Résumés
Résumé
Cet article présente une réflexion sur le rôle des coopératives à la lumière des expériences qui ont eu lieu en Argentine au cours des deux dernières décennies. Il analyse l’émergence du phénomène des entreprises récupérées lors de la crise, sévère, du début du xxie siècle, ainsi que diverses stratégies qui, depuis 2003, ont recouru à la formule coopérative dans l’objectif de favoriser l’insertion et de réduire la pauvreté. Enfin, il souligne, d’une part, le rôle des entreprises récupérées à la lumière du mouvement de « protection sociale » et, d’autre part, les difficultés et les contraintes de celles qui ont été créées par des plans gouvernementaux. L’auteure vise à rendre compte du sens et de la légitimité propres à ce type d’organisations face au risque de perte d’autonomie qui peut découler de l’intervention de l’Etat dans ce domaine.
Abstract
This article looks at the role of cooperatives in Argentina over the past two decades. It examines the phenomenon of companies rescued by workers during the economic depression in the beginning of the 21st century as well as various government projects since 2003 that have turned to the cooperative form to reduce unemployment and poverty. Lastly, the article highlights, on one hand, the role of the worker-managed rescued companies in social protection and, on the other hand, the difficulties and constraints of the cooperatives created by government programmes. The author discusses the meaning and legitimacy of the second type of organisation, which is at risk of losing its independence as a result of state intervention in this area.
Resumen
El artículo propone una reflexión relativa a la contribución de las cooperativas a la luz de las experiencias que han tenido lugar en Argentina durante las dos últimas décadas. Plantea el surgimiento de las empresas recuperadas en el contexto de la severa crisis de inicios del siglo XXI, axial como a las diversas estrategias que desde 2003 han recurrido a la formula cooperativa con el objeto de favorecer la inclusión y reducir la pobreza. Por ultimo, se describen luego las características de las organizaciones que se han constituido en los dos escenarios y como conclusión se plantea una reflexión que considera por un lado el rol de las empresas recuperadas a la luz del movimiento de « protección social » y por otro las dificultades y condicionamientos de las cooperativas creadas a partir de planes agubernamentales para proyectar el sentido y la legitimidad propias de este tipo de organización debido a la pérdida de autonomía que puede suponer la intervención del Estado en este campo.
Corps de l’article
L’attention portée par l’Etat aux coopératives en Argentine a navigué entre deux positions extrêmes, telles que le permet la nature même de ces organisations : attention réduite lorsque l’Etat les voit comme une solution de secours en situation de crise ou cooptation lorsqu’il cherche à jouer un rôle économique actif et dominant.
Au cours des dernières décennies, l’importance des coopératives de travail n’a cessé de croître et ces structures ont été mises à contribution à chaque fois que leur apport semblait utile. Cependant, la particularité de ce secteur, marqué par le contraste entre de nombreuses initiatives fonctionnant en autonomie et d’autres marquées par les difficultés ou les faillites, empêche d’apprécier la contribution que l’on peut espérer des coopératives de travail dans les processus de co-construction démocratique des politiques publiques.
Notre réflexion part du contexte dans lequel le modèle coopératif et ses options ont joué un rôle pour montrer que ces organisations devraient être considérées comme des acteurs importants de la société actuelle, et non comme de simples compléments ou substituts de l’entreprise traditionnelle lorsque celle-ci est peu efficace ou lorsque l’Etat est incapable de répondre aux nouvelles demandes sociales.
Le processus de récupération d’entreprises
Un contexte de crise sans précédent
Les transformations survenues sur le marché du travail en Argentine durant les années 90 ont aggravé l’exclusion sociale, du fait de l’augmentation du chômage et de l’extension des inégalités dans la répartition des revenus. Au cours de cette décennie, l’importance des emplois précaires et la plus grande volatilité de l’emploi en général ont été des traits caractéristiques du régime économique émergent (Altimir, Becaria, 1999, p. 5). Vers la fin de l’année 2001, après une période de récession d’une durée de trois ans, a éclaté une crise sans précédent, qui s’est traduite par la forte paupérisation d’une partie significative de la population [1], la restructuration du marché du travail, la baisse du taux de croissance du produit intérieur brut (PIB) et la chute généralisée des revenus. Pour certains analystes, les mauvais chiffres de l’emploi ont été la raison principale de la détérioration des indicateurs de vulnérabilité sociale tels que les indices de pauvreté, d’indigence et de régression dans la distribution du revenu (Damill et al., 2003, p. 7). D’ailleurs, l’ampleur des impacts était telle que les instruments de politique sociale n’ont pas suffi à les amortir.
La crise argentine a également atteint la légitimité des gouvernants, dans un Etat incapable d’assurer le maintien de la légalité et de l’ordre (Romero, 2013, p. 88-95). Ce fut le résultat de réformes économiques radicales axées sur le libre-marché et fondées sur l’adoption de politiques d’ajustement et de restructuration inspirées par le consensus de Washington [2]. Ces réformes ont imposé une conception étroite de la politique sociale, centrée quasi exclusivement sur les situations de pauvreté extrême, tandis que d’autres objectifs étaient abandonnés, comme la réduction des incertitudes, la répartition progressive des revenus et la mobilité sociale (Lo Vuolo et al., 1999, p. 185).
Sous les effets du réajustement, le nombre des procédures judiciaires liées aux mises en faillite et aux déclarations de faillite d’entreprises a augmenté, conduisant à des suspensions, à des réductions de la journée de travail et à des licenciements, dans certains cas au mépris des dispositions du contrat de travail. En outre, la défaillance des prestations patronales et l’accumulation des retards de salaires ont amené les travailleurs des entreprises touchées à adopter des moyens d’action directe comme l’occupation d’usine. Les premières études de l’année 2001 ont identifié près de quarante entreprises récupérées (Ruggeri, 2011, p. 65), principalement dans l’industrie. En 2005, 86 expériences étaient référencées dans le premier guide des entreprises autogérées du ministère du Travail, de l’Emploi et de la Sécurité sociale (ministerio de Trabajo, Empleo y Seguridad Social, 2005). Il y en avait 133 en 2007 et 323 en 2012, pour la plupart localisées dans la zone métropolitaine de Buenos Aires, dans les provinces de Santa Fe et de Cordoba et dans la ville de Buenos Aires. En 2012, prédominent les petites et moyennes entreprises, surtout dans les secteurs métallurgique (15 %), textile (13 %) et de l’industrie graphique (7 %), suivis des secteurs du transport et des services. Parmi les mouvements qui les représentent [3], certains ont souligné la nécessité de lier le modèle des entreprises récupérées aux organisations syndicales de la classe ouvrière et de mieux articuler leur action avec celle des politiques publiques dédiées du secteur.
L’éventail des cas étudiés a permis de repérer la similitude des processus de récupération, tout en identifiant leur portée, la nature de l’implication des travailleurs, leur potentiel, les principales limites et les types de relations avec les autres acteurs sociaux et avec l’Etat (Fajn, 2003 ; Partenio, Allegrone, Fernandez Alvarez, 2004 ; Rebón, 2004 ; Vieta, Ruggeri, 2009 ; Palomino, 2010 ; Quijoux, 2011). Il ressort de ces études que les entreprises récupérées, majoritairement constituées sous la forme de coopératives de travail, se caractérisent par la diversité de leurs orientations. Cela tient, d’un côté, aux étapes précédant la récupération et aux mobiles des travailleurs impliqués et, d’un autre côté, aux choix juridiques opérés et aux modes de fonctionnement et de gestion ultérieure des entreprises occupées.
Par ces initiatives, les travailleurs ont montré leur capacité à modifier substantiellement leur rapport au travail, que ce soit par leur engagement, le temps passé au travail ou l’évolution de leur vie professionnelle, en réalisant des tâches qu’ils n’étaient pas censés accomplir (Lucita, 2009, p. 1-2). De plus, il faut souligner le caractère novateur des modes d’appropriation collective des moyens de production qui a permis aux entreprises récupérées de résister à la marginalisation que le système prétendait leur imposer, ainsi que la valeur de ces actions visant à construire un modèle « sans patron » qui « pénètre de manière décisive dans la conscience des travailleurs, tout en régulant le secteur de l’entreprise » [4] (Abelli, 2009, p. 2).
Questionner la propriété pour défendre l’emploi
Le bilan de ces expériences permet de valoriser un phénomène qui se distingue moins comme fait économique majeur et pertinent que comme producteur de sens pour les pratiques sociales qui remettent en question l’exercice du droit de la propriété et rendent possible l’articulation de différentes revendications, dont la plus importante est la défense de l’emploi. A ce sujet, la mobilisation des travailleurs pour un redémarrage de l’activité sous leur contrôle a notamment permis le vote de diverses lois déclarant d’utilité publique et sujets à expropriation ou à occupation transitoire les immeubles, les équipements et les installations d’entreprises afin de les confier aux coopératives de travail constituées par leur personnel, dans certains cas au moyen de donations et dans d’autres à titre onéreux. A cela, il faut ajouter la promulgation en 2011 de la loi relative aux redressements judiciaires et aux faillites, qui introduit les méthodes approuvées pour la réalisation des biens, en permettant que l’entreprise soit acquise directement par la coopérative constituée par les travailleurs créanciers [5]. Bien que la modification de la loi relative aux redressements judiciaires et aux faillites constitue un premier pas vers la légalisation complète des activités des entreprises récupérées, il existe d’autres réformes en cours relatives aux lois des coopératives, des contrats de travail, des associations professionnelles et à toutes celles qui, d’une façon ou d’une autre, ont un impact direct sur le problème.
De ce point de vue, les processus de récupération d’entreprises ont été l’occasion pour de nombreux travailleurs de montrer leur forte résistance à la marchandisation des relations, en exprimant une solidarité qui a favorisé leur capacité d’auto-organisation et en structurant un champ organisationnel [6] où l’action économique s’est efforcée progressivement d’élaborer une approche différente du travail et de l’organisation de l’entreprise.
Cependant, bien que ces expériences soient constructives, les entreprises se retrouvent face à des défis spécifiques et complexes, car, d’une part, leur succès repose parfois sur des contingences locales favorables ne pouvant pas être généralisées et, d’autre part, elles rencontrent des difficultés récurrentes qui ne peuvent pas toujours être éludées.
Les politiques sociales et la promotion du coopérativisme
Le nouvel horizon politique qui a succédé à la crise du début des années 2000 a rendu possible un changement d’orientation dans la politique sociale. Diverses stratégies de réduction de la pauvreté ont été mises en oeuvre par le biais de programmes de transfert de revenus en faveur des plus pauvres. Avec le retour de la croissance économique, l’amélioration des indicateurs économiques a permis de passer des programmes de transfert d’urgence à des mesures de protection sociale fondées sur la création d’emplois. Ces interventions ont été réalisées à partir de 2003, dans le cadre de politiques sectorielles et territoriales reconnaissant le rôle social des coopératives et leur contribution en matière d’emploi.
Tant dans la trame des programmes que dans leur exécution, le ministère du Développement social (MDS) a joué un rôle essentiel, en impulsant des plans et des projets orientés vers la création et le renforcement d’entreprises socio-productives, mutualistes et coopératives et en promouvant des stratégies de développement local, de portée régionale et nationale [7]. Parmi les instruments mobilisés, le Plan national du développement local et de l’économie sociale « Manos a la obra » (PMO) vise à améliorer la qualité de vie des familles et à générer des conditions favorables pour l’intégration sociale dans le système productif. Quant au programme de revenu social avec travail, partant du postulat que le travail est le meilleur antidote contre la pauvreté, il doit stimuler les opportunités génératrices d’emplois dans les coopératives.
Le plan « Manos a obra »
De son démarrage jusqu’aux modifications les plus récentes qui favorisent l’essor de l’économie sociale « par étapes et avec traçabilité », le PMO constitue un instrument apte à améliorer les capacités des individus et de leurs familles, en offrant un appui économique et organisationnel aux entrepreneurs, aux unités productives qui nécessitent beaucoup de main-d’oeuvre et aux groupes vulnérables sans emploi.
Depuis sa mise en oeuvre, en août 2003, jusqu’à septembre 2009, le PMO a apporté un appui financier à des initiatives productives impliquant plus de 600 000 entrepreneurs organisés sur le mode associatif. Celles-ci ont bénéficié d’un soutien variable selon les lieux et le type de relation entre les différents acteurs socioéconomiques. Dans les domaines où les alliances se sont construites avec l’ensemble des acteurs sociaux en faveur de l’essor d’une économie inclusive et démocratique, le coopérativisme a occupé une position importante dans le développement local.
Bien que le PMO ait eu un impact territorial significatif du fait de son application dans tout le pays et dans des localités de dimensions variables, des évaluations partielles ont montré ses limites opérationnelles, comme le retard d’exécution des projets dû aux délais d’approbation et de transferts financiers, l’immobilisation de fonds sur les comptes bancaires de ceux qui ont sollicité des aides et la non-acquisition des biens commandés. Il convient en outre de remarquer l’incidence limitée du programme sur l’institutionnalisation des nombreuses expériences, les pesanteurs qui ont influé négativement sur l’investissement et l’usage des biens acquis, ainsi que le caractère réduit de l’aide et de l’accompagnement des entrepreneurs après l’acquisition des biens et lors de l’étape de commercialisation des produits.
Le programme de revenu social avec travail
Le programme de revenu social avec travail (Prist) est une initiative du MDS en matière de politiques d’inclusion sociale par la création de nouveaux emplois coopératifs (ministerio de Desarrollo social, res. 3182, 2009). Il est structuré de façon décentralisée à partir de différents projets territoriaux, au niveau provincial et municipal, ou par l’intermédiaire de coopératives ou d’associations mutuelles avec la participation de différentes agences nationales. Il a été conçu selon une approche intégrationniste, considérant l’emploi comme élément clé de l’insertion dans la mesure où celui-ci conditionne simultanément les revenus, l’identité, l’estime de soi et l’accès à des réseaux d’information et de contacts. La mise en oeuvre du Prist dépend de l’octroi de subventions aux collectivités qui, face à un besoin local, peuvent solliciter la collaboration de l’Etat pour soutenir les actions spécifiques réalisées par des membres des coopératives de travail créées pour les chômeurs. Dans une première étape, le Prist a projeté de distribuer 100 000 emplois dans 36 districts du Grand Buenos Aires et 50 000 dans une seconde étape.
Sa phase d’exécution démarre avec l’appel lancé par les collectivités locales et l’établissement de listes de bénéficiaires potentiels, suivis d’un processus d’évaluation des candidats [8]. Les collectivités ou les organismes exécutifs (municipalités, provinces, fédérations ou mutuelles) établissent les registres des coopératives à inscrire dans le programme, et sur la base d’un accord de coopération entre la municipalité et le MDS, les différents travaux et le montant des sommes disponibles pour leur réalisation sont détaillés. La somme correspondante aux coûts de la main-d’oeuvre et de la formation et au remboursement des trop-perçus est transférée directement aux associés des coopératives sur leur compte bancaire. Le financement des oeuvres inclues dans le Prist, ou « modules constructifs », relève de la responsabilité du MDS, qui transfère aux municipalités les fonds nécessaires sous la forme d’une subvention institutionnelle. Le financement est destiné à l’achat de matériaux, d’outils, de fournitures, de livres comptables et aux frais administratifs, en conformité avec les modules constructifs définis.
Concernant la protection sociale, la totalité des allocations aux contribuables sociaux monoparentaux est subventionnée par le MDS (res. 4697, 2010). Au total, près de 70 % de chaque module construit est destiné au revenu des coopérateurs et 30 % au financement de matériaux (intrants et outils).
Un programme critiqué
Comme tout projet dans sa phase de démarrage (Cortázar Velarde, 2007, p. 1-62), le Prist a été confronté à ses débuts à la revendication de certains acteurs d’accéder à une forme de contrôle, que ce soit pour trouver des accords ou pour exiger publiquement qu’on leur rende des comptes. Ces acteurs – représentants du mouvement des Piqueteros [9] ou des ONG, meneurs de quartiers ou dirigeants politiques –ont réclamé une « démocratisation du programme » et ont exigé la révision de certaines modalités d’application.
Le fait que de nombreuses organisations sociales soient passées de la dénonciation d'irrégularités de gestion aux actions directes a mis en évidence le manque de transparence dans la mise en oeuvre du Prist, dominée par les accointances politiques. Celles-ci ont généré dans certains secteurs des choix arbitraires pour l’établissement des listes, un manque d’information sur les retards au démarrage du programme dans certaines communes et l’exclusion de personnes répondant aux critères d’insertion. A la suite de ces accusations, un contrôle social a été effectué par des ONG et des leaders politiques qui souhaitaient connaître le budget établi pour l’exécution du programme, les critères d’incorporation et les variables retenues pour l’allocation des ressources. Il est alors apparu que le Prist pouvait favoriser le clientélisme et que les affinités politico-partisanes tendaient à se substituer à l’engagement citoyen.
Dans la littérature traitant de programmes de cette nature, on souligne que, lors de la phase de lancement, les détournements d’argent et des objectifs sont fréquents, de même qu’une certaine résistance au contrôle de la gestion publique qui garantit que les comptes soient rendus aux citoyens, aux autorités et aux politiques. A cet égard, les lacunes et les contraintes résultant notamment du manque de coordination entre les institutions parties prenantes aboutissent, parfois, à une refonte stratégique du programme, qui au bout du compte devient ainsi plus réceptif aux potentialités et aux problèmes des populations impactées par son action. La persistance dans le Prist de contraintes de toutes sortes a été un signe que la remise à plat avait trop tardé. En outre, les outils de gestion n’ont pas été partagés avec les municipalités, alors que cela aurait pu limiter les pratiques discrétionnaires et minimiser le risque de clientélisme politique et de corruption. Le fait que les changements aient été effectués à l’issue des trois premières années du programme prouve que l’on a manqué bien des occasions de profiter de la valeur publique générée par l’un des programmes sociaux les plus importants que le gouvernement ait lancé ces dernières années pour favoriser l’insertion sociale.
Une évaluation difficile
Malgré l’augmentation des créations de coopératives depuis 2009 et celle des crédits qui leur sont assignés, il reste difficile de mesurer leur portée. Les registres ne consignent en effet que les objectifs matériels figurant dans le budget annuel transmis au congrès de la nation et ceux-ci sont fondés sur des indicateurs limités par leurs propres règles de fonctionnement. En outre, en l’absence de données précises sur l’exécution du programme, sont diffusées officiellement des informations qui, en général, tendent à surestimer leurs résultats, spécialement sur le nombre des participants. Il faudrait donc disposer d’indicateurs permettant de connaître de manière crédible l’impact de ces coopératives sur la population bénéficiaire et d’évaluer les objectifs à court, moyen et long termes.
Bien qu’il n’existe pas de données uniformes sur le nombre de travailleurs dans les coopératives créées, jusqu’à la fin de l’année 2012, on signalait un nombre de 202 178 coopératives (Sigen, 2013, p. 312-313) opérant dans le domaine sanitaire, des équipements et de l’infrastructure urbaine (projets productifs spéciaux et réhabilitation de quartiers dans onze provinces). Cela contraste avec un marché du travail qui a enregistré, au cours du troisième trimestre 2013, 6,8 % de chômeurs et 8,7 % de travailleurs sous-occupés (Indec, 2013) sur une population active de 18 millions de personnes. A cela s’ajoute le fait que la rémunération mensuelle du coopérateur est restée constante entre 2010 et 2013, tandis que le salaire minimum vital a augmenté à trois reprises. Cette rémunération a représenté une moyenne de 64 % du salaire minimal et la proportion est restée la même en 2013.
A partir de là, on peut pertinemment s’interroger sur l’impact des emplois promus par le Prist pour signaler que, bien qu’ils aient amorti le chômage dans une conjoncture de crise, leur bénéfice devrait au moins être équivalent à un salaire minimum et se maintenir sur le long terme. Si les coopératives et les autres formes de l’ES ont montré leur capacité à réduire le chômage, à améliorer la cohésion sociale et à construire du capital social (Birchall, Hammond Ketilson, 2009 ; Sanchez Bajo, Roelants, 2011), on remarque qu’elles n’ont atteint ces objectifs que dans la mesure où les gouvernements ont mis en place des moyens adéquats et ont fourni un soutien efficace au secteur. En soi, les politiques de promotion du coopérativisme ne sont qu’une partie des options politiques d’intégration sociale et ne garantissent pas toujours l’insertion des secteurs négligés.
Tandis que dans sa première phase le Prist a été considéré comme un incubateur d’emplois pour des chômeurs, dans une seconde étape, en 2012, on lui a donné comme objectif de « créer des possibilités novatrices », grâce à l’introduction d’un ensemble de modifications [10] répondant partiellement à de nombreuses demandes de changements, afin que le programme ne se réduise pas à « un simple plan social ». Ainsi, différents acteurs sociaux et politiques ont demandé à ce que le Prist soit hiérarchisé comme un véritable programme de travail de réalisation des activités productives de portée nationale, avec des rémunérations conformes aux normes en vigueur dans les conventions collectives de chaque activité et avec une garantie horaire qui assure un revenu mensuel pour un groupe familial, en prenant en compte la totalité des droits sociaux de chaque travailleur.
La particularité des modèles coopératifs
Dans la trajectoire des entreprises récupérées et des coopératives créées par les programmes gouvernementaux, on peut identifier des positions contrastées quant à leurs orientations, leurs ressources et leurs sources d’inspiration dans leur fonction entrepreneuriale. Par ailleurs, si l’on prend en considération leur qualité d’association, il est possible d’esquisser de manière schématique les traits caractéristiques du modèle coopératif adopté.
Les entreprises récupérées s’inscrivent dans un modèle de type « revendicatif », qui s’est construit à partir d’expériences de travail antérieures en entreprise ou d’activités spécifiques dans des organisations non coopératives. Dans ce cas, la coopérative de travail se caractérise autant par son activité que par des pratiques concrètes liées à une appartenance syndicale antérieure. La récupération d’une entreprise en crise par une partie des travailleurs constitue le point de départ de la formation d’une coopérative. L’acteur se définit principalement au travers d’expériences partagées antérieures, en insistant sur les aspects liés à sa condition de travailleur plutôt que sur sa position de travailleur-associé à la coopérative. Le contexte social partagé découle alors du fait d’avoir travaillé avec les autres plutôt que d’une action collective programmée en amont.
Bien que la majorité des membres impliqués dans la gestion de ces coopératives soient capables d’organiser et de renforcer le processus initial ayant donné lieu à ces initiatives, l’accent est mis sur les conditions de travail et les droits. Cet intérêt légitime qui tend, dans certains cas, à reléguer l’engagement dans la gestion participative reste un obstacle au développement d’actions propres à renforcer l’équilibre association-entreprise et à favoriser la consolidation économique et institutionnelle de la coopérative en tant que telle.
Concernant les coopératives nées des programmes gouvernementaux, leur position est liée au fait qu’elles ont été créées en faveur des personnes exclues, pour lesquelles l'amélioration des conditions d’existence est un mobile prioritaire. Dans certains cas, cette condition est à l’origine de leur intégration à des mouvements sociaux qui ont fondé leurs revendications sur l’emploi comme voie d’insertion. L’implication dans ces mouvements pour trouver une réponse à leurs besoins a indirectement facilité les contacts et défini des cadres potentiels pour canaliser leurs demandes.
Dans les entreprises initiées par cette voie, on prend prioritairement en considération le besoin d’« avoir du travail ». Cependant, la nécessité ne constitue pas en soi une idée entrepreneuriale, et bien que le tissu de liens et de relations sociales qu’elle permet de construire puisse être stabilisateur et reproductif, il peut aussi engendrer une perte importante d’autonomie. Si la coopérative est vue comme un moyen pour résoudre des problèmes personnels ou obtenir des bénéfices individuels, cela conduit à une vision à court terme qui valorise les résultats immédiats et empêche la création de normes communes conformes au caractère associatif de la structure.
L’identification de ces trajectoires organisationnelles permet de s’interroger sur la nature des outils les plus performants pour aborder les défis associatifs-entrepreneuriaux de manière relationnelle ou partenariale. Elle permet également de réfléchir aux formes les plus adéquates pour promouvoir des liens effectifs et de long terme à l’intérieur d’une organisation et faciliter l’essor d’initiatives productives durables qui ne se réduisent pas à la simple création d’emplois.
L’efficacité d’un plan de création et de promotion de coopératives pourra être évaluée à travers sa capacité à transformer la coopération circonstancielle ou d’affinités politiques et personnelles en une coopération de conviction. En ce sens, l’organisation pourra exprimer sa potentialité à définir un cadre stratégique de projets en lien avec les autres instances coopératives et les organismes publics, suscitant des actions concrètes pour l’avenir du secteur et la création d’emplois durables.
Conclusion
Le processus de formation et de développement des coopératives de travail dans le premier scénario permet d’interpréter le phénomène de récupération d’entreprises dans la conjoncture de crise de l’année 2000 à l’aune du « principe de la protection sociale » (Polanyi, 2007, p. 212), qui s’oppose à la subordination de la vie sociale aux lois du marché. A cet égard, dans la large gamme des actions que recouvre la protection sociale, il se constitue, à partir de l’interrelation entre le marché, l’Etat et la société civile, un lien social et une normativité qui se cristallisent en actions de l’Etat.
Pour illustrer ces dernières, on peut mentionner : premièrement, les processus d’expropriation d’entreprises, qui ont freiné les expulsions et les mises en liquidation ; deuxièmement, la modification de la loi relative aux faillites, qui a intégré la possibilité du rachat de l’entreprise par les travailleurs créanciers et la faculté pour ceux-ci de constituer un comité afin d’être informés de l’avancée du processus de mise en faillite ; troisièmement, le processus de conventionnement qui, au-delà des travailleurs, habilite diverses institutions de l’Etat, en particulier au niveau national, pour promouvoir l’essor de ces initiatives.
Dans cette optique, il faut souligner le rôle des coopératives comme lieux privilégiés de croisement de l’apport des travailleurs à l’organisation et des bénéfices issus de l’action collective. De plus, celles-ci représentent des espaces organisationnels potentiels, dans lesquels convergent traditions et trajectoires sociales et politiques, qui ont la possibilité de préserver les sources de travail et d’exercer le droit au travail et la capacité de gérer une entreprise en collaboration.
Quant au second scénario, les coopératives fondées par les plans gouvernementaux reflètent un conflit entre des pratiques diverses qui ne permettent pas toujours de traduire la logique d’action coopérative ni d’exprimer des intentions stratégiques susceptibles de rendre compte du sens et de la légitimité propres à ce type d’organisation. Il subsiste ainsi de nombreuses interrogations, notamment sur les risques de perte d’autonomie dans les processus de décision et les éventuels changements pouvant être opérés par le gouvernement qui les a promues.
Il se confirme donc que toute stratégie soucieuse de privilégier l’insertion en toute autonomie nécessite de consolider une formule d’intégration volontaire qui favorise la délibération démocratique entre individus égaux et s’inscrit dans une démarche collective et interactive. Il faut éviter l’écueil de créer des coopératives se réduisant, pour l’essentiel, à des trajectoires individuelles d’adaptation progressive à des rôles sociaux fonctionnels, définis par les logiques du système qu’on tente de transformer ou qui présentent les caractéristiques d’un emploi public.
En conclusion, signalons l’impact des interventions gouvernementales, qui peuvent se détourner d’une démarche d’accompagnement propre à renforcer ces expériences et d’un dialogue social permettant au secteur coopératif de jouer un rôle complémentaire dans la lutte contre la pauvreté, l’exclusion sociale et les inégalités. Sans manquer de souligner les responsabilités de l’Etat, les actions découlant du dialogue permettraient aux coopératives de reconnaître la spécificité du champ de l’économie sociale, auquel elles appartiennent, en préservant en même temps leurs droits et en construisant avec les autres acteurs le travail décent comme un bien commun.
Parties annexes
Notes
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[1]
En octobre 2002, 45,7 % des foyers étaient sous le seuil de pauvreté et 19,5 % sous le seuil d’indigence, les taux les plus élevés ayant été observés dans la zone du Grand Buenos Aires (Indec, 2003).
-
[2]
Corpus de principes établis par les institutions financières internationales siégeant à Washington (FMI, Banque mondiale) et soutenues par le département du Trésor américain pour gérer la crise de la dette interne et externe des pays en développement durant la décennie 80.
-
[3]
Parmi les mouvements les plus représentatifs créés à partir de 2000, se trouvent le Mouvement national des entreprises récupérées, le Mouvement national des usines récupérées et l’Union solidaire des travailleurs-Anta, affiliée à la Centrale des travailleurs argentins.
-
[4]
Dans ces cas, les expériences présentent un double profil : l’un, subversif, cherche à prendre le contrôle des entreprises et l’autre, conservateur ou défensif, cherche à préserver l’emploi. Bien que ce double profil conditionne l’orientation des processus, l’un des leaders du mouvement des entreprises récupérées estime que « lorsqu’une entreprise ferme, en n’importe quel endroit du pays, les travailleurs brandissent le drapeau de l’autogestion et c’est le plus grand apport de la classe ouvrière » (Abellí, 2009).
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[5]
La réforme envisage une participation plus forte des travailleurs créanciers, qui peuvent exercer un plus grand contrôle sur le processus de mise en faillite et de liquidation en intégrant un comité ad hoc. La validité des conventions collectives est maintenue durant le temps où court l’appel d’offres. La réforme renforce également la légitimité des travailleurs à participer au plan de réorganisation de la dette (cramdown) et à acquérir l’entreprise en faillite (Chomer, 2011).
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[6]
Le concept de champ organisationnel fait référence à une communauté d’organisations qui développent des activités communes et sont soumises aux mêmes pressions réglementaires et de réputation (DiMaggio, Powell, 1983).
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[7]
Les politiques sociales mises en oeuvre par le MDS sont regroupées sous les appellations « Argentina Trabaja » et « Familia Argentina ». L’appellation « Argentina Trabaja » englobe : l’aide aux familles monoparentales, le micro-crédit, la marque collective, les centres d’insertion communautaires, les ateliers familiaux et de groupes communautaires, les projets intégrés socio-productifs, la commercialisation, l’achat social et le système national d’identification fiscale et sociale.
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[8]
Les critères d’éligibilité des candidats sont l’absence d’aide formelle du groupe familial, l’absence de pensions, l’absence de retraites ou d’autres aides sociales, excepté le programme de sécurité alimentaire. Ces informations sont vérifiées à l’aide de la base de données fiscales et sociales et de l’administration fédérale des contributions publiques.
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[9]
Depuis le milieu des années 90, les habitants des communautés menacées par le chômage établissent parfois des barrages de manifestation sur les routes de l’intérieur du pays. Le nom « piquetero » (« piquet de grève ») vient de ces groupes.
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[10]
Selon la résolution SCyMI 1499-2012, les modifications portent sur la réduction de la taille (trente inscrits pour la constitution), une assistance technique spécifique, la possibilité pour les associés de s’organiser dans une même juridiction, l’augmentation de la rémunération jusqu’à 1 750 dollars et la réduction de la journée de travail de six à quatre heures pour faciliter la participation à des ateliers gérés par d’autres organisations.
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