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Lorsque l’on parle de « musiques actuelles », on fait référence à une catégorie d’intervention publique dont l’usage a été officialisé par le ministère de la Culture dans la seconde partie des années 90 (Guibert, 2006). Cette catégorie englobe les acteurs impliqués dans les musiques qui n’étaient pas prises en compte par le ministère avant les années 80 et qui furent d’abord regroupées sous la terminologie «  rock et chanson ». Autrement dit, la catégorie « musiques actuelles » fait référence à toutes les musiques « non savantes » (Teillet, 2002). Concrètement, en se basant par exemple sur l’organisation du Centre d’information et de ressources pour les musiques actuelles (Irma), association missionnée par l’Etat créée en 1994, on constate que, pour la puissance publique, les musiques actuelles se déclinent autour de trois pôles représentés par le Centre d’information du jazz et des musiques improvisées (CIJ), le Centre d’information des musiques traditionnelles et du monde (CIMT) et le Centre d’information rock, chanson, hip-hop et musiques électroniques (CIR).

Du point de vue de leurs productions, peuvent être définies deux activités principales liées aux musiques actuelles : celle des musiques enregistrées (industries culturelles) et celle des concerts ou des spectacles vivants (« musique live »). Si, depuis les années 50 et la naissance du disque vinyle, la première est centrale, elle tend à être rattrapée par la seconde (Guibert, 2011b). La présente contribution s’intéresse à ce volet des musiques actuelles. Entre l’artiste et le public, la filière économique liée au spectacle vivant de musiques actuelles en France (« le concert ») comprend trois principales fonctions : la production, la diffusion et l’exploitation au sein de lieux ou de festivals. On retrouve les règles juridiques attenantes à ces fonctions dans les textes de loi relatifs aux « licences d’entrepreneur de spectacle », qui sont au nombre de trois et suivent ces trois étapes [1]. En comparant la filière française du spectacle vivant à celle des autres pays (en particulier anglo-saxons), on constate que la France possède de nombreuses particularités. L’objet de cette communication n’est pas de les décrire toutes, mais de se focaliser sur les lieux de diffusion de spectacle qui leur sont dédiés, et parmi ceux-ci, plus précisément, les lieux gérés par des associations subventionnées par la puissance publique. Ces subventions sont accordées en échange d’une mission envers les collectivités territoriales ou encore d’une délégation de service public auprès d’une commune ou d’une communauté de commune.

Ces lieux de concert ont une « économie hybride » au sens de Polanyi : outre les subventions qu’ils reçoivent, ils génèrent notamment un autofinancement via la billetterie de concert. Ils sont ancrés sur leur territoire, impliqués dans des activités d’action culturelle et ils accueillent des bénévoles. Ces éléments justifient leur statut associatif, tout comme leur projet artistique et culturel et leurs missions d’utilité sociale. Ces lieux ont vu le jour dans la seconde partie des années 80 et nombre d’entre eux ont été intégrés comme un relais des politiques culturelles de l’Etat, en 1996, avec la mise en place d’un label ministériel, le label Smac (« Scène de musiques actuelles »). Il semble que le profil socio-économique des lieux associatifs de musiques actuelles se soit fortement transformé au cours des quinze dernières années. On assiste notamment à une « inflation des jauges », c’est-à-dire de la capacité à recevoir du public pour les spectacles. L’une des principales raisons est que les lieux associatifs de musiques actuelles cherchent à obtenir une taille critique leur permettant à la fois d’influer sur les conditions posées par les producteurs dans la vente des spectacles et d’augmenter leurs ressources (en faisant croître la billetterie, mais aussi en se faisant reconnaître de l’Etat, qui favorise l’aide aux lieux « structurants »). Dès lors, on peut se demander comment les associations parviennent à gérer la crise de sens (Weick, 1995) liée aux enjeux de leur taille. La programmation de groupes confirmés dans de grandes salles a en effet tendance à améliorer leur situation financière, mais les écarte dans le même temps de leur projet initial et de leur public d’attache.

La plupart des lieux disposant du label Smac sont des lieux associatifs adhérents d’une fédération nommée Fédurok (encadré 1, en page suivante).

Les données contextuelles sur le spectacle vivant en France proviennent du travail de thèse de doctorat de Gérôme Guibert.

Les données qualitatives et quantitatives sur les lieux associatifs exposées ici proviennent de la Fédurok, qui organise régulièrement une enquête auprès de ses adhérents (1999, 2001, 2006, 2009). Cette enquête en ligne est nommée « Observation participative et partagée » (OPP), puisqu’elle est co-construite par les adhérents et le chargé d’étude. Les adhérents renseignent eux-mêmes les questions. Dans le cadre de ce travail, des bases de données nous ont été confiées par la Fédurok, puis ont été exploitées par Gérôme Guibert. Enfin, les informations concernant Gimic (plateforme numérique élaborée en vue de développer le travail d’OPP de la Fédurok) ont été collectées et étudiées par Philippe Eynaud et Arthur Gautier [2]. Ce travail est fondé sur douze entretiens semi-directifs conduits auprès d’acteurs clés du projet Gimic, puis retranscrits et codés pour être exploités. Une deuxième source de données est constituée par l’analyse des comptes rendus des réunions, des newsletters, des méls échangés sur les listes de diffusion. Une troisième source d’information a été constituée par notre statut de bêta-testeur de la plateforme pour la version produite en 2009. Ces trois sources complémentaires nous ont permis de trianguler notre production de connaissance.

Principes de fonctionnement de la filière et rôle des lieux associatifs

Les deux types de contrat en vigueur dans la filière

Dans la filière du spectacle vivant des musiques actuelles (« musique live »), les modes de transaction économique suivent deux logiques principales, que nous appellerons ici « production directe » et « cession du spectacle ». Les lieux de concert associatifs, tout comme les festivals, se sont développés jusqu’à devenir incontournables dans le second contexte : la cession.

Expliquons en quelques mots ces deux principes.

  • Production directe : dans ce premier cas, le producteur prend les risques. Il trouve un lieu de diffusion, qu’il loue, et, la plupart du temps, il engage différents partenaires en prestation de services. C’est le modèle « traditionnel » de la filière, lié à une économie marchande. Les lieux (« exploitants ») sont appelés « garages », car leur activité se limite à la location d’espace. Dès la seconde partie du xixe siècle, les théâtres parisiens fonctionnaient selon cette logique ; il en va de même aujourd’hui pour les zénith, les palais des congrès, les parcs des expositions ou même les stades.

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  • Cession du spectacle : dans ce second cas, le spectacle est vendu par le producteur à un organisateur, et c’est celui-ci qui prend les risques.

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Alors que dans le premier cas les entreprises fonctionnent de manière autonome [3], dans le second il y a intégration aval entre les fonctions de promotion locale et d’exploitation de lieu. Le producteur vend le spectacle pour une date à un lieu qui gère le spectacle [4]. C’est dans ce cadre que se sont développés les lieux associatifs. Animés par une équipe défendant un projet artistique et culturel et ancrés dans une posture « économie sociale et solidaire », ces lieux disposent en effet d’un programmateur ou d’un collectif de programmation qui négocie l’achat de spectacles auprès des producteurs privés.

Associations de diffusion et développement artistique

Le statut associatif des lieux qui opèrent par achat de spectacle (contrat de cession) s’explique par l’envergure des artistes programmés. Alors que la production directe est utilisée pour les artistes les plus médiatiques, avec des jauges qui vont au-delà de 1 500 places, les contrats de cession fonctionnent pour les artistes « en développement ».

Chez les producteurs, il existe des salariés appelés « bookers », qui ont pour mission de vendre des spectacles aux lieux ou aux festivals, afin d’élaborer une tournée pouvant durer plusieurs mois et comprendre de très nombreuses représentations. Le terme « artiste en développement » est utilisé par la filière marchande de l’industrie de la musique pour parler des spectacles de ces artistes vendus par contrat de cession aux lieux et aux festivals associatifs. Il possède bien entendu un sous-entendu évolutionniste, qui ne tient pas compte du fait que certains artistes ne visent pas les très grands lieux et ne seront jamais des artistes « à succès », bien qu’ils puissent vivre de leur activité, simplement en jouant dans les lieux et les festivals associatifs des musiques actuelles.

Ces raisons expliquent que le mouvement du rock alternatif français des années 80 a joué un rôle important dans la genèse de la Fédurok et que, dans les années 90, les artistes revendiquant le fait d’être signés sur des labels indépendants (à l’opposé des multinationales de la culture) ont souvent joué dans des lieux adhérant à la fédération. On comprend aussi pourquoi, aujourd’hui, la fédération réfléchit à un label « Arts et essais » comparable au cinéma, qui pourrait s’appliquer à la musique. On peut le percevoir par rapport aux thèmes des débats des assemblées générales ou des journées professionnelles organisées par la Fédurok.

Les enjeux de la taille dans les lieux associatifs subventionnés ou labellisés Smac

L’histoire des lieux de musiques actuelles associatifs et professionnalisés est singulière (Gautier, 2008). La plupart de ces lieux sont issus de dynamiques associatives bénévoles, portées par des jeunes de moins de 30 ans, au début des années 80. A compter de la seconde moitié des années 80, quelques-uns de ces lieux alternatifs (Le Confort moderne à Poitiers, La Laiterie à Strasbourg, l’Ubu à Rennes), repérés comme des espaces importants pour la jeunesse, se sont vu proposer, afin d’améliorer les conditions d’accueil, des aides à l’investissement, qui furent bientôt transformées en aides pérennes au fonctionnement. Les collectivités territoriales ont également prêté ou loué des lieux aux associations locales d’organisation de concerts qui fonctionnaient jusque-là de manière nomade. Dans d’autres cas encore, il s’agit de MJC qui ont développé leurs actions autour de la musique à la suite d’une demande de la jeunesse locale.

Les salles investies par les associations membres de la Fédurok sont donc en majorité la propriété des municipalités. Soit parce que ces dernières ont racheté des friches industrielles (anciens cinémas, anciennes usines, etc.) dans lesquelles des concerts étaient déjà organisés (première période), soit parce qu’elles ont construit des salles à la demande des musiciens et des associations de personnes impliquées dans la musique ou dans la culture (seconde période). Certains lieux, toutefois, sont privés et situés en milieu rural. Ayant une activité historique de café-concert, ils ont créé des associations, dans lesquelles se sont impliqués les usagers et les parties prenantes locales intéressées (musiciens, collectivités, autres associations). On voit donc que, grâce à leurs actions, les lieux Fédurok participent à une dynamique locale citoyenne, à la fois par les événements qu’ils proposent et par la réhabilitation symbolique des lieux ou même parfois des quartiers [5].

Un mouvement vers l’institutionnalisation classique, mais non anticipé

Les années 90 sont celles d’une reconnaissance progressive de ces associations gérant des projets culturels au sein de lieux repérés. Etant donné que ces projets sont maintenant aidés par l’Etat ou les collectivités territoriales, qu’il s’agisse de politique sociale, de politique de la ville, de politique de la jeunesse et, progressivement, de politique culturelle, il leur faut respecter la loi. Or, à cette période, dans le domaine de la culture, une grande partie du travail est encore effectué hors de la légalité, notamment dans les transactions entre artistes et organisateurs de concerts, qui ne sont pas contractualisées. Les aides vont servir à ces associations à « rentrer dans les clous », aussi bien du point de vue du droit du travail (cotisations Assedic et protection sociale) que du droit de la propriété intellectuelle (Sacem), des conditions de sécurité (lieux habilités à recevoir du public), des volumes sonores (protection du public à l’intérieur, respect du voisinage à l’extérieur) ou de la solidarité professionnelle de la filière (taxe fiscale sur les spectacles). Tous ces éléments vont amener des coûts supplémentaires, qui n’étaient pas pris en compte à l’époque où l’activité était improvisée. Il y a eu, au cours des quinze dernières années, un mouvement d’institutionnalisation de ces lieux, avec une augmentation des charges de fonctionnement, mais aussi des charges de personnel.

L’augmentation des effectifs salariés va se réaliser progressivement (graphique 1, en page suivante) ; d’abord par l’embauche de personnel administratif pour le suivi comptable et managérial des activités et des dépenses. A cela vont s’ajouter une amélioration des conditions de travail, notamment avec le passage aux 35 heures hebdomadaires, et une ancienneté progressive des équipes.

Graphique 1

Evolution du nombre moyen de permanents en équivalents temps plein

Evolution du nombre moyen de permanents en équivalents temps plein
Sources : données d’activité 2008 de l’Observation participative et partagée (OPP), Fédurok, 2009

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Graphique 2

Activités relatives à la musique proposées par les structures en 2008

Activités relatives à la musique proposées par les structures en 2008
Sources : données d’activité 2008 de l’Observation participative et partagée (OPP), Fédurok, 2009

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Il faut aussi insister sur la diversification des activités, puisque, à côté de la diffusion, les lieux, du fait de leurs projets artistiques et culturels et de leurs ancrages dans la pratique amateur et le territoire local, proposent fréquemment la location de studios de répétition ou l’accompagnement des projets musicaux (graphique 2). Par ailleurs, les emplois aidés (notamment avec le programme emploi-jeune) sont souvent accordés à ces structures en échange de la création de nouvelles activités, ce qui favorise le développement de l’action culturelle et des programmes liés à la documentation, à l’information ou à la ressource à destination des usagers.

La multiplication des activités et l’augmentation des charges de personnel (graphique 3) transforment la structure des coûts des lieux. Il y a, entre le milieu des années 90 et celui des années 2000, une multiplication des activités, couplée bien souvent à un manque de stratégie et d’anticipation des effets liés au grossissement – notamment dans la gestion du personnel, la circulation de l’information et la communication interne, l’évolution de l’organigramme des tâches, des fonctions et des responsabilités allouées à chacun (Guibert, Le Rendu, 2007).

Face à cette « maladie des coûts », la recherche de subventions de la part des partenaires publics (Etat, région, commune, communauté de communes ou d’agglomération, département, voire Europe) devient parfois un objectif.

La recherche de fonds est liée à l’augmentation des contraintes dans le développement des activités, qui passe notamment par une judiciarisation accrue, et à la hausse des frais de personnel. Elle se traduit par une augmentation nécessaire des financements publics (graphique 4, en page suivante), si l’équilibre financier est visé. Tendanciellement, la part d’autofinancement des lieux décroît depuis la fin des années 90. Il y a une tension contradictoire au sein des lieux associatifs. Ils ont pour vocation de privilégier le développement et la découverte, par exemple des artistes signés sur des labels indépendants, dont parlent peu les grands médias. Pourtant, lorsqu’ils programment des artistes à plus forte notoriété, ils peuvent amoindrir le risque et remplir plus facilement leur jauge, et de ce fait ré-augmenter leur part de recettes propres. Ils le font toutefois peu, afin de ne pas entrer clairement dans le secteur concurrentiel. Ils peuvent néanmoins louer la salle dont ils ont la gestion à des producteurs privés (environ 10 % des dates des lieux Fédurok).

Graphique 3

Evolution de la masse salariale des permanents au regard du budget global

Evolution de la masse salariale des permanents au regard du budget global
Sources : données d’activité 2008 de l’Observation participative et partagée (OPP), Fédurok, 2009

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Graphique 4

Part des financements publics de fonctionnement sur le budget global

Part des financements publics de fonctionnement sur le budget global
Sources : données d’activité 2008 de l’Observation participative et partagée (OPP), Fédurok, 2009

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Une autre manière de maintenir un taux d’autofinancement supérieur à 30 % (pour avoir un conventionnement avec l’Etat, le taux d’autofinancement ne doit pas être trop faible) est d’augmenter les prix des spectacles (même si l’une des manières de prouver son utilité sociale est de proposer des prix différenciés). Et de fait, au cours de la décennie 2000, les lieux vont augmenter leur prix (graphique 5, en page suivante). Cela n’aura pas, toutefois, d’effet bénéfique en termes d’autofinancement, notamment à cause de l’augmentation du prix moyen des cachets des artistes (liée à la baisse de revenu de ces derniers à cause de la crise du disque).

Une étude plus précise montre que les tarifs de vente des spectacles par les producteurs-tourneurs aux lieux Fédurok n’ont pas augmenté uniformément. En fait, les tarifs pour les artistes les plus connus se sont considérablement alourdis, mais les moins connus ou ceux qui débutent sont vendus moins cher aux lieux associatifs. Le problème est que le public se déplace beaucoup moins pour découvrir de nouveaux artistes.

On peut dire que les spectateurs sont en effet davantage sollicités, notamment par les festivals, dont l’effectif est croissant. Cela a amené une baisse de fréquentation des lieux associatifs de musiques actuelles (graphique 6), entraînant un effet pervers : les lieux associatifs, à montant de subvention donné, sont incités à freiner leur rythme de concerts annuel, afin de ne pas creuser leur déficit budgétaire. Dès lors, il y a sans doute fragilisation du projet associatif suite à cette évolution.

Graphique 5

Evolution des tarifs moyens de billetterie par catégorie (tarif plein et réduit)

Evolution des tarifs moyens de billetterie par catégorie (tarif plein et réduit)
Sources : données d’activité 2008 de l’Observation participative et partagée (OPP), Fédurok, 2009

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Graphique 6

Evolution du taux de remplissage moyen sur la saison

Evolution du taux de remplissage moyen sur la saison
Sources : données d’activité 2008 de l’Observation participative et partagée (OPP), Fédurok, 2009

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La course à la taille, une alternative ?

Les salles de jauge moyenne (entre 200 et 800 places) rencontrent actuellement un problème : elles ont plus de mal à se remplir, étant donné que le public plébiscite moins les « artistes en développement » [6]. Au-delà de ce phénomène de « demande de star » par le public, d’autres éléments incitent les lieux à agrandir leur capacité de réception, leur jauge. Tout d’abord, ils gagnent du pouvoir de négociation face aux producteurs, les interlocuteurs qui cherchent à monter des tournées et à leur vendre des spectacles. Ensuite, ils peuvent augmenter les recettes des concerts, sachant que la recette est égale au prix du billet multiplié par le nombre d’entrées. Par ailleurs, lorsque les jauges sont plus grandes, la visibilité sur Internet est plus importante. C’est crucial sur un point particulier : la vente de billets, qui dorénavant fonctionne selon des voies dématérialisées (sites Internet proposant des billets de concert). Or il y a une concentration des entreprises de billetterie autour d’un oligopole (Fnac, Ticketnet, Digitick) qui favorise les gros événements.

Enfin, avec la tendance récente aux restrictions budgétaires des financements publics, le ministère favorise les grandes jauges au sein des Smac, sur lesquelles il se focalise et qu’il nomme « lieux structurants ». Alors qu’au début du label Smac la démarche consistait à soutenir les lieux de musiques actuelles en fonction de leur projet (ce qui amenait davantage de lieux petits ou moyens à être soutenus), cette nouvelle donne incite les nouveaux ou ceux qui rénovent leur salle à proposer des lieux de plus grande capacité.

Ces éléments font que les dernières salles adhérentes de la Fédurok, récemment construites, possèdent la plupart du temps des salles très grandes (graphique 7). Elles sont ainsi surnommées « cathédrales culturelles » de manière un peu péjorative par les acteurs des musiques actuelles. Ainsi, une partie des nouvelles Smac, aux salles de jauge très importante, ne sont même plus des lieux ayant un statut juridique lié à l’ESS, mais plutôt des régies personnalisées ou des établissements publics à caractère culturel (EPCC) [7] (graphique 8).

Graphique 7

Jauge moyenne des lieux de concert adhérents à la Fédurok en fonction de la période de leur création

Jauge moyenne des lieux de concert adhérents à la Fédurok en fonction de la période de leur création
Sources : données de présentation des adhérents Fédurok, 2010

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Graphique 8

Part de lieux adhérents à la Fédurok ayant un statut associatif en fonction de la période de leur création

Part de lieux adhérents à la Fédurok ayant un statut associatif en fonction de la période de leur création
Sources : données de présentation des adhérents Fédurok, 2010

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En s’agrandissant, les lieux captent une part importante de la subvention. Un effet pervers des lieux de grande taille est qu’ils développent de nouvelles missions au détriment de collaborations ou de co-constructions avec le tissu associatif local. Il y a ainsi internalisation, absorption, intégration des initiatives indépendantes locales. Ce phénomène peut avoir un effet négatif sur la démocratie participative à l’oeuvre au sein de l’espace public, sur la dynamique musicale locale et, de ce fait, sur la fréquentation des lieux.

Pourtant, et de manière contradictoire, la recherche de labellisation de l’Etat (qui garantit des aides de manière triennale) et plus généralement le souci de visibilité dans l’espace public amènent à privilégier une taille et un budget important, au détriment d’un statut lié à l’ESS et de la réciprocité avec diverses parties prenantes (graphique 9, en page suivante).

On voit ainsi que, dans la dernière période (propice aux gros lieux, aux statuts plus souvent publics), le nombre de structures conventionnées est plus important. Les lieux de musiques actuelles sont donc « pris en étau » entre, d’une part, leur vocation, le sens de leur action, le bien commun qu’ils cherchent à défendre – autant d’éléments qui vont dans le sens du maintien de jauges inférieures à 1 000 places, « à taille humaine » pourrait-on ajouter –, et, d’autre part, leurs contraintes budgétaires liées à des phénomènes d’institutionnalisation, aux mutations du marché de la production et de la vente de spectacles et aux exigences des politiques publiques, qui vont dans le sens d’une « course à la taille ».

Graphique 9

Part des lieux labellisés par l’Etat (convention triennale) en fonction de la période de leur création

Part des lieux labellisés par l’Etat (convention triennale) en fonction de la période de leur création
Sources : données de présentation des adhérents Fédurok, 2010

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Une alternative : l’émergence de formes collectives d’organisation en réseau

L’analyse statistique descriptive de l’histoire récente du secteur que nous venons de conduire semble présenter la course à la taille comme inéluctable. Cependant, l’observation d’un projet de mutualisation au sein de la Fédurok dessine une alternative possible. Gimic est en effet un projet de plateforme collaborative mutualisée comportant tout à la fois une dimension opérationnelle et une dimension stratégique dans le secteur des musiques actuelles (Eynaud, Gautier, 2010). Accessible en mode web, Gimic a un double objectif : offrir aux associations utilisatrices les outils-métiers dont elles ont besoin et consolider leurs données d’activité pour construire les statistiques du secteur. Ce faisant, Gimic ouvre la possibilité d’une coalition de petits acteurs associatifs pour affronter les nouveaux enjeux du secteur (Minkoff, 2002). Par ailleurs, il apparaît comme une solution intelligente pour éviter le recours aux fusions d’associations ou au secteur d’entreprise. Nous allons montrer comment ce projet est né, ce qui en fait sa nature originale, puis nous conclurons sur les conditions de généralisation de ce type de solution.

Histoire du projet

Forte d’un passé d’observation participative et partagée et d’une culture du chiffre (Guibert, 2011a), la Fédurok a imaginé la plateforme collaborative Gimic. Ce projet est né d’un échange d’idées entre un petit groupe de personnes, composé de représentants d’une agence de conseil, d’un centre culturel et de membres influents de la Fédurok (Gautier, Eynaud, 2009). Il s’est construit jusqu’en 2007, avec l’aide de deux développeurs informatiques, puis de trois en 2008. Avant même que le projet ne soit arrivé au terme de son développement, il a fait l’objet de communications auprès des membres de la Fédurok. Ceux-ci ont commencé à débattre en interne sur cette thématique. Pour assurer sa viabilité économique, le tour de table s’est élargi. D’autres acteurs, non membres de la Fédurok, ont été approchés (fédérations du cirque, des arts de la rue, de la danse). C’est ainsi que l’école du cirque et un collectif de club de jazz (FSJ) ont tour à tour été associés au projet. A chaque entrée d’un nouvel acteur, la géométrie du cahier des charges s’est trouvée transformée, conduisant les informaticiens à revoir leur copie et leur planning de travail. En 2009, les membres du noyau dur évoquent la possibilité que le projet soit abrité dans une structure coopérative de type Scic. La même année, une première version béta de la plateforme est produite. Pour les porteurs de projet, Gimic est à même d’offrir à ses utilisateurs un avantage compétitif durable, que ce soit vis-à-vis du secteur privé ou des interlocuteurs de la puissance publique. Face aux acteurs importants du secteur privé, il s’agit d’apparaître comme un collectif doté d’une structure unique et cohérente capable de les concurrencer. Face aux pouvoirs publics, il s’agit de se positionner comme un acteur innovant capable de fournir ses propres chiffres d’activité.

Gimic comme une plateforme métier

Gimic a pour objectif premier d’héberger tous les logiciels spécifiques à l’activité des associations qui composent la Fédurok : production de concerts, vente de billets, programmation des concerts, management des équipes. L’idée qui préside à cette plateforme de logiciels-métiers est de remplacer les outils du marché (comme Intrazik et Quickstudio) par une formule globale, intégrée et mutualisée. Derrière la proposition d’une offre logicielle sur mesure, le projet est aussi celui d’une mutualisation des ressources au niveau du collectif d’associations. Plutôt que chaque association achète son propre logiciel, il s’agit de développer une plateforme commune, par le partage d’un cahier des charges collectif et par un financement reposant sur l’ensemble de la communauté.

Gimic comme une plateforme de production de chiffres

L’objectif second de la plateforme est la consolidation des données saisies à des fins statistiques. Il se révèle ambitieux et démontre la volonté de la Fédurok d’automatiser la production de chiffres. En offrant aux membres de la fédération un outil de travail adapté à leurs besoins, on veut faire en sorte que l’accès aux chiffres consolidés du secteur soit immédiat et ne nécessite pas (comme c’est le cas actuellement) une seconde saisie de données (toujours difficile à obtenir et rarement immédiate). On voit ici le lien d’expérience établi avec le « tour de France » débuté par la Fédurok (Fedurok, 2001), qui avait eu pour résultat la mise en place d’un dispositif d’observation participative et partagée (Guibert 2011a) et d’un premier outil statistique de collecte et de structuration des données.

Les apports de la solution Gimic

Gimic semble pouvoir apporter des réponses aux associations du secteur des musiques actuelles sur deux niveaux principaux : le sens de leur action et leur capacité d’action collective. Sur le premier niveau, Gimic peut être une alternative crédible en renforçant l’identité collective de la Fédurok. En permettant à chaque membre de la fédération d’avoir un accès spécifique à la plateforme, on transforme une adhésion à caractère politique en adhésion opérationnelle sur un outil développé en commun. La dimension est ici performative (Callon, 2006 ; Denis, 2007).

Concernant le deuxième niveau, Gimic peut être un fantastique moyen de pression sur les pouvoirs publics. En maîtrisant la production de statistiques via Gimic, la Fédurok pourrait en maîtriser le format et par conséquent la vision induite du secteur. Par l’ouverture d’un compte pour l’Etat sur la plateforme, c’est un partenariat qui pourrait s’ouvrir sur une co-production d’indicateurs d’activité et de suivi. Dans le même temps, l’ouverture de données d’activité en direct pour les pouvoirs publics est aussi considérée, par certains membres du collectif, comme une mise à nu, qui présente aussi des dangers. En tout cas, Gimic apparaît comme une solution viable pour faire une articulation entre la logique de visibilité (billetterie en ligne) et les logiques individuelles de chaque association locale (faiblesse de moyens et de ressources, niveau d’activité situé en dessous de la taille critique nécessaire).

Les conditions de généralisation

Dans un contexte de ressources financières rares, le pilotage d’un projet ambitieux comme Gimic est difficile à faire. Le problème de la viabilité économique se pose dès le départ. Par ailleurs, l’expérience sur la conduite de projet informatique fait globalement défaut à la plupart des acteurs associatifs représentés dans la Fédurok. Dès lors, on voit bien que la clé du succès dépend de la capacité à réunir plusieurs conditions.

Une vision organisationnelle

Selon Swanson et Ramiller (1997), l’innovation informatique peut surgir des organisations dans lesquelles une réflexion organisationnelle a préparé les acteurs à l’accueillir. C’est tout à fait ce qui s’est passé lorsque la Fédurok a réalisé son « tour de France », puis lors de la mise en place d’une observation participative et partagée, afin d’échanger avec l’ensemble des membres de la fédération, bien avant que le projet de Gimic ne soit pensé.

Un intérêt des acteurs pour l’innovation

Le secteur des musiques actuelles n’a pas pour coutume de se lancer dans de grands projets informatiques. La culture informatique des acteurs est donc pauvre. Dans un tel contexte, la construction d’une vision organisationnelle et la conscience qu’en ont les acteurs (Swanson, Ramiller, 2004) est déterminante, car elle va conditionner leur capacité à projeter sur la plateforme leur propre intérêt. Ce qui a été un moteur important pour la promotion de Gimic est sa capacité, perçue par les acteurs, à se présenter comme un moyen de faire changer les règles du jeu, en formalisant un discours de justice (Hensman, 2003). Deux raisons à cela : Gimic est de nature à renforcer l’identité collective des membres utilisateurs et c’est un outil au service de la négociation avec l’Etat, en argumentant notamment autour du statut associatif des membres de la Fedurok et de leur capacité à structurer les territoires locaux.

Un noyau dur conscient des enjeux

Pour réussir, l’innovation doit se diffuser dans la communauté des membres ; elle doit donc avoir ses ambassadeurs. Cela souligne le rôle important de la présence de leaders d’opinion charismatiques au sein de la communauté. Ils jouent le rôle d’entrepreneurs institutionnels (Gautier, 2009), qui sont à même de rassembler les ressources critiques nécessaires (DiMaggio, 1988). Ces derniers doivent pouvoir faire preuve d’une conviction importante et d’un degré de conscience suffisant pour défendre l’innovation (Gautier, Eynaud, 2009). Ils doivent aussi faire face au problème posé par d’éventuels « passagers clandestins ». Dès lors, des modalités de gouvernance doivent être clarifiées.

Le projet Gimic est intéressant, car, au-delà de la description située que nous venons d’en faire, il traduit la maturité du secteur associatif, qui est désormais capable d’imaginer des formes d’organisation en réseau entre marché et hiérarchie (jusque-là essentiellement observées dans le secteur marchand), selon le canevas proposé par Williamson (Williamson, Winter, 1991).

Conclusion

Les principes de fonctionnement du secteur associé aux enjeux de la taille font peser des choix stratégiques importants sur les associations engagées dans les musiques actuelles (Hensman, 2003). La crise du disque renvoie, en effet, les espérances de profit des grands groupes vers le local et vers l’exploitation commerciale des tournées (Krueger, 2005). La pression est donc forte sur les associations pour qu’elles acceptent d’entrer dans le jeu des tournées médiatiques. L’impact financier de ce genre de contrat est considérable et joue sans doute sur la taille des salles construites. Il peut permettre aux associations d’obtenir le volume de ressources propres nécessaires pour obtenir les subventions publiques et participe à la pérennisation des emplois salariés. Cependant, ce confort financier est de nature à créer dans le même temps une crise de sens (Weick, 1995). Les associations craignent de remettre en question leur identité et la nature même de leur projet associatif. Pour résoudre le dilemme, des acteurs collectifs, comme la Fédurok, voient dans l’émergence de solutions en réseau un moyen de répondre aux enjeux de la taille, sans pour autant céder sur les valeurs (Fédurok, 2005). Il y a en effet des opportunités stratégiques à saisir par les associations sur l’espace Internet (Eynaud, 2010). Ainsi, les alliances inter-organisationnelles autour de plateformes collaboratives pourraient constituer l’une des sorties de crise possible, s’appuyant sur de nouveaux agencements organisationnels (Girin, 1995). La Fédurok démontre avec le projet Gimic sa capacité à créer de nouvelles formes organisationnelles (Rao et al., 2000) sur le secteur des musiques actuelles (pour répondre aux enjeux posés par la taille) et sa volonté de rester pro-active au sein d’un espace associatif soumis à forte pression entre le marché et l’Etat (Mintzberg et al., 2005).