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Deux spécialistes de l’histoire de la santé, Olivier Faure et Dominique Dessertine, livrent une étude capitale pour la compréhension du fonctionnement particulièrement complexe du système de santé en France. Partant du constat que l’hospitalisation privée – qu’elle soit ou non commerciale – représente un tiers des lits disponibles, ils décortiquent la construction historique de l’articulation public-privé dans le domaine des soins hospitaliers, qui constitue un paradoxe français. Comme le notent les auteurs, la réussite des cliniques privées n’est pas uniquement due à leur seule dynamique interne ; elle est surtout étroitement liée aux choix de la politique hospitalière et au « cadre général d’un libéralisme médical » (p. 14).
Le dualisme hospitalier : une particularité française
Leur histoire est aussi, sans surprise, celle d’une rivalité constante avec l’hôpital public [1] entretenue par l’ambiguïté non moins constante des législations afférentes à la protection sociale. Les premières maisons de santé ouvertes au début du xixe siècle hébergeaient les aliénés des familles riches. A partir de 1869, des sociétés civiles immobilières se sont lancées dans la construction de cliniques. On peut suggérer qu’il s’agit d’un effet d’aubaine de la loi du 24 juillet 1867 sur les sociétés commerciales, ce qui confirmerait l’identité fortement capitaliste de ces établissements. Cependant, le grand essor des cliniques privées débute véritablement au tournant du xxe siècle, en relation avec la généralisation de l’asepsie et de l’anesthésie, qui disqualifient les soins à domicile, et de la chirurgie, qui devient rapidement un secteur très rentable pour elles. L’hôpital ayant été longtemps réservé aux pauvres, les malades aisés optaient pour un séjour dans des cliniques privées plus confortables. Les cliniques – commerciales ou mutualistes – ont ensuite profité de l’absence de volontarisme des pouvoirs publics concernant la politique hospitalière entre la Première Guerre mondiale et le début des années soixante. Un parallèle peut d’ailleurs être établi avec la brèche ouverte aux assureurs privés par l’exclusion de certaines catégories professionnelles du dispositif des assurances sociales en 1930 : les cadres du privé se sont alors tournés vers les assurances commerciales, tandis que les fonctionnaires développaient leurs mutuelles.
De fait, l’hospitalisation privée revêt également des statuts divers. Si les auteurs précisent que, pour des raisons de facilité d’accès aux sources, ils ont surtout étudié les cliniques privées gérées par des sociétés de capitaux (en l’occurrence, les plus nombreuses), d’autres établissements d’inspiration confessionnelle et caritative ou d’inspiration mutualiste fonctionnent sans but lucratif et participent au service public.
La mutualité et l’hospitalisation privée
Les cliniques mutualistes ne faisant pas l’objet d’un chapitre spécifique, une étude approfondie de ces établissements qui relèvent de l’économie sociale reste à faire. Au demeurant, le monde des cliniques dites mutualistes est loin d’être homogène dans la première partie du xxe siècle. Il n’est pas davantage le fruit d’une action concertée au niveau national. Certaines cliniques comme celles de Montpellier (1 910), de Bonneveine à Marseille (1927) ou de Saint-Etienne (1937) ont été créées par les unions départementales mutualistes. Dédiés aux classes moyenne et modeste, en alternative à l’hôpital et aux cliniques coûteuses, ces établissements populaires généralement réputés au niveau local n’ont pu se multiplier en raison de la faiblesse de leurs ressources financières et des exigences du corps médical, généralement opposé à la rétribution au forfait pratiquée par les mutuelles. Une autre formule est celle des caisses chirurgicales fédérées en 1935 au sein de la Fédération nationale des caisses chirurgicales mutuelles, souvent d’inspiration patronale. Après la Seconde Guerre mondiale et la mise en place de la Sécurité sociale, s’impose le système du conventionnement entre les cliniques privées et les organismes sociaux. La mutualité est à l’avant-garde, comme souvent, avec la convention signée en 1947 entre la Fédération intersyndicale de l’hospitalisation privée et la caisse de prévoyance de la SNCF. Cette convention prévoit le libre choix de l’établissement par le mutualiste, un tarif rémunérateur pour l’établissement et le tiers-payant obligatoire. Ce dernier point soulève d’ailleurs l’inquiétude des cliniques, qui y voient « un risque d’immixtion, d’étatisation, de nationalisation rampante » (p. 144).
Le dogme de la rentabilité
Celles-ci profitent de l’insuffisance de l’équipement hôtelier de l’hôpital public, pourtant jugé plus performant pour la qualité des soins. A partir de la réforme de 1958 qui « met en évidence les faiblesses de l’équipement hospitalier et le dynamisme du privé », les règlementations successives, en jouant la carte du compromis avec les propriétaires de clinique comme avec les chirurgiens, sont finalement toujours bienveillantes pour l’hospitalisation privée, même si l’hôpital public jouit d’une meilleure réputation en ce qui concerne la qualité des soins. En dépit de leurs craintes, les cliniques privées ne voient pas leur activité freinée par la présence au gouvernement socialiste d’un ministre communiste de la Santé (Jack Ralite) en 1981-1983. La question récurrente des tarifs d’hospitalisation s’est exacerbée au cours des années 70, avec la nécessité de trouver de nouveaux capitaux pour moderniser l’équipement, de façon à ce que ces établissements soient plus rentables. En somme, au-delà du caractère médical de leur activité, ces cliniques privées modernes ne se différencient plus guère des autres entreprises capitalistes contraintes à des processus de regroupement, dans lesquelles les médecins et les chirurgiens ne sont plus décisionnaires, car ils ne sont plus propriétaires du capital.
Cet ouvrage riche en informations ouvre également de nombreuses pistes de réflexion pour les recherches historiques sur le système de santé, constamment soumis à la tension dialectique entre privé-libéral et public, censée être un facteur d’émulation. La nature de cette dernière se révèle toutefois bien plus financière que médicale. Le sous-titre un peu racoleur « deux siècles de succès » est heureusement tempéré par la précision : « si on se place du point de vue des acteurs » (p. 251), car il ne faut pas oublier que ce succès résulte des défaillances de l’hôpital public, seul garant d’une égalité de l’accès aux soins et à la chirurgie. Au final, c’est moins la présence forte d’une logique privée dans le secteur de la santé qui pose problème que celle des logiques commerciales vampirisant l’hôpital public, alors qu’elles sont complètement antinomiques avec l’intérêt général.
Parties annexes
Note
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[1]
En contrepoint, signalons l’ouvrage de Jean-Paul Domin, Une histoire économique de l’hôpital (xixe-xxe siècle), une analyse rétrospective du développement hospitalier, tome i (1803-1945), La Documentation française, 2008.