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La crise des lasagnes à la viande de cheval est exemplaire des éléments qui, depuis une dizaine d’années, ont favorisé l’émergence des circuits courts dans le débat public : face au manque de transparence de l’industrie agroalimentaire, animée par l’appât du gain, le retour à des relations directes entre producteurs et consommateurs serait un gage de sécurité quant à la qualité des produits consommés. L’éditorial signé par le très libéral J.-F. Pécresse dans Les Echos le 11 février 2013 constitue une formidable entrée en matière pour le sujet qui nous intéresse : fustigeant pêle-mêle les tromperies commerciales, la quête exclusive du profit, l’ultra-pollution et la mise en concurrence d’agriculteurs fragilisés et appauvris, l’éditorialiste dénonce un « anti-modèle » agricole et invite les lecteurs « à la maîtrise de [leur] alimentation, notamment par la promotion des circuits courts », pour enfin parvenir à « l’autonomie alimentaire » promue par l’ex-ministre de l’Agriculture Bruno Le Maire (2011).

Une succession de crises sanitaires avait déjà stimulé un engouement croissant pour les circuits courts, censés incarner le mieux manger et le mieux produire (Chiffoleau, Prévost, 2009). Pourtant, ces derniers sont à l’origine ancrés dans un questionnement éthique plus complexe qu’un simple souci alimentaire des consommateurs : souvent présentées comme des innovations sociales, de nombreuses expérimentations d’échanges alimentaires alternatifs ont vu le jour dans les années 90, avant tout pour promouvoir de nouvelles pratiques agricoles et alimentaires contre le système dominant. D’abord jugées folkloriques, ces expériences ont progressivement gagné en légitimité (Holloway et al., 2007), jusqu’à devenir un sujet sur lequel les pouvoirs publics se sont penchés, afin d’y trouver des pistes de solutions nouvelles pour des politiques agroalimentaires en mutation. En France, la dynamique mise en place au sein du Réseau rural français [1] à partir de 2009 a joué un rôle important, en rassemblant acteurs du développement rural et chercheurs autour de la valorisation des ressources économiques et agricoles locales via les circuits courts. L’un des traits saillants de cette démarche a été de s’appuyer sur de très nombreuses expérimentations locales pour faire émerger, dans une logique ascendante, un nouvel objet d’action publique : les circuits courts. Les acteurs du développement territorial se sont ensuite approprié ce nouvel objet dans des perspectives extrêmement diverses, liées aussi bien à leur statut et aux missions de leur organisation (collectivité, chambre consulaire, parc naturel régional, association, etc.) qu’à l’évolution de leurs problématiques. On peut constater alors que le processus de diffusion des innovations sociales s’accompagne d’un problème de formalisation, en l’occurrence la capacité des acteurs à se mettre d’accord autour d’une définition et d’une charte des circuits courts.

Nous proposons ici de contribuer, à partir de cet exemple, à une analyse des processus de diffusion et de normalisation d’innovations sociales dont les acteurs qui les ont portées espèrent qu’elles peuvent changer les référentiels de l’action publique. Plus précisément, nous nous concentrerons sur la manière dont elles peuvent contribuer à une transformation du rapport au monde qui est au fondement des politiques publiques (Muller, 2011, p. 54 et suiv.). Nous montrerons ainsi en quoi les circuits courts peuvent effectivement modifier les représentations des acteurs du monde agricole et rural, de leurs liens aux territoires et à l’intérêt général. Nous nous appuierons pour cela sur une série de travaux de terrain, nationaux ou régionaux, menés depuis 2008 [2].

L’essentiel de la littérature académique sur les circuits courts se concentre sur la manière dont ils permettent de repenser les liens entre producteurs et consommateurs dans une dynamique de (re)personnalisation des échanges. Nous rappelons, dans un premier temps, en quoi cette dernière peut être tout autant porteuse d’une critique radicale de la logique marchande que de nouvelles logiques purement commerciales. Les acteurs participant à la promotion de pratiques alternatives et innovantes ont conscience de cette tension, qui a pu s’exprimer à travers de multiples chambres d’échos plus ou moins formelles et institutionnalisées au cours des dernières années, comme nous le montrons ensuite.

Cependant, les difficultés de la diffusion et de la formalisation des innovations sociales sont en même temps porteuses de sens, car elles conduisent les acteurs à reformuler leur propre rapport aux phénomènes socioéconomiques sur lesquels ils cherchent à agir. En particulier, la diversité des expérimentations en circuits courts a permis de « reproblématiser » le rapport entre agriculture, alimentation et territoires. Cela a notamment stimulé l’émergence de nouvelles perspectives pour les régulations du développement local. Nous y consacrons la deuxième partie, en insistant sur les apports de ces dynamiques à la recherche sur les innovations sociales.

Des alternatives aux marchés : les dynamiques de la diffusion et de la banalisation des innovations sociales

Les associations pour le maintien d’une agriculture paysanne (Amap) [3] sont très souvent mobilisées pour illustrer l’essence de nouveaux modes relationnels entre consommateurs et producteurs de biens alimentaires. Elles ne constituent pourtant qu’une part marginale de la catégorie plus générale des circuits courts, définis par les relations commerciales impliquant au maximum un intermédiaire entre consommateurs et producteurs [4] : points de vente collectifs (boutiques de producteurs), marchés de plein vent, marchés de producteurs ou paysans, vente à la ferme, paniers, etc., constituent autant de modalités de circuits courts dont le dénominateur commun est avant tout formel. A tel point que l’on peut intégrer dans cette catégorie les grandes et moyennes surfaces pratiquant l’approvisionnement local direct : du champs à l’assiette, pas plus d’un intermédiaire, même dans les temples de la consommation de masse, bien éloignés pourtant de l’image d’Epinal de l’Amap conviviale et solidaire.

Cette hétérogénéité révèle les difficultés liées à la diffusion d’expérimentations locales et alternatives jusqu’à des tentatives de formalisation ou d’institutionnalisation qui les vident partiellement de leur sens initial. Nous revenons donc ici sur le sens premier des systèmes alimentaires alternatifs, avant de décrire, dans la section suivante, comment ils ont été portés au niveau national.

Une critique du système dominant

L’idée d’origine des circuits courts est en soi assez discutable, et nous l’admettons volontiers, puisque les marchés de plein vent en sont une forme ancestrale. Nous entendons donc ici l’émergence en Occident, dans les années 90, de mouvements alternatifs, dont les Amap ont été très rapidement une figure de proue. Dans la littérature anglo-saxonne, ceux-ci sont d’emblée liés à une démarche locale (local food systems) qui permet de rapprocher les Amap des systèmes alimentaires localisés (Syal ; Minvielle et al., 2011), avec la particularité de s’inscrire contre un système dominant.

Reste à savoir toutefois ce qu’est ce système dominant du point de vue des acteurs. La charte des Amap revendique un commerce équitable permettant au producteur, grâce à la concertation, « de couvrir ses frais de production et de dégager un revenu décent, tout en étant abordable pour le consommateur ». Les Amap partagent donc nécessairement certains points communs avec le commerce équitable (Le Velly, 2012 ; Mundler et al., 2006), tout en se heurtant, d’une certaine manière, aux mêmes écueils, dès lors qu’il s’agit de trouver en quoi ce commerce se distingue de l’idéal marchand des économistes libéraux (Ferraton, Prévost, 2013) et comment un « juste prix » ou une « juste rémunération » peuvent être conçus (Prévost, 2012). Il convient donc de distinguer plusieurs registres de définitions et, par extension, de critiques du système dominant.

Critique des revenus agricoles et des prix payés par les consommateurs

D’une part, il s’agit de la mise en concurrence croissante des producteurs au niveau mondial (Boussard et al., 2005) et d’un nivellement des prix par le bas remettant en question non seulement la survie d’une agriculture paysanne moins concurrentielle, mais aussi, de manière plus générale, les agricultures des pays industrialisés condamnées à survivre via un subventionnement intensif et déloyal.

D’autre part, paradoxalement, la mondialisation et la mise en concurrence sont passées par une concentration oligopolistique qui renforce le nivellement des prix grâce à la position dominante des industries agroalimentaires ou des réseaux de la grande distribution, sans que pour autant ce nivellement par le bas profite réellement aux consommateurs. Ce registre est essentiel pour alimenter un débat sur le caractère « injuste » de l’organisation des marchés (Prévost, 2012).

Critique du système agro-industriel

Un deuxième registre de critique renvoie au développement d’un système à la fois agro-industriel et « agro-tertiaire » (Rastoin, 2008), lié aussi bien à des objectifs politiques nationaux après la Seconde Guerre mondiale (Kroll, 2002) qu’à la nécessité de s’adapter à la mise en concurrence mondialisée et aux exigences de l’industrie agroalimentaire. Cette « grande transformation de l’agriculture » (Allaire, Boyer, 1995) a contribué à une marchandisation fictive du vivant (Steiner, 2008), à une standardisation et à une homogénéisation (Rastoin, Ghersi, 2010) qui, paradoxalement, sous couvert d’une traçabilité et d’une sécurité accrues, n’ont pas empêché des crises sanitaires ayant très largement entamé la confiance des consommateurs.

Dépersonnalisation des échanges

Un dernier registre de critiques renvoie à la dépersonnalisation des échanges (Ameiya et al., 2008) dans des circuits qui éloignent de plus en plus consommateurs et producteurs (Rastoin, Ghersi, 2010) et contribuent progressivement à une déconnexion croissante entre agriculture et alimentation.

Les systèmes alternatifs combinent souvent ces trois registres dans le rejet de la mondialisation et la valorisation d’une économie locale (Castel, Humbert, 2008 ; Winter, 2003) et durable d’un point de vue environnemental et social (Norberg-Hodge et al., 2000 ; Hinrichs, 2003 ; Seyfang, 2006 ; Holloway et al., 2007) à partir d’un modèle agricole paysan « contre les marchés » (Samak, 2012).

Par rapport à la recherche, il nous semble que c’est sur la question de la personnalisation de l’échange que peut se définir un aspect véritablement alternatif aux logiques marchandes. Ce que postule l’analyse économique standard, c’est en effet une relation marchande dans laquelle les prix sont extérieurs aux individus, qui n’ont pas de prise sur leur détermination, de telle sorte que le « dispositif de véridiction […] permettant de révéler à la communauté humaine la juste et vraie valeur des biens qu’elle produit » (Postel, 2008, p. 25) échappe aux volontés individuelles. La critique de cette objectivation de la valeur par les marchés est justement au coeur de l’altérité des systèmes d’échanges locaux alimentaires. Elle se subdivise en une série de critiques concernant la réalité d’un processus de formation des prix marqué par une relation de pouvoir en faveur des intermédiaires (industries agroalimentaires et grande distribution), la réalité des processus de qualification des produits, devenue incertaine, et la nature même des produits échangés sur les marchés agroalimentaires.

De fait, dans ce mouvement originel de contestation, les circuits courts incarnés dans les Amap sont porteurs d’une critique de la régulation marchande telle qu’elle se manifeste et proposent une conception alternative de la régulation des échanges agroalimentaires au profit d’une autre agriculture. C’est ce caractère radical qui a tenu à la marge les circuits courts, jusqu’à ce qu’ils soient progressivement appréhendés par les acteurs du développement agricole et rural comme de nouvelles modalités de valorisation de la production et donc d’amélioration des revenus agricoles répondant à des tendances émergeantes de consommation qui vont au-delà du militantisme ou de cercles restreints de consommateurs aisés : d’activités contestataires, les circuits courts sont devenus un objet d’intérêt pour le ministère de l’Agriculture.

Des Amap au plan Barnier : diffusion, normalisation ou banalisation ?

Leur entrée sur la scène politique nationale est liée, en 2009, à ce que les acteurs impliqués appellent le plan Barnier. Présentés comme complémentaires aux circuits traditionnels, les circuits courts présentent les caractéristiques essentielles des innovations sociales [5] : « Ils répondent à une demande croissante des consommateurs à la recherche de produits authentiques, de saisonnalité, de proximité et de lien social » ; « ils apportent aux agriculteurs une meilleure valorisation de leur production » ; « ils constituent un enjeu de développement durable des territoires […], en facilitant une “gouvernance alimentaire” par une mobilisation de l’ensemble des acteurs : producteurs, artisans, commerçants, restaurateurs, collectivités locales et consommateurs » (Barnier, 2009).

Le ministère a su se saisir d’un mouvement qui semblait devoir devenir une tendance de fond, en particulier du côté des consommateurs, dont la plupart des enquêtes montraient que leurs attentes en matière de « sûreté », de qualité et de provenance des aliments les orientaient vers une valorisation de la consommation locale en circuit court [6]. L’entrée par la consommation est ainsi logiquement mise en avant, en prêtant aux circuits courts des vertus liées « à une exigence sans cesse grandissante de produits de terroir, de tradition, d’authenticité, [qui] valoris[e] les qualités de fraîcheur, d’innovation et de qualité nutritionnelle des productions en question ainsi que la connaissance des produits et de leurs modes de production » (Barnier, 2009). La question des revenus agricoles reste cependant présente, puisque « ce type de commercialisation […], outre la captation de valeurs en faveur du producteur, permet la réalisation d’économies sur les autres segments de la chaîne de coûts […] et la création de valeurs sur des actifs immatériels (marque, ancrage territorial, authenticité, lien social) » (ibid.).

Les traductions concrètes immédiates les plus marquantes du plan Barnier ont été :

  • la mise en place d’un groupe de travail au sein du Réseau rural français (RRF), en 2009 ;

  • le lancement, en 2009, d’une étude sur les référentiels technico-économiques en circuits courts (Chiffoleau et al., 2011) ;

  • une consultation pour intégrer quelques données sur les circuits courts dans le dispositif du recensement général agricole (RGA), dont les premiers résultats sont disponibles depuis 2012 ;

  • l’ouverture du thème dans le financement de plusieurs programmes Casdar (Compte d’affectation spécial pour le développement agricole et rural), notamment sur le développement des circuits courts, les performances économiques des exploitations en circuits courts, les synergies avec des ateliers de transformation ou encore les impacts économiques, sociaux et environnementaux.

Le groupe « Alimentation et agriculture » du RRF

Le groupe « Alimentation et agriculture » du RRF s’inscrivait dans la dynamique d’appels à projets liés à la valorisation économique des ressources locales en 2009, à l’issue des différentes réunions du groupe Barnier [7]. L’objectif des premiers travaux collectifs a consisté à collecter et à capitaliser des expérimentations, tout en organisant divers rencontres de partage d’expériences et de confrontations de points de vue autour de cinq axes [8]. L’arène du RRF était intéressante pour sa capacité à faire dialoguer des acteurs aux statuts, aux missions et aux démarches suffisamment divers pour que des opinions très différentes dialoguent autour d’un nouveau phénomène socioéconomique susceptible de faire l’objet de politiques publiques (puisque l’une des finalités des travaux du RRF consistait, justement, à produire des documents de conseil et d’orientation pour les acteurs des circuits courts, du national au local). A l’occasion d’animations transversales, les débats concernant la définition des circuits courts étaient réguliers. Ils s’articulaient autour de différentes problématiques, et en particulier : lutter contre plusieurs généralités trop rapides sur les circuits courts (niche commerciale, clientèle de bobos, prix élevés, etc.) ; distinguer les vrais des faux circuits courts (revendeurs se faisant passer par des producteurs, etc.), afin de mieux asseoir la promotion et la sensibilisation des différents publics ; introduire la transformation en atelier dans le cadre des circuits courts, etc.

Une consultation a donc été lancée au sein du RRF, portant sur une éventuelle charte des circuits courts. La définition par le seul nombre d’intermédiaires n’entraînait pas une adhésion des acteurs, qui préféraient nettement y associer un second critère : la distance kilométrique. Celle-ci souleva de nombreux débats, de sorte que la charte ne put émerger de la consultation organisée. Cet échec est néanmoins riche d’enseignements. On notera que l’un des thèmes récurrents lors des animations et des consultations était celui de la proximité, avec toutes les ambiguïtés associées au terme. Aspects géographiques et spatiaux, mais aussi sociaux, économiques et culturels de la proximité étaient régulièrement mobilisés pour faire valoir la complexité des impacts territoriaux potentiels des circuits courts.

De nombreux participants à ce groupe de travail du RRF s’y étaient engagés avec une entrée portant clairement sur la valorisation économique des ressources locales, et leur souci principal était bien celui-ci, assez loin a priori du projet contestataire des circuits alternatifs. C’est ce qu’a montré une autre consultation lancée sur la manière dont les acteurs du RRF mobilisaient les circuits courts dans le cadre de leurs activités professionnelles. Les résultats ont relevé un lien fort entre domaine d’intervention et vertus attribuées à ces circuits, tout en éclairant la diversité des attentes et le caractère multidimensionnel de ces derniers, supposés agir sur plusieurs aspects du développement local durable : revenus agricoles, valorisation des ressources économiques locales, adoption de pratiques plus durables en termes de production et de consommation, etc. Les aspects économiques étaient clairement prépondérants, notamment parce que les acteurs qui se sont le plus mobilisés pour répondre étaient des chambres régionales d’agriculture, suivis par des pays et des associations de développement agricole et rural [9]. Cela montre comment les acteurs les plus établis se sont saisi du nouvel objet, en particulier les chambres, ce qui a contribué à faire sortir les circuits courts de l’image de niche commerciale, comme le confirme d’ailleurs l’évolution récente du discours de certains syndicats agricoles plutôt réfractaires jusque-là, comme les Jeunes Agriculteurs, des fédérations départementales des syndicats d’exploitants agricoles (FDSEA) ou la fédération nationale (FNSEA) elle-même. On comprend alors que l’on s’éloigne rapidement de la démarche initiale de circuits conçus en rupture avec le système dominant pour aller vers une absorption du concept par ce système, risquant de réduire les innovations sociales à de simples nouveautés commerciales. C’était un risque inhérent à la nature du RRF et de ses groupes de travail, élaborés comme des chambres d’échanges et d’échos, et non comme des espaces reconnus de réflexion et de proposition sur les politiques agricoles. Que les principales institutions et organisations du développement agricole se soient emparé des circuits courts les a nécessairement vidés de leur dimension militante et alternative et a notamment contribué à limiter une véritable articulation entre agriculture, alimentation et ruralité, alors que de nombreux participants des groupes de travail émettaient le voeu que cette articulation soit au centre de réflexions sur de nouvelles modalités (à défaut de nouveaux paradigmes) du développement rural. On peut aussi constater la faible mise en lien des circuits courts alimentaires et des autres formes de reterritorialisation : les synergies avec le groupe de travail sur la filière bois ont été par exemple relativement faibles, alors qu’elles auraient pu donner lieu à des développements sur la connexion entre ressources locales et formes innovantes de développement du logement (éco-construction).

Ce processus a néanmoins permis de faire émerger des débats et des réflexions qui allaient au-delà du simple objet socioéconomique. Les risques d’une réduction des circuits courts au rang de nouvelles réponses à des problèmes anciens (grossièrement, les débouchés et les revenus agricoles) ont en effet d’une certaine manière contraint les acteurs défendant la pratique d’une autre agriculture (dont certains étaient également présents dans le RRF) à repenser la place de ces circuits dans le développement local : si l’ancrage territorial pouvait être récupéré commercialement, il n’en restait pas moins qu’il ouvrait la voie à de nouveaux questionnements sur le rapport entre agriculture, alimentation et territoires dans la perspective de nouvelles régulations locales.

En quoi les circuits courts sont-ils socialement innovants ?

Les innovations sociales sont souvent appréhendées comme des réponses à des défauts de coordination marchande ou publique, les agents faisant émerger des procédures nouvelles pour dépasser les difficultés qu’ils rencontrent. Les principales défaillances sont ici liées aux risques qui caractérisent la qualité des produits alimentaires dans un contexte où, paradoxalement, le système agro-industriel ou agro-tertiaire entendait réduire cette incertitude. Si la santé est devenue un critère de qualité pour les consommateurs (Barrey, Valceschini, 2008), on peut considérer que les circuits alternatifs y répondent en grande partie, dans la mesure où leur origine et leur qualité seraient mieux identifiées que dans les circuits longs (Rieutort, 2009). Ils peuvent ainsi apparaître comme des « processus de qualification » liés notamment à la « particularité des produits » (Minvielle et al., 2011) se construisant dans un lien territorialisé qui réduit les coûts de transaction.

Innovation territorialisée et territorialisante

Dès lors, de nombreux cadres théoriques sont mobilisés (Vincq et al., 2011 ; Rodet, 2012 ; Herault-Fournier et al., 2012 ; Hillenkamp, Bessis, 2012) pour analyser comment se mettent en place, via les circuits courts, des dispositifs de coordination portant sur la qualité : économie de la qualité, des singularités, des services, des conventions ; économie ou sociologie économique des réseaux, etc. Le point commun de ces démarches est de considérer que les processus de qualification en circuits courts s’appuient sur la proximité des acteurs et renvoient ainsi aux territoires dans la dynamique des travaux de Pecqueur et Zimmerman (2004) et de Mollard et Pecqueur (2007). Le territoire ne peut-il se réduire alors à un simple support de communication commerciale (Le Coroller, 2012), qu’il soit décliné par les producteurs- vendeurs ou les grandes et moyennes surfaces ? Si le besoin de relocalisation de l’origine alimentaire se fait sentir, il ne peut donc, à lui seul, nourrir des innovations sociales qui se borneraient, finalement, à de simples innovations commerciales dans et pour le marché.

Il est donc nécessaire de montrer en quoi les circuits courts, sinon dans leur ensemble, du moins en partie, répondent à l’affirmation de Fontan (2011) suivant laquelle « l’innovation sociale est, d’une part, territorialisée et, d’autre part, territorialisante ».

A ce titre, ce n’est pas la capacité des acteurs à mobiliser des ressources territoriales spécifiques pour entreprendre des projets innovants (Amap, boutiques de producteurs, marchés paysans, etc.) qui nous semble le plus intéressant, mais plutôt, dans la lignée de travaux de Bouchard (2006), la manière dont ces initiatives affectent ensuite la matrice institutionnelle des territoires, entendus comme des ensembles de règles, de normes et de conventions partagées sur lesquelles s’appuient les acteurs (Requier-Desjardins, 2009 ; Gilly, Yung, 2004 ; Gilly, Pecqueur, 2000). Dans cette perspective, on peut estimer que les circuits courts sont des innovations sociales à partir du moment où ils favorisent l’apparition de nouvelles normes et conventions porteuses d’une transformation des représentations de l’agriculture, de l’alimentation et du territoire portées par les acteurs : elles permettent de cristalliser des attentes individuelles, de les faire émerger, de les identifier et de les formuler dans un cadre nouveau.

Influencer les normes de l’action publique

Comme le soulignent Chiffoleau et Prévost (2012), les circuits courts contribuent avant tout à une prise de conscience, à une logique d’empowerment que l’on retrouve dans la plupart des démarches de développement s’appuyant sur la participation de la société civile (Palier, Prévost, 2007). Le consommateur citoyen, par exemple, prend conscience de sa capacité à émettre un jugement sur la qualité des produits et à devenir prescripteur vis-à-vis de l’offre, au sens large du terme. On peut considérer que cette capacité à prescrire peut en effet se reporter dans l’arène publique et, de fait, influencer les normes de l’action publique après avoir modifié celles de la relation marchande. C’est le cas, par exemple, des démarches concernant la restauration collective, dont les ateliers du Réseau rural français ont montré qu’elles étaient très souvent impulsées par le bas. Celles-ci sont intéressantes, parce qu’elles montrent comment l’innovation sociale vient, justement, heurter la structure institutionnelle en place : les attentes sociales ne sont alors pas seulement délaissées par le marché ou les pouvoirs publics, elles sont hors d’atteinte, à cause d’une réglementation interdisant la référence à l’origine géographique des produits (règles communautaires) ou l’introduction de certains aliments sous des formes brutes (c’est le cas des oeufs, par exemple), en d’autres termes sans qu’ils soient passés sous les fourches caudines des normes sanitaires de l’industrie agroalimentaire (élaborées à partir de la matrice institutionnelle dominante).

La diffusion de l’innovation n’est pas ici celle d’expériences nouvelles, mais plus un phénomène de propagation qui affecte l’environnement des acteurs porteurs de ces expérimentations bien au-delà de leurs intentions initiales. On notera ainsi avec intérêt que la ville de Lons-le-Saunier, citée en exemple de la restauration collective biologique et locale, s’est lancée dans cette démarche, mais dans le but de répondre à un problème de pollution des eaux : pour réduire les frais d’assainissement, les pouvoirs publics locaux ont accompagné les producteurs dans une conversion à l’agriculture biologique en leur ouvrant la restauration collective en débouché.

Et comme l’ont montré de nombreux débats au sein du RRF, l’entrée par la qualité alimentaire conduit à des réflexions sur les conséquences de l’externalisation et de la privatisation de cette dernière. Il y a donc un mécanisme d’entraînement des innovations sociales entre elles qui relève souvent du tâtonnement et du hasard, mais qui participe d’une transformation des différentes dimensions des politiques publiques au niveau local, comme en témoigne la multiplication des projets territoriaux en lien avec une alimentation locale de qualité. De très nombreux projets concernent en particulier la restauration collective, qui permet une articulation entre questions de santé (Plan national nutrition santé et Plan national d’alimentation, mentionnant l’un et l’autre les circuits courts, mais aussi Grenelle de l’environnement, dans une logique d’approvisionnement local et biologique), économiques et environnementales.

Innovation et défaillance de la régulation

C’est à ce titre que l’on peut considérer les circuits courts comme des innovations sociales qui ont trouvé un terrain fertile dans des défaillances du mode de régulation dominant et dans de nouvelles attentes sociales encore balbutiantes et éparses. Ils ont joué un rôle de catalyseur, non pas tant comme objet concret dont nous avons vu la très (trop) grande diversité, mais en tant que nouveau support pour formuler des problèmes liés à l’agriculture et à l’alimentation et pour ouvrir de nouveaux débats sur la représentation de ces problèmes et de leurs solutions. En ce sens, il y a une potentielle transformation des référentiels de l’action publique entendue comme « la définition d’objectifs […] qui vont eux-mêmes être définis à partir d’une représentation du problème, de ses  conséquences et des solutions envisageables pour le résoudre » (Muller, 2011, p. 54).

L’échelle locale a été déterminante pour permettre l’expression de ces nouveaux débats et pour que les acteurs politiques puissent s’en saisir. C’est ainsi qu’a émergé l’idée d’une gouvernance alimentaire territoriale, qui a été l’un des axes de travail du Réseau rural français en 2009-2010. L’idée renvoie à des séries d’expérimentations très diverses, mais dont le point commun a été de reposer la question agricole par une entrée non pas économique (installation et maintien d’exploitations, revenus, emploi, etc.), mais alimentaire, en d’autres termes reposer la question agricole par ses finalités sociétales et non par ses impacts en matière de croissance. Cette dynamique traduit également les mouvements critiques autour des critères d’évaluation du bien-être et leur impact sur la conception des politiques publiques. A ce titre, les expériences menées sur les indicateurs de bien-être participatifs et territoriaux (Renault et al., 2010) montrent comment l’accès à l’alimentation est intégré et conduit à une autre approche du lien entre agriculture et alimentation. Cette modification du rapport à l’agriculture implique, bien sûr, une modification du rapport à son support, le territoire, dont la valorisation repose alors sur la mise en commun de nouveaux critères d’évaluation à partir d’attentes sociales nouvelles. On voit ici comment les innovations sociales sont liées à une dynamique de changement social démocratique (Laville, 2006 ; Fontan, 2006) qui affecte les représentations que les acteurs ont de leur propre pouvoir d’agir : l’agriculture, liée à des enjeux de politique nationale, européenne (négociations de la PAC) et mondiale (négociations à l’Organisation mondiale du commerce [OMC]), redevient véritablement une question locale, parce que la nature même du problème est modifiée et, du coup, les acteurs concernés entendent bien concevoir, à la mesure de leurs moyens, de nouveaux modes de régulation locale de la question agroalimentaire.

C’est bien le rapport au territoire qui évolue grâce aux circuits courts et à leur capacité à avoir fédéré des acteurs aux statuts et aux objectifs très divers autour de nouvelles questions construites collectivement. Et ces transformations des représentations jouent un rôle déterminant dans l’évolution des référentiels de l’action publique.

Conclusion

Les circuits courts illustrent assez bien le parcours de certaines innovations sociales, leur succès, leur diffusion, jusqu’à leur banalisation et la perte du sens qui, originellement, a pu porter les acteurs innovants. Néanmoins, le plus important semble être leur capacité à transformer, progressivement, le rapport des acteurs aux territoires et à leurs problématiques.

Ces mutations ouvrent alors la voie à de nouvelles innovations sociales portées par un mouvement dans lequel les acteurs peuvent se responsabiliser dès lors qu’ils se sentent investis d’un pouvoir d’évaluation, de jugement et d’expression sur des sujets qui jusque-là leur échappaient : le processus de relocalisation de l’alimentation a permis de renouveler la question agroalimentaire par l’émergence de nouvelles formes de coopération entre les acteurs impliqués. En témoigne l’intérêt croissant pour les sociétés coopératives d’intérêt collectif (Scic) afin de réorganiser la restauration collective : quelles que soient les difficultés rencontrées, les nouveaux espaces de réflexion sont autant d’occasions, pour les acteurs, de repenser leurs liens entre eux et à leur territoire.

A défaut d’une modification en profondeur des politiques agricoles et alimentaires, ces transformations des représentations des acteurs permettent l’émergence de nouvelles problématiques de l’action publique locale, notamment grâce à une redéfinition des externalités liées aux activités du secteur agroalimentaire. La définition, la compréhension et l’évaluation des externalités sont un aspect essentiel des politiques publiques : elles permettent de préciser les champs de la responsabilité individuelle et, par extension, de la responsabilité collective, lorsque les décisions individuelles ne suffisent pas à générer un intérêt collectif.

Ce dernier est aujourd’hui en cours de redéfinition, hors des cadres posés par l’industrie agroalimentaire. Il se heurtera nécessairement à des institutions réfractaires : les intérêts de ce secteur sont suffisamment puissants pour avoir modifié en profondeur notre lien culturel à l’alimentation et limité le développement d’une autre agriculture, comme en témoignent les conflits juridiques autour de l’usage de certains engrais et pesticides, la guerre contre le purin d’orties ou les semences et les variétés anciennes… Nous nous ressaisissons progressivement de notre culture, mais cette prise de conscience sera rapidement confrontée au coeur de la structure institutionnelle, non seulement réfractaire, mais littéralement hostile : se ressaisir de notre alimentation supposera de se ressaisir de son support premier, la terre ; et les circuits courts ne suffiront pas à faire vaciller l’institution de la propriété privée.