouter que la nature de l’identification des membres est loin d’être neutre quant à l’évolution de la coopérative. Simon distingue clairement l’identification avec la mission ou les objectifs de l’organisation et l’identification à l’organisation elle-même. Le deuxième type d’identification peut en effet favoriser des comportements, individuels et collectifs, qui visent la survie et le développement de l’organisation, même si cela signifie l’éloignement de sa mission et de ses objectifs initiaux. On peut facilement percevoir l’importance de cette distinction par rapport au problème de la dégénérescence. Compte tenu des pressions internes et externes que subit une coopérative de production, l’identification stricte à sa mission peut provoquer son dépérissement par manque d’adaptation aux contraintes externes, alors que l’identification stricte à la coopérative en tant qu’organisation peut favoriser sa dégénérescence par des comportements adaptatifs qui pourraient diluer le collectif de travail dans son environnement.
Par conséquent, la relation entre les deux types d’identification aura un impact sur l’évolution de la coopérative : l’émergence progressive de conflits sur le degré acceptable de modification des objectifs initiaux afin de garantir la survie de la coopérative semble inévitable. De tels conflits seront d’autant plus probables que des stratégies personnelles, qui correspondent à ce que Mintzberg (1983b) qualifie d’identification calculée, vont essayer d’orienter la coopérative en fonction des intérêts spécifiques, en s’appuyant sur l’un ou l’autre des types d’identification susmentionnés.
Dans ce sens, il est important de définir des pratiques pérennes et des procédures opérationnelles qui permettraient de maîtriser ces tensions, tout en favorisant le processus d’identification-loyauté, la construction de la confiance et le développement de l’intelligence collective. Cela implique souvent des véritables ruptures. Il s’agit de concevoir la coopérative comme un lieu d’innovation sociale et de lui donner les moyens opérationnels et techniques pour qu’une telle innovation devienne effective. Cela ne pourra pas se réaliser de façon purement spontanée, car les constructions mentales, les routines et le type de solutions envisagées par les membres sont très imprégnés par les systèmes techniques installés et leurs expériences de travail antérieures. Le rôle prédominant du collectif, l’enrichissement des situations de travail, la véritable polyvalence qui ne se réduit pas à une rotation des postes, la montée en compétences, accompagnée de formations appropriées, sont parmi les aspects généraux de cette remise en question.
Pour résumer, la définition de la coopérative de production comme un type d’organisation missionnaire offre une grille théorique afin d’appréhender le rôle de l'idéologie, facteur crucial de cohérence. Or, selon Mintzberg, l'idéologie se développe en particulier dans les organisations de petite taille avec des modalités de travail peu formalisées. La question qui se pose alors concerne les conditions qui permettraient à une coopérative relativement complexe de préserver le rôle structurant de l’idéologie pourvoyeuse de cohésion sociale, afin d’éviter sa dégénérescence. Cela impose la mise en place de dispositifs organisationnels adéquats qui rendent tangible la nature spécifique de la coopérative, en permettant de consolider la confiance. Ces dispositifs donneront la possibilité d’influer sur le processus d’identification et de renforcer la compatibilité entre le système de valeurs et les procédures-routines organisationnelles.
Des dispositifs organisationnels pour favoriser l’intelligence collective
En tant que lieu d’innovation sociale, la coopérative de production peut s’inspirer de pratiques orientées vers le renforcement de l’intelligence collective qui ont émergé tant au sein du mouvement coopératif qu’au niveau d’expériences alternatives d’organisation dans des entreprises conventionnelles. Dans le deuxième cas, ces expériences sont souvent, in fine, des véhicules de renforcement du pouvoir hiérarchique, mais, intégrées au milieu coopératif, elles peuvent contribuer à l’auto-organisation et à l’auto-détermination des collectifs de travail et ainsi à l’affermissement de l’idéologie coopérative.
Répartition du pouvoir et processus décisionnels
Les processus délibératifs structurent la vie de la coopérative. Or, au-delà des conditions de la prise de parole qu’il faut élaborer, il est impossible d’éliminer divergences et désaccords dans une organisation qui, en parallèle, implique des délégations multiples du pouvoir décisionnel (Cornforth, 1 995). Cette situation, combinée avec la différence d’implication des membres, la répartition inégale des savoirs et le caractère irréversible de certaines décisions notamment dans des situations d’urgence, constitue un terreau fertile pour la centralisation des pouvoirs aux mains des « experts » et des professionnels du management.
La formalisation de l’accès au processus décisionnel et du renouvellement des équipes dirigeantes, ainsi que la définition des procédures de gestion des conflits et l’actualisation périodique du projet fondateur contribuent à l’éveil démocratique (La Manufacture coopérative, 2014). Le développement des complémentarités entre les membres va dans le même sens : « L’idée n’était pas qu’on soit tous au même niveau sur tout, mais qu’on soit complémentaires » (op. cit., p. 94). Exprimée par des coopérateurs, cette proposition met en avant le besoin d’une capacité collective à penser le rapport au pouvoir. Comment se construit-elle ?
L’application de deux principes fondamentaux de l’autogestion peut contribuer à l’atténuation des pressions vers la bureaucratisation des organes représentatifs (Bourdet, 1970 ; Castoriadis, 1977). Le premier a été formulé par Marx dans La guerre civile en France et concerne la révocabilité des délégués à tout instant, ce qui empêche la cristallisation de la séparation entre dirigeants et exécutants. Le deuxième principe concerne l’accès égal à l’information de la part des membres, condition nécessaire pour participer au processus décisionnel et délibérer en connaissance de cause. Les technologies actuelles (intranet, etc.) permettent d’envisager certaines solutions à ce problème. Toutefois, face à l’excès fréquent d’information, ces dispositifs ne suffisent pas. Ils doivent être accompagnés de conditions permettant d’organiser et de digérer l’information utile. Il s’agit notamment de formations adéquates et d’un temps de réflexion collective suffisant consacré à la coproduction des orientations stratégiques.
Parallèlement, des nouvelles tendances dans les dispositifs de gouvernance organisationnelle, telles la sociocratie ou l’holacratie, peuvent être explorées, même si leurs origines se trouvent à l’extérieur du monde coopératif. La sociocratie (Romme, Endenburg, 2006) repose sur la prise de décisions par consentement, les élections sans candidat, un ensemble de « cercles » hiérarchisés chargés de la prise des décisions politiques qui se greffent à la structure organisationnelle existante et le « double lien » entre chaque cercle et son cercle de niveau supérieur assurant l’approbation des décisions par les niveaux inférieurs. L’holacratie (Koestler, 1967) présente certaines similitudes. En 2014, l'e-commerçant Zappos est réorganisé sur ce modèle. La structure hiérarchique dévient floue, car les postes de manager sont formellement abolis et les mécanismes de prise de décision sont repartis au sein d'équipes auto-organisées (cercles) à l’occasion de « réunions de gouvernance ». Les cercles se chevauchent (quelqu’un peut être au même moment supérieur et subordonné de quelqu’un d’autre) et les salariés assument plusieurs rôles (y compris celui de manager), définis au cours de ces réunions et dotés d'objectifs. La cohérence d’ensemble est assurée par une forte hiérarchisation des cercles. Ces schémas sont loin de constituer des modèles de démocratie, mais méritent l’attention comme formes d’empowerment collectif.
Questionner le contenu et l’organisation du travail
Il faut toujours garder à l’esprit la relation ambivalente entre le système de gouvernance, les options organisationnelles et le système technique (Marglin, 1974). Afin d’atténuer les rigidités que peuvent imposer certaines options technologiques quant aux différentes opérations et tâches (Hunt, 1992), la logique même de la division du travail dans une coopérative serait différente par rapport à une entreprise capitaliste impliquée dans la même activité. Cela invite à relativiser le déterminisme technologique et à s’interroger sur des options alternatives, voire à repenser les produits. Il s’agit, en d’autres termes, de la création de conditions favorables à la participation démocratique au niveau même de l’activité économique de la coopérative.
Les coopérateurs ont en effet la capacité de proposer une refondation des schémas globaux d’organisation de la production, comme le démontrent les plans ouvriers alternatifs pour une production socialement utile, développés notamment en Grande-Bretagne et en Allemagne à partir du milieu des années 70 en réponse aux suppressions d’emplois. Mothé (1980) se réfère également à Olivetti, où on a transformé le produit pour introduire d’autres techniques de montage. Lucas Aerospace, entreprise qui travaillait essentiellement pour l’armée, constitue un autre exemple caractéristique. Une combine committee, composée de quatre cents délégués révocables à tout moment, a proposé cent cinquante nouveaux produits « socialement utiles » dans les domaines de la santé, de la sécurité, de l’énergie, de l’agriculture et des transports (Najman, 1984).
La mise en question de la division du travail verticale et horizontale rend possible la progression vers le contrôle du processus productif par les collectifs de travail. Ainsi s’atténue le besoin d’une intervention centralisée sous forme de supervision directe ou de standardisation des procédés. C’est à ce niveau également que les processus de construction de confiance acquièrent une importance centrale. L’identification-loyauté à la coopérative, en général, serait appuyée par la « micro-confiance » (Zucker, 1986) relative à la capacité du collectif de créer des nouvelles conditions de travail, d’avoir une emprise sur les processus internes et d’atteindre des objectifs partagés. Une telle confiance se construit au cours des interactions interpersonnelles, à l’occasion des problèmes qui émergent tout au long du processus de travail. Dans ce sens, la pratique des projets de groupes de travail privilégiant l’autonomie et l’auto-détermination des salariés, comme ceux qui ont été expérimentés chez Volvo (Berggren, 1992), pourrait être mise en valeur. Promouvoir, dans la mesure du possible, une organisation par projet et la décentralisation des savoirs favorise l’émergence de compétences collectives et l’accumulation de réserves impartageables.
Parallèlement, la redéfinition de la division du travail permet d’aborder la question des inégalités salariales. Il s’agit d’une question cruciale pour la consolidation des pratiques coopératives, d’autant plus que les écarts sur ce plan reflètent souvent une segmentation sociale plus que des véritables différences au niveau des compétences et des capacités (Castoriadis, 1977).
Conclusion
L’évolution des coopératives de production dans un environnement hostile a comme conséquence des pressions permanentes qui contribuent à l’affaiblissement de leur cohésion et à des tendances vers leur dégénérescence. Sous l’influence de l’économie néo-institutionnaliste et de la théorie de l’agence en particulier, plusieurs travaux ont cherché des réponses à ces questions dans le sens d’arrangements institutionnels et organisationnels qui limiteraient le pouvoir discrétionnaire des managers. Sans sous-estimer l’intérêt des propositions qui en découlent, nous avons questionné ce cadre analytique de référence en mettant l’accent sur l’importance de l’idéologie organisationnelle et les processus d’identification et de construction de confiance au sein de la coopérative.
Sur cette base, nous avons considéré la coopérative de production comme une forme particulière d’organisation missionnaire. Cela ne signifie pas qu’elle a les mêmes propriétés et fonctionnements que les mouvements religieux, les organisations de charité, les monastères ou les collèges universitaires aux Etats-Unis cités par Mintzberg comme exemples de cette configuration structurelle. Notre proposition consiste à dire que la mission et l’idéologie de la coopérative lui confèrent un caractère spécifique qui peut être mis en valeur pour assurer sa viabilité et la préservation de son fonctionnement démocratique. Pour ce faire, une codification des règles organisationnelles qui découlent de son projet politique semble s’imposer.
Il s’agit de mettre en place des dispositifs favorisant échanges et interactions horizontaux et, de façon plus générale, consolidation de l’idéologie coopérative et développement de l’intelligence collective : repenser les processus de prise de décision, redéfinir la division du travail, faciliter l’accès aux informations pertinentes pour tous, appliquer la révocabilité immédiate des délégués, diminuer les inégalités salariales… De tels dispositifs correspondent à la nature particulière de la coopérative de production et peuvent contribuer à la maîtrise des dérives vers la dégénérescence.
Parties annexes
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