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A l’origine de cet ouvrage, un groupe de travail du Clasco [1] amené à réfléchir sur l’économie sociale en Amérique latine dans une perspective de pensée « postcoloniale ». Il illustre le regain d’intérêt porté sur les expériences de solidarité économique par diverses sensibilités des « nouvelles gauches latino-américaines » et se propose de rompre avec les schémas d’analyse hérités de la pensée néolibérale des années 80-90 sur l’économie informelle où, faute d’analyse critique du capitalisme et de prise en compte des rapports de pouvoir, les inégalités sont légitimées et les travailleurs marginalisés convertis en « pauvres ». Les questions posées sont ambitieuses. Est-il possible de penser une économie alternative sans politique et subjectivité distinctes ? Quelle est la part de l’économie solidaire dans un projet de transformation sociale ? Quelles sont les conséquences théoriques de l’intégration de ces expériences à un projet de transformation sociale ?

Cadre d’analyse postcolonial

Les contributions proposées s’inscrivent dans la continuité des travaux pionniers de Luis Razeto (christianisme social), de Paul Singer (marxisme hétérodoxe) et de José Luis Coraggio (inspiré par l’anthropologie substantiviste de Mauss et Polanyi) et veulent se différencier d’une approche jugée trop euro-centrée. Il ne s’agit pas seulement de penser l’organisation d’une économie alternative, mais de s’inscrire, en intégrant les relations de pouvoir dans la perspective ouverte par le sociologue péruvien Anibal Quijano, dans un cadre d’analyse « descolonial ».

Le chapitre introductif de Boris Marañón- Pimentel propose une critique épistémologique des sciences sociales, qui, en se réclamant universelles, ont imposé leur perspective à sa périphérie. Les catégories du « système-monde » appréhendé par Emmanuel Wallerstein sont étendues à l’Amérique latine et seuls quelques auteurs, à l’instar du Péruvien Mariategui, ont développé au début du xx e siècle leurs propres théories, comme le « socialisme indo- américain », basé sur l’ayllu, ou communauté indigène andine, et reposant sur la socialisation des moyens de production. L’approche « descolonial » veut remettre en cause les fondements raciaux des structures sociales et politiques hérités de la conquête coloniale à l’origine de la construction des Etats-nations. Son champ est constitué par l’ensemble des dimensions de l’existence sociale où s’exercent des relations de pouvoir (domination, exploitation, conflit). Il s’agit du travail, des rapports de genre, de l’autorité collective (ou publique), du rapport à la nature (ou l’environnement) et de la subjectivité (ou l’estime de soi). Dans chacune de ces dimensions, la démarche se réclame d’une posture éthique engagée par le bas (ou populiste), en s’attachant à la prise en compte de la réalité sociale dans sa totalité. Les différentes contributions déclinent ce cadre d’analyse sur l’une ou l’autre des perspectives et, à partir de différents ancrages nationaux, soulignent l’intérêt ou les limites de l’approche proposée.

Approches microsociales

Pedro Ivan Christoffoli et Henrique Novae mettent par exemple en discussion la manière d’aborder proposée avec les théories marxistes et s’interrogent sur l’expérience brésilienne d’économie solidaire. Leur hypothèse consiste à rejeter le marxisme orthodoxe et doctrinaire du socialisme réel pour retenir la démarche et les outils d’analyse sociale issus de la théorie marxienne et repris par les mouvements sociaux au Brésil. Face à la critique du centralisme bureaucratique, c’est l’émergence d’organisations sociales autogérées – coopératives et associations – qui est posée, tout en questionnant sur ses limites en l’absence de transformation sociale plus radicale du macrocosme. Derrière les approches de l’économie solidaire brésilienne, c’est la prédominance des approches micro-sociales, la mise en perspective insuffisante de l’aliénation du travail, l’absence de prise en compte des critiques du marxisme concernant l’autogestion et l’attitude conciliatrice vis-à-vis de la lutte des classes qui sont critiquées. L’économie sociale est perçue comme un outil pacificateur déconnecté des autres conflits sociaux et de la mobilisation sociale et, au final, au service du maintien des inégalités sociales et de l’hégémonie du capital financier.

A l’inverse, Pablo Mamani Ramirez développe, à partir de sa référence aymara en Bolivie, l’idée d’une autre économie qui ne s’inscrirait pas dans le courant « descolonial », mais trouverait ses fondements dans l’histoire et les logiques du monde aymara, en dehors de l’économie moderne, tout en étant « articulée » (« adentro-afuera ») à cette dernière. Il la qualifie également d’économie mixte, pas seulement de façon transitoire, vers le socialisme, mais souligne son caractère permanent ancré dans un « juste milieu » (« del promedio social ») illustré par la redistribution et la rotation des responsabilités dans les organisations communautaires.

Démarche anthropologique

La démarche anthropologique de Pablo Quintero rappelle, pour sa part, les convergences de l’approche proposée avec l’orientalisme de Edward Saïd (ou de l’occidentalisme de Coronil), renvoyant à l’organisation coloniale du monde héritée de l’impérialisme européen. Cette représentation s’est maintenue après la conquête sous différentes formes, notamment celle d’un racisme imprégnant les multiples dimensions de l’existence sociale et à l’origine d’une forme de domination sociale, matérielle et inter-subjective particulièrement profonde et efficace. Ainsi, après les indépendances, la « question indigène » perdure comme l’un des problèmes centraux des nouvelles républiques où la construction de l’identité nationale a pu se faire sur la base d’une unité linguistique, un « raffinement » culturel occidentalisé et un « blanchiment » ethnico-racial. De fait, même s’il existe des espaces « hétérogènes » où les modes de survie des communautés indigènes peuvent être assimilés à des alternatives au capitalisme, ces communautés, pas plus que tout autre, ne peuvent échapper aux structures fondamentales héritées du capitalisme post-colonial. C’est la raison pour laquelle un élargissement de ces alternatives ne peut s’envisager qu’une fois les structures globales de pouvoir remises en cause, et ce au-delà du simple contrôle de la force de travail. De manière paradoxale, en raison des nombreuses références communautaires de l’approche « descolonial », il souligne la faiblesse des processus d’adoption de l’économie solidaire au sein des communautés indigènes. L’altérité radicale prêtée à ces dernières (réciprocité, solidarité) renvoie, selon l’auteur, aux débats sur la permanence des formes « précapitalistes ». Elle permet de constituer un témoignage et une utopie comme références pour l’économie solidaire, en constituant ce que certains anthropologues ont qualifié « d’indigène hyper-réel » pour appuyer le côté construit et déconnecté de la réalité effective des populations. Cette « permanence » s’oppose aux critiques tout aussi artificielles qui soulignent, du point de vue dominant, les dimensions négatives des populations subalternes – paganisme, brutalité, paresse, etc. –, mais qui sont fondées sur la même logique raciale. On y trouve ainsi décrits des pratiques de solidarité ancestrales, ahistoriques et atemporelles, un « eden perdu » dans les rapports à la nature ou une approche collectiviste idéalisée, qui peuvent être mobilisés comme des ressources stratégiques par les acteurs dans leur revendication moderne face aux pouvoirs publics, aux ONG de développement ou aux organisations internationales. L’amélioration de conditions de vie souvent très difficiles n’est pas perçue comme le produit d’une mobilisation politique, mais comme un retour aux traditions ancestrales issues d’un passé figé. Face à un futur incertain, l’auteur suggère de dépasser les frontières identitaires héritées d’un passé révolu. « Los pueblos que no se conocen han de darse prisa para conocerse, como quienes van a pelear juntos », soulignait déjà José Marti dès 1891.

L’ESS comme agent « décolonisateur » ?

De nombreuses autres contributions demeurent très théoriques. L’insuffisance de la rupture « postcoloniale » des nouveaux gouvernements (Bolivie, Equateur) est dénoncée (Boris Marañón-Pimentel, Margarité Aguinaga), malgré les nouvelles constitutions, notamment du fait des dommages liés au modèle « extractiviste », mais la dimension environnementale est traitée plus largement dans le cas du Mexique (Adriana Gomez Bonilla). Certains textes, dont celui de Luz Dolly Lopera, mettent en avant l’importance des stratégies éducatives, dans le prolongement de Paulo Freire, pour renforcer l’éthique solidaire des participants et étendre leurs pratiques communautaires.

Une réponse plus étayée est développée dans la contribution d’Isabelle Hillenkamp. Cette dernière s’interroge pour savoir si les pratiques d’économie sociale contribuent à « décoloniser » le pouvoir basé sur la naturalisation et la hiérarchisation des races en Bolivie, dans quel domaine de l’existence sociale et jusqu’à quel niveau dans les relations sociales. Elle considère que c’est d’abord au rang de la confrontation des principes d’intégration économique et, partant, à l’échelon des formes institutionnelles héritées de l’histoire politique que se situe l’enjeu. A partir d’un panorama des organisations de l’ES, elle montre comment les organisations qui s’auto-qualifient de « petits » producteurs ne sont pas en mesure de contester leur place subordonnée dans le capitalisme national ou international ; pas même au sein du commerce équitable, qui s’inscrit dans une relation hiérarchique de redistribution avec la prime reversée aux producteurs. Dans ces organisations, la référence indigéniste renvoie au fonctionnement communautaire, censé constituer un « espace interne de réciprocité », mais elle induit également une dépendance aux ressources externes des ONG et de la coopération internationale, qui peut renforcer des phénomènes de clientélisme. En termes d’actions collectives, malgré la reconnaissance constitutionnelle de l’économie sociale, elle considère cette dernière difficilement apte à dépasser le niveau communautaire et suggère que l’action doit d’abord se concentrer sur le niveau national et la réforme de l’Etat.

A refermer l’ouvrage, il peut sembler intéressant, sinon nécessaire, de provoquer un décentrage des analyses en sciences sociales par l’élargissement des références et l’analyse de contextes non occidentaux. Mais cela n’a d’intérêt que si l’invocation d’une « subjectivité autre » repose, au-delà d’un postulat idéologique, sur un véritable effort d’ancrer les recherches sur l’observation et l’analyse des pratiques. Il paraît difficile d’appréhender le potentiel de l’ESS en Amérique latine sans aborder des secteurs comme la microfinance solidaire ou s’attacher à tirer les leçons des échecs de la propriété collective des coopératives de production dans les réformes agraires menées entre les années 60 (Chili, Venezuela, Pérou, etc.) et 80 (Nicaragua), par exemple. Au-delà, il est assez probable que la rupture envisagée avec la société « postcoloniale » outrepasse la portée de l’économie sociale « communautaire » et oblige à repenser l’ensemble des modèles économique et des formes institutionnelles tels que les politiques d’ajustement structurel les ont façonnés depuis les années 80 en Amérique latine.