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En Italie, la structure industrielle est largement caractérisée par les petites entreprises, souvent regroupées en « districts » homogènes. Cette organisation en districts, fréquemment observée pour les entreprises contemporaines d’économie sociale (Parodi, 2005 ; Colletis G. etal., 2005), s’inscrit dans le cadre d’un « retard » assez évident du développement industriel italien. Ce retard a été à l’origine d’une interprétation selon laquelle le processus de développement se serait traduit par une série d’accélérations plus ou moins forcées et par l’emploi de « facteurs de substitution » qui auraient pris la place des étapes canoniques du développement des pays les premiers venus (Gerschenkron, 1962). D’autres études (Bonelli, 1978) ont souligné le choix libéral du nouvel Etat en matière de politique, qui aurait contribué à retarder le développement d’un tissu industriel moderne [1].

Pour expliquer la genèse historique d’une telle dispersion de l’appareil productif, plusieurs facteurs peuvent être évoqués. Tout d’abord, la formation de l’entreprise à partir de certains types de rapport agraire, à l’exemple du métayage, a été analysée comme un élément prédisposant les travailleurs à une certaine autonomie sur le plan productif et commercial (Trigilia, 1985 ; Becattini, 1975). D’autre part, l’importance du tissu proto-industriel préexistant a été soulignée (Dewerpe, 1985 ; De Clementi, 1986). Au niveau financier, le poids des banques « mixtes » ou « allemandes » dans la création d’un réseau « horizontal » de petites entreprises spécialisées a été rappelé, face à quelques grandes concentrations « verticales ». Il existait également un tissu dense de petites banques, telles que les banques populaires de Luzzatti. Celles-ci avaient adapté en Italie le modèle allemand de Schulze-Delitzsch, qui favorisait la petite industrie et l’artisanat (Pecorari, 1997). Quelques études se sont par ailleurs concentrées sur les caractères géomorphologiques des districts et sur la vitalité des petits centres urbains dans le soutien de telles implantations (Becattini, 1998).

Plusieurs auteurs ont souligné la flexibilité de ce réseau et sa capacité d’adaptation au cycle économique, grâce à son ancrage territorial, sa base sociale d’implantation, sa complémentarité avec d’autres formes d’économie locale et sa capacité d’innovation et de développement technique par le jeu de la concurrence et de l’imitation (Brusco, Paba, 1997). Cette capacité d’adaptation, en l’absence d’investissements importants en capital, pose la question de la direction ou de la « spontanéité » du phénomène. Il a beaucoup été question, notamment, d’« usine collective » à propos de ce tissu productif. Il y a eu, sans doute, des formes de collaboration indirecte et de complémentarité et parfois même des formes de coordination directe au niveau commercial ou publicitaire (ce qui n’a pas empêché une forte concurrence). Il serait cependant difficile d’évoquer cette formation sociale et économique comme résultant d’une intention consciente ou d’un plan qui visait à réaliser une dimension sociale de l’entreprise. Il semble plutôt que certaines formes de collaboration s’expliquent par les caractéristiques des milieux d’implantation de ces entreprises, par un processus de développement et d’adaptation fortement lié à l’espace social où elles se sont formées. Il faut aussi remarquer que ce tissu n’existe que dans certaines régions italiennes : celles qui se distinguent par un ancrage ancien de l’économie sociale, en particulier des formes diverses de coopération (la Toscane, l’Emilie-Romagne, etc. ; sur cette dernière lire Menzani, 2011).

Les réseaux associatifs des artisans sont en effet les lieux où, historiquement, naissent certaines des formes les plus significatives de la coopération de travail. Les artisans cherchent à résister au nouveau système capitaliste de production de masse par des stratégies collectives visant à aider leurs petites entreprises. Contrairement à d’autres pays, comme l’Allemagne (Volkov, 1978), les artisans italiens sont longtemps restés politiquement libéraux et démocrates. Ils ont essayé d’impliquer les ouvriers dans leur stratégie de solidarité sociale, représentée politiquement pendant la seconde moitié du xix e siècle par la forte influence de Giuseppe Mazzini (Pezzini, 2012).

En Italie, où le poids de l’artisanat urbain sur le total de la population est remarquable jusqu’à la première guerre mondiale [2], les petits producteurs indépendants ont constitué le noyau le plus important des artisans urbains. Leur association était toutefois ouverte aux travailleurs non qualifiés et aux travailleurs de l’industrie. Les associations d’artisans s’inscrivent ainsi dans le champ de tension entre l’individualisme du nouvel environnement social dominé par le mode de production capitaliste et les tendances à l’action collective du prolétariat industriel [3].

La présente analyse de l’associationnisme artisanal en Italie pendant la seconde moitié du xix e siècle s’inscrit dans la réflexion sur cette convergence entre des formes diverses d’une même dimension sociale de l’économie. Comment des formes de solidarité sociale surgissant du changement économique, politique et culturel de l’unification italienne peuvent-elles expliquer la naissance « spontanée » d’un tel tissu productif ? C’est à cette question que l’étude de la Fraternité artisanale d’Italie (Pellegrino, 2012a) ambitionne de répondre.

La figure sociale de l’artisan combine la composante du travail exécutif et la fonction commerciale. Cette tradition productive cède progressivement la place à une différenciation fonctionnelle accrue. Cette évolution peut fournir une clé d’interprétation pour comprendre le phénomène des districts. Il s’agit en effet d’une figure sociale renfermant des éléments qui, par la suite, resteront présents et étroitement entrelacés dans le tissu de la petite entreprise à l’intérieur de ces zones de production.

Le moment, c’est celui de l’unification de l’Italie, lorsque se réalise un marché national qui brise les équilibres économiques consolidés des anciens Etats italiens. Les artisans se voient ainsi attribuer les pleins droits civils et politiques, ce qui alimente chez eux une tension éthique très forte visant à exalter le rôle social du travail et de l’entreprise artisanale pour le « bien » de la nation. Cela permet de concilier stratégies individuelles et collectives d’ascension sociale, dans un cadre où les valeurs nationales et la référence à la patrie devenaient fondamentales (Porciani, 1997 ; Conti, 2000 ; Betri, 2010).

La Fraternité artisanale d’Italie était la plus importante association de travailleurs. Née à Florence en 1861, au moment même de l’unification nationale, elle devait, selon les propos de ses promoteurs, s’étendre à tout le pays et unifier, comme le disait Giuseppe Mazzini (1935, p. 249), « toute la classe ouvrière d’un bout à l’autre de l’Italie ». L’importance de cette société excède la dimension du poids politique que lui reconnaissent les études sur les origines du mouvement ouvrier italien (Procacci, 1970 ; Manacorda, 1974). A travers la Fraternité artisanale, il est en effet possible d’analyser les modalités par lesquelles, au moment clef de l’unification de l’Italie et, après, pendant la période de l’industrialisation (1890-1914), le tissu productif artisanal chercha à résister aux logiques du capitalisme industriel et de la production sérielle. Nous pouvons voir comment ce mode de production sut innover et se transformer en une petite industrie compétitive.

Nous étudierons tout d’abord le rapport particulier de la Fraternité au contexte local, caractérisé par des phénomènes du type « fabrique collective », qui constitue une réaction au processus d’industrialisation. Nous analyserons ensuite l’extrême diversification des positions professionnelles à l’intérieur de l’association, l’évolution des relations intersectorielles et les relations familiales, de groupe et de voisinage, qui rendaient possibles des formes d’adaptation et de flexibilité. Puis, nous évoquerons les nombreux services de caractère collectif que la Fraternité offrait à ses adhérents pour faciliter l’accès au crédit, au commerce et à l’innovation technologique, ainsi que les nombreuses activités mises en oeuvre, des activités culturelles et de la formation professionnelle. Sur ce terrain en particulier, la Fraternité artisanale d’Italie s’attachait prioritairement à promouvoir l’instruction et la culture, « bien commun » envisagé comme condition de l’émancipation des travailleurs. Cet objectif devait distinguer la nouvelle patrie nationale.

Une réaction au processus d’industrialisation ?

Plusieurs études sur la culture du travail au cours de l’industrialisation ont montré la nécessité de dépasser la représentation traditionnelle, qui voit la transition au système d’usine comme un processus d’affirmation violente de règles et de procédures nouvelles de la part d’un capitalisme doté d’une force et d’une rationalité historique lui permettant de surmonter tous les obstacles.

Selon ce point de vue, les anciens artisans auraient été contraints d’abandonner leurs métiers et de se transformer en travailleurs d’usine. Les demandes de changement social de la part du capitalisme industriel ont toutefois été envisagées comme des données objectives, de manière un peu rigide et dogmatique (Cottereau, 1986, p. 112). De la même façon, les pratique des travailleurs et des petits producteurs indépendants ont été observées seulement selon leur degré d’adaptation ou de résistance au changement imposé par l’appareil de production capitaliste, ce qui revient à leur refuser toute autonomie.

Il semble aujourd’hui plus efficace de reconstruire les pratiques et les points de vue des travailleurs artisans sous l’angle d’une opposition moins rigide entre acteur et contexte. Les artisans, en tant qu’entrepreneurs et travailleurs en même temps, peuvent être considérés comme beaucoup plus flexibles et attentifs aux possibilités. Ils sont donc en état d’interagir d’une façon plus complexe et de manière largement autonome, ainsi que l’ont démontré Charles F. Sabel et Jonathan Zeitlin (1997, p. 3) : «Where possible, they developed sophisticated hedges for reducing their risks by avoiding a definitive choice in favor of either alternative. Where choice was obligatory, they hedged gain by anticipating in the design of one organization the need to reconstruct it for alternative purposes.»

Les artisans de la Fraternité semblent se caractériser par un haut degré de flexibilité et une grande capacité d’adaptation, même du point de vue de l’innovation technologique. Il serait trop long d’analyser ici ce point, mais notre recherche consacrée à Florence en tant que ville la plus artisanale d’Italie montre comment les artisans ont réussi non seulement à survivre, mais aussi à se développer pendant la période qui va de 1861 aux années 30 (Pellegrino, 2012b).

Par certains aspects, ces évolutions constituent autant de phénomènes économiques spontanés sur le modèle des districts industriels, c’est-à-dire avec une division du travail et une spécialisation productive entre petites entreprises qui ne sont pas coordonnées par le haut. Ce n’est cependant pas un hasard si la ville où s’est établi en 1861 le siège de la Fraternité artisanale d’Italie devient, entre 1880 et 1930, « la ville la plus artisanale » du pays. On peut en effet attester que les stratégies collectives pratiquées par le moyen de l’associationnisme et la fonction même de l’association en tant qu’institution politique et culturelle ont contribué au développement d’un tissu artisanal florissant.

Un étrange mélange d’entrepreneur et de travailleurs

L’extrême diversification des positions professionnelles à l’intérieur de l’association est un phénomène patent. La Fraternité artisanale d’Italie agissait comme un puissant intermédiaire de solidarité entre les différents niveaux de qualification professionnelle et les secteurs productifs. Elle rassemblait en effet soit les travailleurs salariés, même les moins qualifiés, comme les apprentis maçons, les travailleuses de la paille ou du secteur du vêtement, soit de vrais maîtres artisans, comme les ébénistes, les graveurs et les sculpteurs en bois, qui parfois étaient de véritables entrepreneurs avec plus d’une centaine de travailleurs dans un seul atelier.

Parallèlement, l’association était articulée en collèges, c’est-à-dire en petites sociétés avec un certain degré d’autonomie, qui rassemblaient travailleurs et maîtres du même métier. Les cotisations hebdomadaires et mensuelles que les associés versaient aux collèges n’étaient toutefois pas gérée de manière autonome, mais par une caisse générale. En étant également une société de secours mutuels, la Fraternité réalisait une très forte solidarité intersectorielle, puisque les cotisations des groupes professionnels moins sujets aux maladies ou aux accidents profitaient à ceux qui avaient un taux de morbidité plus élevé, ce qui suscita quelques polémiques, confirmant ainsi la nouveauté, pour le sens commun de l’époque, que représentait une telle procédure. Evidemment, le programme de solidarité qui était tracé dans ses premiers statuts connut, au cours des décennies, des changements remarquables, en particulier à la fin du xix e siècle, lorsque s’opère progressivement une séparation entre la composante entrepreneuriale et celle des travailleurs salariés. De nouvelles associations de maîtres se forment, ainsi que des associations ou ligues syndicales des travailleurs (Capitini Maccabruni N., 1981 ; Pellegrino, 2012b, p. 313-317), mais entre-temps le tissu productif artisan s’est fortifié et a évolué, donnant lieu à un artisanat de type nouveau orienté vers des productions sérielles de qualité.

Solidarités familiales et de voisinage

Dans la période d’environ soixante-dix ans que nous avons analysée, nombreuses « dynasties » d’entrepreneurs s’établissent et se développent dans la ville. Les actes des faillites du tribunal de Florence attestent que la continuité à long terme de l’entreprise artisanale ne dépendait pas seulement des facteurs économiques, mais aussi de la mise en action des facteurs de solidarité familiale, de petit groupe ou de voisinage (Pellegrino, 2012b, p. 165 et suiv. ; Gribaudi, 1987). Dans certains cas, la confiance et la possibilité d’avoir recours aux réseaux de solidarité économique et financière éloignée des voies officielles du crédit bancaire pouvaient sauver une entreprise. Ainsi, souvent lorsque l’artisan en difficulté avait recours à l’engagement de la dot ou à la vente de bijoux de sa femme, il demandait même des prêts aux parents au-delà du deuxième degré. Dans certains cas, les plus proches membres de la famille s’engageaient à soustraire une partie de l’atelier à la faillite et aux créanciers sous un autre nom.

L’aide de membres de la famille sous la forme de travail représentait en tout cas l’élément le plus courant. Il existe de nombreux exemples où la faillite de la petite entreprise s’explique parce que les parents ont cessé d’offrir leurs services à cause d’une maladie ou d’autres formes d’indisponibilité. Ces relations économiques et de travail s’articulaient avec une grande inventivité : formes de location ou de transfert temporaire de l’entreprise, règlements convenus en famille pour la continuité de l’atelier en cas d’héritage, etc. En l’absence de réglementation formelle du travail familial, cette variété de formes permettait une grande flexibilité, de sorte que le recours au travail salarié régulier était quasiment absent : au cours de nos recherches, un seul cas est apparu, un certain Demofonte Del Fante, commerçant et vernisseur de chapeaux de paille, qui avait salarié ses soeurs et un frère dans son entreprise avec un salaire régulier. Les officiers du tribunal de commerce accusèrent l’artisan de n’avoir pas tenu compte des mécanismes implicites d’adaptation et d’ajustement d’une entreprise familiale [4]. L’observance formelle des règles passait après le contexte familial.

Services collectifs et innovation technologique

La Fraternité artisanale offrait à ses adhérents de nombreux services à caractère collectif : facilitation de l’accès au crédit, au commerce et à l’innovation technologique. Elle réalisa, dans les années 1870, une caisse de crédit artisanal avec un remarquable succès, en se spécialisant dans un type de transactions minimales, qui relèveraient aujourd’hui du micro-crédit. La caisse, qui avait pour objectif d’éviter que les associés soient contraints de recourir aux usuriers, enregistrait en 1910 un montant moyen de moins de 100 lires par opération (environ 2 000 euros d’aujourd’hui ; Minuti, 1911, p. 362-365). De plus, la Fraternité encourageait la constitution d’entreprises et de coopératives de travail parmi ses affiliés, en se servant des capitaux qu’elle manipulait via le fonctionnement du secours mutuel et d’autres formes de revenus. Elle essayait, avec ses propres ressources ou à travers son influence politique, d’aider ses associés à surmonter les phases conjoncturelles défavorables, en encourageant des activités de petite production spécialisée et collective. Plusieurs fois, la Fraternité exerça des pressions sur l’administration municipale afin d’obtenir des accolli (adjudication de travaux) pour ses membres. C’était souvent le cas en période de chômage, ce qui permettait de soutenir les membres les moins qualifiés. En d’autres cas, l’association utilisait son patrimoine pour aider ses membres. L’azienda strumenti di lavoro (agence des outils de travail) illustre bien la manière dont elle soutenait sa base artisanale.

L’exemple de l’agence des outils de travail

L’agence née en 1876 pour aider les artisans pendant la grave crise économique qui suivit l’installation de la capitale à Rome après 1870 vécue jusqu’à 1926. Son but était de soutenir financièrement les artisans pour acheter des outils de travail. Elle finit cependant par accorder des petits prêts aux associés et fonctionna également comme une sorte de bureau de placement interne. Dans certains cas, elle arrivait à appuyer la démarche d’activités coopératives ou entrepreneuriales. La création de la société des paveurs de Florence en est un exemple. En 1886, une dizaine de paveurs de Florence requéraient à l’agence un soutien pour se constituer en société coopérative (Minuti, 1911, p. 287-290). Celle-ci les aida et, après la fondation de la société, la Fraternité fit pression sur l’administration de la mairie pour obtenir du travail. Dans les années suivantes, la coopérative des paveurs, soutenue par la Fraternité, réussit à obtenir l’adjudication du pavage de toute la ville. L’agence connut un grand succès : en trois ans, elle avait doublé le chiffre d’affaires de la Fraternité entière, qui reposait principalement sur le secours mutuel. Dans les années suivantes, le chiffre augmenta jusqu’à dépasser même celui de la caisse de crédit artisanal.

L’agence ne se limitait pas à la vente d’outils et de machines pour les associés, elle fournissait aussi les matières premières pour la transformation, telles que les tissus pour les artisans ou les petits tailleurs indépendants dan le secteur de l’habillement, et s’occupait également de donner des livres pour l’éducation, pas seulement professionnelle, des membres, en dehors de tout intérêt économique (graphique 1).

Graphique 1

Les investissements (22 500 lires) de l’agence des outils de travail en 1896-1897

Les investissements (22 500 lires) de l’agence des outils de travail en 1896-1897

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En outre, elle procurait un service d’information et de communication sur les machines, les solutions techniques et les innovations en Italie et à l’étranger. Elle parvint à instituer des cours d’apprentissage pour l’utilisation de certaines machines. En 1887, par exemple, la société, « ayant instauré des relations avec les meilleures et les plus connues des fabriques nationales et étrangères, communiquait aux associés que près du siège central comme près des sièges des collèges se trouvaient disponibles des outils ou des modèles d’outils nécessaires aux différentes professions » (Minuti, 1911, p. 287).

Grâce à ses revenus, l’agence réalisait des initiatives bénéficiant non seulement aux artisans producteurs, mais à tous ses agrégés, à savoir des coopératives de consommateurs ou de logement pour l’achat des habitations. Il serait possible de multiplier les exemples, mais il s’agissait toujours de manifestations relevant d’un principe plus général de solidarité, qui n’était pas purement corporatif ou sectoriel, mais qui visait le « bien public » comme base et contexte de développement de l’intérêt particulier.

La Fraternité, préfiguratrice du mouvement ouvrier

Le véritable liant qui tenait ensemble des figures sociales avec des intérêts et des caractéristiques si différents (des modestes travailleuses à domicile jusqu’aux artistes et peintres célèbres, tels que Giovanni Fattori et Telemaco Signorini) était l’idée et l’espoir que le travail aurait pu jouer un rôle central dans le nouvel ordre social et politique réalisé en Italie en 1861. C’était pour cette raison que la Fraternité différait des sociétés de secours mutuels qui allaient se multiplier (Tomassini, 1995) et qui avaient pour unique but les secours pour maladie ou accident, en l’absence d’un système moderne d’assurance sociale. Dans le cas de la Fraternité, le secours mutuel était bien présent, mais au même niveau que les différentes formes d’aide aux entrepreneurs ou aux activités coopératives.

Un mélange de tradition et de nouveauté assez original caractérise ainsi l’association. Elle avait mis en place, dans la seconde moitié du xix e siècle, toute une série d’instruments nouveaux d’organisation et de support pour ses associés, qui servirent d’exemple pour la réalisation des associations syndicales et entrepreneuriales successives. Cependant, elle conservait l’ancienne solidarité corporative, même dans son vocabulaire interne, de fait interclassiste. Elle était organisée selon un rigoureux mécanisme hiérarchique, dérivant probablement du modèle des sociétés secrètes qui avaient constitué un trait caractéristique de l’expérience politique des démocrates italiens pendant le Risorgimento.

Une organisation nationale démocratique

La Fraternité fusionnait ainsi les principes fondamentaux de la démocratie représentative (toutes les charges étaient électives et renouvelables) avec une structure organique complexe, qui non seulement établissait des liens formels de dépendance individuelle, mais aboutissait également à une forme d’organisation spatiale d’ordre militaire et bureaucratique, expérimentée aussi en Italie au temps de l’Empire [5].

Cette représentation verticale de l’espace et du territoire essayait donc de réconcilier démocratie et hiérarchie dans un ensemble structuré et complexe. Si l’on s’élevait du collège de l’Arte – la structure de base – jusqu’au Grand Conseil des Primati (Gran Consiglio dei Primati) – c’est-à-dire aux représentants des régions artisanales –, exerçant le gouvernement suprême de l’association tout entière, on pouvait en effet voir « l’admirable grandeur d’un organisme fort qui, en rassemblant en une seule volonté la famille artisanale, cherchait, on peut le dire, à égaler les forces même de l’Etat » (Minuti, 1911, p.32). Selon les statuts, « au moins trente personnes exerçant un même métier [Arte], ou industrie, constituent un collège de l’Arte. Ces collèges, quand ils rassembleront tous ensemble trois mille associés, formeront la commune artisanale, qui sera dirigée par les maîtres et présidée par le grand maître. Les différentes communes artisanales se trouvant à l’intérieur des régions fixées par les statuts formeront la région artisane, qui aura près de chacun des grands maîtres des communes une représentation parlementaire, laquelle tiendra des rencontres semestrielles. Les chefs des représentations de toutes les régions artisanales constitueront le gouvernement général de la Fraternité, qui aura son siège dans la capitale d’Italie et qui présidera au congrès général annuel de tous les représentants des régions » (Fratellanza artigiana d’Italia, 1861). En d’autres termes, il s’agissait d’une structure hiérarchique décrite avec le vocabulaire hérité des anciennes corporations, mais qui visait à construire un organisme national des intérêts des travailleurs régi par un fonctionnement démocratique.

La Fraternité artisanale n’était en effet dotée ni des liens hiérarchiques, ni des découpages corporatifs qui caractérisaient la plupart des associations de travailleurs dans la période précédente, même si le long hiatus chronologique entre la disparition des corporations italiennes et la naissance des premières associations ouvrières ne facilite pas l’identification d’éventuelles continuités (Dal Pane, 1940).

C’était une société moderne de secours mutuels, réglée par un mécanisme d’assurance au niveau économique, où chaque membre payait la même somme et avait droit au même traitement en cas de maladie ou d’accident de travail. La position de chaque confrère était réglée par un système de droits et de devoirs, qui étaient définis avec précision dans les statuts et prévoyaient que tous les compagnons étaient égaux face à la société, dont le gouvernement était confié aux associés mêmes : ceux-ci avaient tous le même droit d’élire ou d’être élus aux charges de la société.

Conclusion

Du point de vue symbolique et politique, l’activité la plus importante de la Fraternité, dans son discours public, était l’instruction des travailleurs. Elle consacra une partie considérable de ses activités et de ses ressources à l’éducation de ses membres, avec un large éventail d’outils. Elle réalisa une série régulière de cours du soir et du dimanche, consacrés à la fois à la formation professionnelle et à la culture générale. On peut aussi mentionner la mise en place d’une grande bibliothèque très équipée, la publication d’un journal social hebdomadaire très soigné et largement diffusé et de nombreuses conférences et autres activités similaires.

L’idée qui soutenait cet effort « culturel » était que le progrès dans la condition des travailleurs, avant même les améliorations économiques, s’obtenait en favorisant leur accès à l’instruction et à la culture. Cette « élévation morale » des travailleurs était considérée comme intimement liée aux nouveaux droits de citoyenneté, politiques et civils, qui avaient été conquis par la révolution libérale italienne du 1860-1861, avec la fin des anciens Etats absolutistes.

Ethique du travail collectif

Le travail devait être non seulement le fondement économique de l’Italie nouvelle, mais aussi le fondement moral, la source des nouvelles valeurs, qui ne devaient plus être liées aux privilèges aristocratiques, mais au mérite et à la bonne volonté de chacun.

Ce trait était commun à l’idéologie libérale et aurait pu également aboutir à une exaltation de l’individualisme, comme en témoigne la propagation de l’idéologie « self-helpiste » en Italie pendant la deuxième moitié du xix e et au début du xx e siècle (Baglioni, 1974 ; Chemello, 2009). Mais la Fraternité déclina l’éthique du travail de manière collective, en essayant de mélanger sa structure solidariste, revêtue de l’ancien langage des corporations, avec les nouvelles valeurs de la liberté d’entreprise et de la libre concurrence.

Une telle synthèse, selon les artisans de la Fraternité, ne pouvait venir que d’un sentiment puissant de la nouvelle citoyenneté, c’est-à-dire d’une réconciliation de l’intérêt individuel avec le bien-être collectif au sein de la nouvelle communauté de référence, qui avait été réalisée avec la nouvelle patrie libérale.

Pour toutes ces raisons et parce que les solutions adoptées constituent une référence pour beaucoup d’autres associations, la Fraternité représente une expérience d’autant plus intéressante à analyser en cette période de crise de l’Etat social où le rôle des entreprises et de l’économie sociale et solidaire est central.