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Introduction

De nos jours, des milliers d’individus partout sur la planète s’investissent dans des phénomènes « néo », à savoir la pléthore de religions et de spiritualités contemporaines se caractérisant, malgré l’immense diversité de leurs contextes d’émergence et de leurs manifestations, par un même processus : rétablir des systèmes religieux ou des cosmologies, apparentés à autant de « traditions ancestrales », que la judaïsation, la christianisation, l’islamisation et/ou la colonisation par une puissance étrangère avaient soit fait disparaître, soit tenté de faire disparaître (Boissière, 2023). Parmi ces phénomènes, trois grands ensembles peuvent plus particulièrement être distingués, bien que leurs frontières, tant internes qu’externes, soient poreuses, en raison de la très grande circulation de leurs croyances, de leurs pratiques et de leurs acteurs : le néo-paganisme, désignant les multiples réinvestissements des religions antiques et médiévales préchrétiennes de l’Europe et du bassin méditerranéen; ce que l’on nomme, à la suite des anthropologues Jacques Galinier et Antoinette Molinié (2006), la néo-indianité, c’est-à-dire les restaurations des systèmes religieux préhispaniques aztèque, inca et maya; et le néo-chamanisme, renvoyant aux réactualisations d’éléments cosmologiques et rituels associés à divers peuples autochtones tout autour du globe.

Pour contribuer aux connaissances scientifiques sur ces phénomènes, j’ai décidé de consacrer ma recherche doctorale en sciences des religions[1] à l’un d’eux encore peu étudié, le néo-druidisme, soit cette tradition néo-païenne pensée par ses pratiquants comme la reconstruction et la réinvention contemporaines du système religieux préchrétien des peuples celtes[2]. Alors qu’il disparut progressivement sous le double coup de la romanisation et de la christianisation de l’Europe celtique entre les Ier et Ve siècles apr. J.-C., le druidisme connut un renouveau à partir du XVIIIe siècle (Hutton, 2009). Il fut d’abord réinvesti par des Britanniques passionnés d’histoire ancienne qui, seuls ou en groupe, et sans forcément avoir de liens entre eux, se requalifièrent de « druides » et fondèrent les premières organisations néo-druidiques. Après son développement en Grande-Bretagne, le néo-druidisme se diffusa à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle dans le reste de l’Europe, en particulier dans des régions fortement marquées par le mouvement identitaire celte, notamment la Bretagne française. Dans la seconde moitié du XXe siècle, il s’enracina également en Amérique du Nord et en Océanie, dans le sillage de l’essor des autres traditions néo-païennes. De nos jours, son implantation transnationale épouse celle du néo-paganisme, bénéficiant de la même circulation des croyances, des pratiques et des acteurs des phénomènes « néo » ainsi que d’Internet et des réseaux sociaux (Anczyk, 2014; Cooper, 2011).

Dans l’optique d’appréhender cette tradition, j’ai réalisé entre 2012 et 2017 une enquête ethnographique menée selon les principes de la théorisation ancrée au sein du milieu néo-druidique québécois. Au Québec, le néo-druidisme s’est durablement installé dès la fin des années 1960 dans le contexte de la Révolution tranquille, cette période de profondes transformations sociopolitiques ayant notamment entrainé, sur le plan religieux, l’accélération de la sécularisation et l’essor d’une diversité religieuse (Meintel, 2022). Deux dynamiques complémentaires ont plus spécifiquement contribué à son déploiement dans la province. D’un côté, des Québécois en quête spirituelle et identitaire se formèrent à l’étranger, dans des organisations néo-druidiques européennes et étatsuniennes, ou s’auto-initièrent à cette tradition par différents moyens : formations à distance, guides de pratiques, sites Internet, etc. De l’autre, des néo-druides européens et étatsuniens, le plus souvent pour des motifs familiaux ou professionnels, s’installèrent au Québec et participèrent à faire connaître le néo-druidisme dans la province.

Dans cet article, j’aimerais présenter ma recherche doctorale, en revenant en particulier sur sa dimension ethnographique. Pour ce faire, je m’arrête tour à tour sur les grands aspects de ma recherche : mon cadre méthodologique, dans les première et deuxième sections; ma problématique et mon cadre théorique, dans la troisième section; et mes principaux résultats, dans la quatrième section.

Une enquête par théorisation ancrée : aperçu de mon processus ethnographique

L’ethnographie, en tant que processus inductif, constitue une démarche de recherche fondamentalement imprédictible (voir par exemple Beaud & Weber, 2010). L’enjeu pour ceux qui la pratiquent est alors d’aiguiser leur « vigilance ethnographique et [leur] réflexivité méthodologique » (Morrissette et al., 2014) afin de faire face aux imprévus et impensés. Ma propre enquête n’y a pas fait exception : entre le projet que je pensais initialement mettre en place et la recherche que j’ai finalement construite, plusieurs changements importants sont survenus. En effet, si j’ai rapidement choisi de privilégier le Québec comme terrain d’enquête, mes premiers pas sur le terrain me poussèrent à reconfigurer ma recherche selon les principes de la théorisation ancrée.

Aux prémices de ma recherche doctorale, j’ai rapidement dégagé trois raisons m’emmenant à choisir le Québec comme terrain d’enquête, tant pour répondre aux nécessités méthodologiques habituelles qu’aux interrogations ayant plus spécifiquement émergé lors de la revue de la littérature savante amorcée au début de mon doctorat. Premièrement, il me semblait qu’en travaillant avec des néo-druides résidant comme moi au Québec, je pourrais optimiser mes conditions d’enquête, me permettant de la sorte un accès et une présence sur le terrain plus faciles, plus rapides et plus poussés. Deuxièmement, lorsque j’ai commencé ma recherche, l’étude de l’anthropologue Véronique Jourdain (2012), qui avait enquêté entre 2008 et 2011 auprès d’un groupe néo-druidique de la province, n’était pas encore publiée. En me concentrant sur le Québec, je pensais donc que ma recherche doctorale aurait le mérite d’approfondir, à partir d’un terrain me paraissant inexploré, les analyses ayant été menées précédemment en Europe et aux États-Unis. Troisièmement, grâce aux travaux recensés dans ma revue de la littérature savante, j’avais bien saisi les liens entre le néo-druidisme et l’identité celte contemporaine. Là encore, au moment de partir sur le terrain, je n’avais pas conscience que Jourdain (2012) avait justement analysé ces liens à partir de son ethnographie de la Communauté des druides du Québec. Ainsi, j’étais persuadé d’avoir trouvé des questions de recherche originales qui allaient pouvoir me guider sur le terrain : pourquoi le néo-druidisme s’est-il développé au Québec, c’est-à-dire dans un contexte a priori non celte? Pourquoi des habitants du Québec ont-ils décidé de pratiquer cette tradition? Qu’est-ce que cela signifie et implique dans leur vie? Partant de ces interrogations, j’ambitionnais alors d’analyser les trajectoires spirituelles, le système de représentation et les pratiques rituelles de néo-druides de la province dans le but de dégager les raisons de leur adhésion au néo-druidisme.

En février 2012, après plusieurs mois de lecture sur le néo-druidisme, j’ai par conséquent réalisé mes premiers pas sur le terrain. À la suite d’une recherche sur Internet, j’ai contacté la Communauté des druides du Québec puisqu’un des responsables de cette organisation, qui m’avait semblé être la plus active de la province, donnait une conférence au titre évoquant l’une de mes questions de recherche : « La femme celte, le féminin sacré et la quête de l’unité perdue ». Cette toute première rencontre marqua cependant le début de la reconfiguration de ma recherche. Lorsque je me suis présenté à lui, ce néo-druide m’apprit, sur un ton que j’interprétai comme relevant de la lassitude et de l’exaspération, qu’une autre ethnographe les avait déjà suivis pendant quelques années pour son mémoire de maîtrise en anthropologie, de surcroît en s’intéressant aux questions de recherche que j’avais délimitées. Face à ce qui me paraissait être une problématique et un terrain potentiellement « brûlés[3] », je pris par conséquent la décision durant les mois qui suivirent de reconfigurer le projet de recherche que j’avais initialement imaginé. D’une part, au lieu d’enquêter auprès de la Communauté des druides du Québec, je choisis de me concentrer sur un autre groupe qui n’avait pas encore été étudié – le Cercle Druidique du Parc La Fontaine, à Montréal – et qui semblait plus ouvert à ma présence. D’autre part, à l’inverse de ce que l’on préconise le plus souvent et de ce que l’on m’avait appris, je décidai également de me « laisser porter par le terrain » (Héritier & Pandolfi, 2005, p. 4) jusqu’à ce qu’une nouvelle problématique de recherche émerge directement de mes interactions avec les néo-druides rencontrés.

Pour m’aider dans cette démarche, je me suis alors tourné vers les principes de l’analyse par théorisation ancrée que le chercheur en sciences de l’éducation Pierre Paillé (1994) a formulés. Dans cette adaptation libre de la Grounded Theory (Glaser & Strauss, 1967), les processus de récolte et d’analyse des données ne sont en effet pas distincts l’un de l’autre. Au contraire, « l’une des caractéristiques majeures » (Paillé, 1994, p. 152) de l’analyse par théorisation ancrée consiste en

« la simultanéité de la collecte et de l’analyse, du moins au cours des premières étapes, contrairement aux façons de faire plus habituelles où la collecte de données est effectuée en une seule occasion suivie de l’analyse de l’ensemble du corpus »

p. 152

Avec cette manière de procéder, il s’agit en somme de laisser directement découler de ses données des thématiques de recherche, une problématique générale et des concepts que l’on construit, analyse et mobilise au fur et à mesure par des va-et-vient constants entre le terrain et la littérature savante. Comme l’indique toutefois Paillé (1994), la théorisation ancrée n’est pas un processus aléatoire, complètement affranchi de toute planification. Au contraire, celle-ci s’articule autour de six grandes étapes que les chercheurs agencent selon les modalités de leur enquête et qui reposent chacune sur des questions précises à se poser : la codification initiale, la catégorisation, la mise en relation, l’intégration, la modélisation et la théorisation. La première d’entre elles, la codification initiale, vise ainsi à une première reformulation des données en des termes simples. Pour procéder, les chercheurs s’attachent à répondre aux questions suivantes : « Qu’est-ce qu’il se passe ici? Qu’est-ce que c’est? De quoi est-il question? » (p. 154). La deuxième étape, la catégorisation, implique d’aller un peu plus loin. À ce niveau d’analyse, il s’agit en effet de commencer à conceptualiser les données à partir de la littérature savante. Si les questions à se poser sont sensiblement similaires – « Qu’est-ce qui se passe ici? De quoi s’agit-il? Je suis en face de quel phénomène? » (p. 159) – les réponses à apporter doivent induire une complexification qui se montre, au fil de l’enquête, de plus en plus importante. La troisième étape consiste en la mise en relation des différentes données. Ici, les chercheurs doivent procéder à une analyse transversale en partant de ces deux questions : « Ce que j’ai ici est-il lié avec ce que j’ai là? En quoi et comment est-ce lié? » (p. 167). La quatrième étape, l’une des plus capitales, est celle de l’intégration. C’est elle qui permet de délimiter et de nommer l’objet précis de l’analyse à travers ses différentes manifestations qui ont été codées, catégorisées et mises en relation. Pour y arriver, les chercheurs s’appuient sur ces questions : « Quel est le problème principal? Je suis devant quel phénomène en général? Mon étude porte en définitive sur quoi? » (p. 172). La cinquième étape, la modélisation, consiste, elle aussi, en une conceptualisation plus complexe du phénomène étudié. Les questions à se poser lors de cette étape sont les suivantes : « De quel type de phénomène s’agit-il? » (p. 177); « Quelles sont les propriétés du phénomène? » (p. 177); « Quels sont les antécédents du phénomène? » (p. 175); « Quelles sont les conséquences du phénomène? » (p. 176); « Quels sont les processus en jeu autour du phénomène? » (p. 176). Pour finir, la dernière étape consiste en la théorisation, c’est-à-dire la formulation finale de son rapport de recherche. L’enquête par théorisation ancrée étant « une démarche itérative » (p. 151), ces étapes ne sont ni linéaires ni définitives. Pour son concepteur, il est de fait important d’avoir conscience qu’elles forment plutôt des « boucles de rétroaction » (p. 154) qui s’enchaînent et qui permettent aux chercheurs d’appréhender toujours plus finement les phénomènes qu’ils analysent au moyen d’une conceptualisation progressive.

Lors de mon enquête, j’ai eu beaucoup de mal à mettre en relation et à intégrer l’ensemble de mes données ethnographiques tant les phénomènes que j’analysais sur le terrain me paraissaient relever de processus très différents. En effet, entre 2012 et 2017, j’ai été amené à conceptualiser de multiples productions et expériences néo-druidiques dont je ne voyais pas au départ les liens entre elles. Pour bien me faire comprendre, il n’est pas inutile de mentionner quatre exemples me semblant révélateurs. Tout d’abord, lorsque j’ai rencontré pour la première fois en 2012 Louernos[4], le co-fondateur du Cercle Druidique du Parc La Fontaine, celui-ci m’apprit qu’il souhaitait refonder ce groupe pour lancer une nouvelle initiative dans le milieu néo-druidique québécois. Au fil de plusieurs épisodes s’étalant sur cinq ans, j’ai ainsi pu documenter de façon détaillée tout le processus de création et de restructuration de deux groupes et d’un journal : le Cercle Druidique de l’Harfang et de l’Érable, le Réseau d’Entraide Druidique du Québec et le Journal Druidique de l’Harfang et de l’Érable. En parallèle, j’ai également pu observer le processus qui a conduit Boutios et Genistos, deux des trois responsables de la Communauté des druides du Québec, à prendre activement part à un débat de société ayant commencé dans la province en 2013. Cette année-là, le ministre des Institutions démocratiques, Bernard Drainville, lança une grande consultation dans le cadre de son projet de loi sur la laïcité, centré sur l’adoption d’une Charte des valeurs. L’ensemble de la population était alors invité à livrer son avis sous la forme de mémoires déposés à la commission parlementaire. Ces deux responsables de la Communauté des druides du Québec, très en faveur de ce projet de loi, ont donc déposé un mémoire en expliquant pourquoi, selon leur perspective de néo-druides, cette charte était nécessaire au Québec. Sur un tout autre plan, mon enquête sur Facebook, dont je décrirai les modalités ci-dessous, m’a notamment permis d’avoir accès à des « cyberrituels »[5] (Grimes, 2000, p. 273) consacrés à la déesse Brigantia. En s’inspirant de la coutume qu’avaient les Celtes de l’Antiquité de dédier un feu à cette divinité, Brixtasulis, une néo-druidesse montréalaise, créa en 2015 un groupe Facebook permettant aux pratiquants intéressés de se relayer sur une période de 24 heures afin qu’une flamme soit presque toujours allumée dans la province en l’honneur de Brigantia. Enfin, mes entrevues individuelles avec plusieurs néo-druides m’ont livré différents exemples de ce que Jourdain (2012) a appelé la « réconciliation identitaire » sous-tendant l’adhésion au néo-druidisme, à savoir le cheminement qui a conduit ces pratiquants à retrouver ceux qu’ils considèrent comme leurs ancêtres – les Celtes – et à faire de leur religion primordiale supposée – le druidisme – la leur.

Au cours de mes années d’enquête, j’ai récolté des dizaines de cas d’étude similaires m’emmenant à conceptualiser entre autres les logiques organisationnelles, politico-juridiques, rituelles et identitaires propres au néo-druidisme au Québec. Ce ne fut qu’assez tard dans ma recherche, en 2016, que je réussis finalement à comprendre que tous les phénomènes appréhendés lors de mon terrain, aussi divers qu’ils semblassent être, étaient la manifestation d’un même processus : ce que j’ai appelé la fabrique de la tradition néo-druidique au Québec et dont ma thèse a constitué la théorisation, c’est-à-dire la dernière étape de mon analyse ancrée.

Enquêter au sein du milieu néo-druidique québécois : mes outils de collecte de données

Comme je viens de l’indiquer, ma première interaction sur le terrain m’a poussé à doublement reconfigurer le projet de recherche que j’avais initialement imaginé avant le début de mon enquête : soucieux de ne pas reproduire le travail de ma prédécesseure (Jourdain, 2012), je me suis en effet réorienté vers un procédé différent de collecte et d’analyse de données – la théorisation ancrée – de même que vers un autre groupe – le Cercle Druidique du Parc La Fontaine. Durant mon ethnographie, je ne me suis néanmoins pas limité à participer aux activités de cette seule organisation ou à rencontrer uniquement ses membres. Au contraire, j’ai eu l’occasion d’enquêter entre 2012 et 2017 au sein du milieu néo-druidique québécois, soit l’environnement socioculturel à l’intérieur duquel on retrouve l’ensemble des individus, des groupes, des pratiques et des discours attachés à faire revivre au Québec l’ancien système religieux des druides de l’Antiquité (pour une description des caractéristiques sociodémographiques et des contours organisationnels de ce milieu, voir Boissière, 2023). Pour ce faire, j’ai alors appliqué quatre outils de collecte de données.

Le premier a été les observations participantes. Tout au long de ma recherche de terrain, j’ai assisté aux trois types d’activités que les néo-druides du Québec mettent en place : des activités de socialisation (cafés, brunchs ou soupers entre pratiquants, conférences, réunions d’animation intragroupes et rencontres intergroupes); des rituels collectifs (rites saisonniers, rites de passage, rites pour célébrer des entités non humaines et rites « magiques » pour répondre à d’autres objectifs particuliers); et des activités de transmission de la tradition (cours offerts le soir ou les fins de semaine, ateliers de travail sur des aspects précis de la tradition, ateliers de fabrication d’objets liturgiques et rencontres d’échange sur les pratiques néo-druidiques). Les quatre premières années de mon ethnographie, je n’ai pas suivi de grille d’observation durant les activités auxquelles j’ai pris part. Après chacune d’entre elles, j’ai plutôt retranscrit dans mon journal de recherche[6] leur déroulement avec le plus de précision possible afin de procéder ensuite à leur analyse selon les trois premières étapes de la théorisation ancrée. Ce n’est qu’en 2016 et 2017, c’est-à-dire après avoir réussi l’intégration et la modélisation des données que j’avais jusqu’alors récoltées, que mes observations participantes ont été plus spécifiquement centrées sur le processus au coeur de ma recherche.

Au cours de ces observations, mes « implications ethnographiques » (Lignier, 2013) ont embrassé l’étendue des possibles. Pendant les conférences et certains rites de passage où j’étais invité comme spectateur, j’ai tout d’abord seulement observé les présentations et les actions rituelles sans intervenir. Pendant les cafés, les brunchs, les soupers, les réunions d’animation intragroupes, les rencontres intergroupes, la plupart des rituels collectifs et les activités de transmission de la tradition, j’ai ensuite appliqué le modèle de la « participation observante » (Soulé, 2007) en prenant activement part aux discussions, aux actions rituelles et aux activités pédagogiques. En 2016, j’ai enfin décidé d’aller plus loin dans ma documentation ethnographique en me soumettant moi-même à un rite de passage particulier : la « cérémonie de don du nom », visant à trouver son « nom initiatique ». Lors de mon enquête, ce fut Kaouenn, le responsable québécois d’un groupe néo-druidique transnational, qui m’en parla pour la première fois. Comme il s’agit d’un rituel se déroulant à deux, je n’ai pu avoir accès aux détails de cette cérémonie que dans des entrevues individuelles réalisées a posteriori. En juin 2016, inspiré par l’engagement rituel d’autres ethnographes (notamment Bonhomme, 2005; Favret-Saada, 1977; Meintel, 2011), j’ai alors demandé à Kaouenn s’il accepterait d’en officier une à mon égard. D’emblée, je fus entièrement honnête avec lui : il ne s’agissait pas pour moi de commencer une initiation au sein de son groupe, mais d’avoir l’opportunité de documenter de l’intérieur cette « cérémonie de don du nom ». Après quelques jours de réflexion, il accepta ma proposition pour les deux raisons suivantes. D’une part, parce qu’il estimait en effet que traverser moi-même ce processus m’aiderait à obtenir une meilleure compréhension des expériences néo-druidiques. D’autre part, parce qu’une telle « cérémonie », bien que se pratiquant de façon intime, n’est pas secrète, au sens où son contenu peut être dévoilé, y compris dans un travail universitaire. Sa seule condition fut que je participe à sa préparation, s’étalant sur six mois, comme n’importe quel néo-druide le ferait, à savoir en répondant sincèrement aux questions qu’il allait me poser et en effectuant réellement les exercices qu’il allait me proposer.

Le deuxième outil de collecte de données que j’ai utilisé a été les entrevues individuelles. Celles-ci se sont déroulées selon les deux modalités que l’on retrouve habituellement dans les recherches qualitatives : des entrevues semi-dirigées et des entrevues non directives. Pour les entrevues semi-dirigées, j’ai tenté d’atteindre une certaine exhaustivité en interrogeant des néo-druides selon deux critères : l’appartenance organisationnelle, pour interviewer à la fois des membres de la quinzaine de groupes présents dans le milieu néo-druidique québécois, mais aussi des pratiquants solitaires, affiliés à aucun groupe; et le positionnement dans la tradition, en recueillant des informations auprès de pratiquants novices, c’est-à-dire qui débutaient leur cheminement dans la tradition néo-druidique, et expérimentés, c’est-à-dire qui possédaient soit des années de pratique, soit des fonctions organisationnelles importantes (fondateur d’un groupe, responsable d’un groupe, formateur au sein d’un groupe). Concrètement, j’ai donc interrogé trente-quatre néo-druides (seize femmes et dix-huit hommes) ayant entre 19 et 75 ans, dont les deux tiers ont le français comme langue maternelle. Ces entrevues semi-dirigées se sont effectuées selon le procédé classique, à savoir une discussion structurée par une grille d’entrevue, enregistrée sur un support numérique dans l’optique d’être transcrite dans un verbatim selon la « position[7] » du sociologue Stéphane Beaud et de l’ethnologue Florence Weber (2010, p. 212). Au cours de ces entrevues, quatre thématiques ont été abordées avec les néo-druides interrogés : leur trajectoire spirituelle, pour saisir les raisons les ayant conduits à faire du néo-druidisme leur tradition religieuse; leur cheminement dans le néo-druidisme, pour comprendre leur parcours au sein de cette tradition; leur implication organisationnelle, pour connaître leur place dans le ou les groupes auxquels ils appartiennent ou, s’ils ont fait le choix de pratiquer solitairement, les raisons d’un tel choix; et leur « religion vécue »[8] [traduction libre] (McGuire, 2008), c’est-à-dire leurs expériences, leurs perceptions et leurs pratiques personnelles. Ces quatre thématiques, bien que ne répondant pas directement à ma problématique de recherche, me semblaient néanmoins importantes pour une documentation et une analyse générale de la tradition néo-druidique.

En parallèle, les entrevues non directives ont eu lieu dans deux contextes : dans le cadre de mes observations participantes, où j’ai ainsi eu l’occasion d’interagir à la fois avec les néo-druides auprès desquels j’ai réalisé des entrevues semi-dirigées, mais aussi avec d’autres pratiquants; et dans le cadre de discussions informelles que je sollicitais avec les néo-druides que j’avais interrogés formellement pour leur poser des questions complémentaires ou qu’il m’arrivait d’avoir avec certains de mes enquêtés, devenus de bons amis. En général, ces entrevues non directives ont été l’occasion de récolter des précisions supplémentaires sur le processus au coeur de ma recherche – une fois sa formulation effectuée – ainsi que de vérifier avec certains de mes enquêtés l’exactitude de mes interprétations, sans toutefois que je m’inscrive dans une démarche « collaborative » (Lassister, 2005) favorisant la co-construction des connaissances.

Le troisième outil de collecte de données que j’ai déployé a été la cyberethnographie, en particulier sur le réseau social Facebook. En juin 2012, alors que je réfléchissais à la façon de reconfigurer ma recherche à la suite de ma première rencontre sur le terrain, l’un des trois responsables de la Communauté des druides du Québec m’a envoyé une demande d’amitié sur mon compte Facebook personnel. Après une période d’interrogation puisque, d’une part, je n’avais jamais interagi en personne ou par courriel avec lui et que, d’autre part, je n’avais pas encore envisagé d’être « ami » sur ce réseau social avec mes enquêtés, j’acceptai sa demande. Rapidement, je perçus les avantages d’intégrer ce dernier à mes outils de collecte de données.

Au cours de ma cyberethnographie, j’en suis ainsi venu à utiliser Facebook de trois façons différentes, reprenant celles qu’a conceptualisées Sally Baker (2013) lors de son enquête sur les pratiques de lecture et d’écriture d’étudiants rentrant à l’université en Grande-Bretagne. De la même façon que cette sociologue a pu le faire, je me suis tout d’abord servi de Facebook comme un outil de communication avec mes enquêtés. Dans cette optique, j’ai utilisé le réseau social aussi bien pour entrer en contact avec de nouveaux pratiquants que pour échanger avec ceux participant déjà à mon enquête et pour réaliser des entrevues individuelles. En effet, grâce à son système intégré de messagerie écrite et de visioconférence (Messenger), j’ai pu mener à plusieurs reprises de telles entrevues avec des néo-druides éloignés géographiquement de Montréal. Ensuite, j’ai utilisé Facebook comme un outil pour récolter des données. Alors que Baker (2013) a tout particulièrement analysé les publications et les pages « aimées » par ses enquêtés, je me suis moi-même intéressé aux ressources textuelles et visuelles concernant le néo-druidisme partagées par les pratiquants du Québec. Celles-ci, très variées (articles de blogues, sites Internet, dessins, photographies, vidéos, statuts et événements), m’ont bien souvent permis de compléter ma documentation sur divers aspects de la tradition néo-druidique. Enfin, Facebook est devenu un outil d’observation. Comme l’a notamment analysé le chercheur en sciences des religions Douglas E. Cowan (2005), les néo-païens, toutes traditions confondues, ont rapidement investi Internet afin d’utiliser ses multiples possibilités. La création de sites, de blogues et de forums de discussion leur a ainsi permis de développer des cybergroupes pour échanger des ressources et des expériences, mais également pour ritualiser en ligne. Même si chaque organisation possède encore un site Internet et que certains néo-druides rédigent régulièrement un blogue personnel, ma recherche m’a emmené à constater que, dans le milieu néo-druidique québécois, l’essentiel des interactions en ligne passe par Facebook. Par conséquent, j’ai consacré une partie de ma cyberethnographie à observer les usages qui sont faits de ce réseau social dans la tradition néo-druidique au Québec, en analysant en particulier les groupes Facebook des organisations présentes dans le milieu néo-druidique québécois. Lors de ces observations, j’ai adopté la même démarche d’analyse que pour mes observations participantes, c’est-à-dire que j’ai cherché à codifier initialement puis à catégoriser et à mettre en relation chaque ressource partagée et interaction observée.

Pour terminer, le quatrième et dernier outil de collecte de données que j’ai employé a été la lecture de la littérature néo-druidique. Ici néanmoins, il ne s’agissait pas pour moi de tendre à l’exhaustivité en dépouillant l’ensemble de cette littérature. Au contraire, je me suis limité à la lecture d’une vingtaine d’ouvrages que mes enquêtés avaient lus et qu’ils m’ont conseillé de consulter pour trouver des informations intéressantes sur le néo-druidisme. Ces ouvrages, écrits en français ou en anglais par des néo-druides québécois, européens et étatsuniens, peuvent être classés en trois types : des livres de présentation de la tradition néo-druidique, des guides de pratique et des ouvrages de présentation de tarots et d’oracles « druidiques » ou « celtiques ». À l’image de la manière avec laquelle j’ai recouru à mes autres outils de collecte de données, j’ai là encore procédé étape par étape, m’emmenant, selon le principe des « boucles de rétroaction » (Paillé, 1994, p. 154) propre à la théorisation ancrée, à conceptualiser progressivement les éléments récoltés dans ces différents ouvrages.

La fabrique de la tradition néo-druidique au Québec : de ma problématique de recherche à mon cadre théorique

En février 2016, presque quatre ans jour pour jour après être entré sur le terrain, je pris soudainement conscience, lors d’une énième relecture de mon journal de recherche, d’un aspect central pour comprendre ce que j’avais documenté et analysé jusqu’alors du néo-druidisme au Québec : les néo-druides de la province ne cherchent pas tant à retrouver l’ancienne religion de ceux qu’ils considèrent comme leurs ancêtres, ils cherchent plutôt à adapter celle-ci à leur contexte de vie, c’est-à-dire l’« ici et maintenant » que constitue le Québec contemporain.

Pour être honnête, je ne découvris pas ce jour-là pour la première fois cet aspect central. Au contraire, je n’avais eu de cesse de le retrouver depuis le début de mon enquête, aussi bien dans les discours des néo-druides avec lesquels j’avais interagi que dans les observations des chercheurs ayant étudié avant moi le néo-paganisme. Un soir d’octobre 2013, à l’occasion d’une rencontre du Cercle Druidique du Parc La Fontaine, Bioulca, la co-fondatrice de ce groupe, m’avait par exemple longuement expliqué à quel point il est important d’envisager « le druidisme comme une tradition vivante ». Selon elle, mais également selon l’ensemble de ses pratiquants, le néo-druidisme est en effet pensé comme un système religieux fondamentalement adaptatif, en particulier envers deux influences majeures appelées, dans le langage néo-druidique, « Esprits » : l’« Esprit du Temps », c’est-à-dire l’influence du contexte historique sur les modes de penser et d’agir et l’« Esprit du Lieu », c’est-à-dire l’influence du contexte géographique et culturel sur ces mêmes modes. Cette explication m’évoqua irrémédiablement l’analyse qu’avait formulée l’anthropologue Michael Houseman à propos des rites néo-païens et New Age :

Aux yeux des pratiquants néo-païens et New Age, leurs cérémonies sont directement liées à des sociétés anciennes et/ou tribales. Le rituel accompli ici et maintenant est réputé faire écho à d’autres accomplis autrefois et/ou ailleurs. Cependant, le souci premier des ritualistes néo-païens et New Age n’est pas de répliquer ces antécédents, mais plutôt de s’approprier l’esprit dans lequel ils auraient été accomplis. Leur désir n’est pas de faire maintenant ce que, disons, une prêtresse celtique fit en son temps, mais de faire ce qu’une telle prêtresse pourrait faire si elle officiait aujourd’hui en tant que membre de la classe moyenne occidentale. En bref, l’adaptation créative est préférée à la réitération directe

2012, p. 172

Si ce caractère adaptatif du néo-druidisme ne m’était donc pas inconnu, je pris néanmoins la mesure en cette journée de février 2016 de sa puissance interprétative pour donner du sens à tout ce que j’avais documenté et analysé dès le commencement de ma recherche. Comme je l’ai indiqué plus haut à travers quatre exemples, les premières années de mon enquête m’ont en effet conduit à appréhender entre autres les logiques organisationnelles, politico-juridiques, rituelles et identitaires propres à la tradition néo-druidique au Québec sans que j’arrive à mettre en relation ni à intégrer mes différentes données ethnographiques. Pourtant, en interprétant ces données au prisme de l’adaptabilité du néo-druidisme, il m’apparaissait évident que les phénomènes sur lesquels j’avais jusqu’alors enquêté en étaient autant de manifestations. Lorsque Louernos m’indiqua en 2012 qu’il souhaitait créer une nouvelle organisation et un journal, les motivations qu’il m’avança renvoyaient directement à cette volonté d’adapter le néo-druidisme au contexte québécois. Constatant qu’une partie des groupes et des bulletins néo-druidiques existant au Québec était d’origine européenne et étatsunienne, il lui paraissait ainsi important que les néo-druides de la province se rassemblent et fassent entendre leurs voix dans des structures qui leur ressemblent. Les noms de ce qui allait devenir le Cercle Druidique de l’Harfang et de l’Érable puis le Journal Druidique de l’Harfang et de l’Érable furent d’ailleurs choisis avec soin pour illustrer cet ancrage territorial, le harfang des neiges étant l’emblème aviaire du Québec et l’érable, l’emblème arboricole du Canada. Dans la même perspective, le dépôt d’un mémoire par deux des responsables de la Communauté des druides du Québec en 2013 pour soutenir la Charte des valeurs était tout autant motivé par leurs choix politiques que par leur volonté de restaurer, dans le Québec d’aujourd’hui, le sacerdoce des druides antiques. Grâce aux différentes données historiques, on sait en effet que les druides de l’Antiquité étaient étroitement liés au pouvoir politique dans les sociétés celtiques. Aux yeux de Boutios et Genistos, prendre position dans le débat public était donc un moyen pour à la fois faire revivre l’une des fonctions sociales majeures des druides de l’Antiquité – la prise de positions politiques – et s’inscrire dans les débats qui animaient la province cette année-là. En ce qui concerne le groupe Facebook Les Gardiens du Feu de Brigantia, l’adaptation à la modernité et à ses possibilités technologiques était là aussi manifeste dans les justifications de la néo-druidesse qui lança cette initiative. Pour Brixtasulis, il s’agissait en effet d’arrimer le nouveau culte de cette déesse au mode de vie d’aujourd’hui, où beaucoup de nos interactions et planifications collectives passent par ce réseau social. Enfin, comme l’avait déjà relevé Jourdain (2012), et comme j’ai également pu le documenter grâce à mon enquête, la « réconciliation identitaire » qu’ont mise en branle les néo-druides québécois en faisant du néo-druidisme leur tradition religieuse a entrainé la mobilisation d’éléments associés au folklore canadien-français dans leurs pratiques rituelles. Ainsi, plusieurs de mes enquêtés m’ont par exemple expliqué qu’inclure une ceinture fléchée dans leurs vêtements liturgiques traduisait en même temps leur affirmation identitaire et leur volonté d’adapter leurs rites à « l’Esprit du Lieu » québécois.

Quatre ans après avoir commencé mon analyse par théorisation ancrée, je pus finalement continuer mes « boucles » (Paillé, 1994, p. 154) et formuler avec précision le phénomène général sur lequel portait mon étude, pour reprendre l’une des questions de Paillé (1994). En procédant à la modélisation de mes données ethnographiques, je suis alors arrivé à articuler ma problématique de recherche autour de ce que j’appelle la fabrique de la tradition néo-druidique au Québec, à savoir le processus par lequel les néo-druides de la province font revivre l’ancien système religieux des druides de l’Antiquité en le reconstruisant et le réinventant dans leur espace-temps. Ce processus de fabrique de la tradition néo-druidique au Québec a la particularité de se déployer simultanément sur deux échelles, bien que je ne me sois concentré dans ma thèse qu’exclusivement sur la première : une échelle temporelle, dans laquelle les néo-druides du Québec, à l’image de leurs co-religionnaires ailleurs sur la planète, s’attachent à adapter cet ancien système religieux à l’« Esprit du Temps », c’est-à-dire au contexte historique actuel; une échelle territoriale, au sein de laquelle les néo-druides de la province cherchent également à adapter ce système religieux à l’« Esprit du Lieu », c’est-à-dire au contexte géographique et culturel québécois.

Au terme de ma théorisation ancrée, il m’est en définitive apparu que cette fabrique de la tradition néo-druidique au Québec pouvait être appréhendée à partir de quatre concepts constituant mon cadre théorique.

Le premier d’entre eux a été celui de l’invention de la tradition (Hobsbawm & Ranger, 2012), proposé par les deux historiens Eric Hobsbawm et Terence Ranger dans le cadre de leur ouvrage éponyme publié initialement en 1983. Ayant à la fois fait l’objet de nombreuses reprises dans les sciences humaines et sociales et de vives critiques en anthropologie (voir ma synthèse et mon positionnement dans Boissière, 2023), ce concept m’a paru fondamental pour au moins trois raisons. Premièrement, la fabrique de la tradition néo-druidique au Québec relève de l’invention de la tradition parce qu’elle constitue bien « un processus de formalisation et de ritualisation caractérisé par la référence au passé » (Hobsbawm, 2012a, p. 30). Deuxièmement, ce processus repose sur les réagencements de « matériaux anciens » (Hobsbawm, 2012a, p. 32) renvoyant, dans le néo-druidisme, aux croyances, pratiques et connaissances que les néo-druides d’aujourd’hui attribuent aux druides de l’Antiquité. Troisièmement, les réagencements de ces matériaux créent, aux yeux des néo-druides d’aujourd’hui, une « continuité d’expérience collective » (Hobsbawm, 2012b, p. 22) entre eux-mêmes et les anciens druides.

Au cours de mon enquête, j’ai par ailleurs établi, dans la continuité des travaux d’autres chercheurs, que le néo-druidisme n’est pas seulement sous-tendu par ce « processus de formalisation et de ritualisation » (Hobsbawm, 2012a, p. 30) de « matériaux anciens » (Hobsbawm, 2012a, p. 32) propre à l’invention de la tradition. En effet, les néo-druides d’aujourd’hui, tant ceux situés au Québec qu’autre part dans le monde, mobilisent également des « ressources » – pour reprendre le terme de la sociologue Véronique Altglas (2014, p. 1) – provenant de systèmes religieux, de contextes culturels et de courants de pensée étrangers au druidisme de l’Antiquité. Afin d’analyser les usages que les néo-druides de la province font de ces ressources exogènes, j’ai jugé pertinent de croiser les conceptualisations d’Altglas (2014) avec celles de l’anthropologue Renée De la Torre (2016) sur le bricolage religieux de type New Age (pour plus de détails sur ce concept, voir Boissière, 2023).

Pour finir, j’ai également eu recours à deux autres concepts que j’ai utilisé conjointement : la créativité rituelle, en mobilisant notamment la définition de l’anthropologue Sabina Magliocco (2014), et la réflexivité critique, en reprenant celle des anthropologues Emma Gobin et Maxime Vanhoenacker (2016). Comme je l’ai rapidement esquissé plus haut à travers l’exemple du groupe Facebook fondé en l’honneur de la déesse Brigantia, les néo-druides de la province concentrent une partie de leurs productions religieuses à « l’adaptation créative » (Houseman, 2012, p. 172) des pratiques rituelles des druides de l’Antiquité dans l’« ici et maintenant » que constitue le Québec contemporain. Par conséquent, même si les concepts d’invention de la tradition et de bricolage religieux de type New Age offrent déjà des trames interprétatives pour penser les rites néo-druidiques, au sens où ceux-ci constituent principalement des réagencements et des resémantisations de matériaux et de ressources à la fois endogènes et exogènes au druidisme antique, il ne me semblait pas inutile d’ajouter à mon cadre théorique deux concepts plus poussés sur cette dimension spécifique (pour plus de précisions sur ces deux derniers concepts, voir Boissière, 2023).

Faire revivre le druidisme antique au XXIe siècle : synthèse de mes résultats de recherche

Dans l’optique de documenter et d’analyser le processus de fabrique de la tradition néo-druidique au Québec, j’ai donc mobilisé quatre concepts constituant mon cadre théorique : l’invention de la tradition, le bricolage religieux de type New Age, la créativité rituelle et la réflexivité critique. Ceux-ci m’ont alors permis d’éclairer – et il s’agit là de mes principaux résultats de recherche – les multiples procédés et mécanismes à l’oeuvre dans l’adaptation temporelle et territoriale mise en branle par les néo-druides de la province, au sens où la fabrique de la tradition néo-druidique au Québec collige des mécanismes d’appropriation, de réagencement et de resémantisation – via des procédés à la fois créatifs et réflexifs – de matériaux endogènes au druidisme antique et de ressources exogènes à celui-ci.

Ces matériaux renvoient, comme indiqué ci-dessus, aux croyances, pratiques et connaissances que les néo-druides d’aujourd’hui attribuent aux anciens druides, à savoir : les entités non humaines, en particulier les divinités, avec lesquelles les peuples celtes préchrétiens interagissaient; leurs représentations de l’univers, notamment l’existence d’un « Autre Monde » parallèle au nôtre et l’importance des points d’eau – puits, fontaines, rivières, fleuves, lacs, mers et océans – pour y accéder; la réincarnation; le principe d’inspiration divine envoyée par les dieux et déesses aux humains; le sacrifice; le calendrier autour duquel l’année et les activités liturgiques s’articulaient; la division tripartite de la classe sacerdotale; l’organisation de rassemblements annuels permettant aux druides éloignés géographiquement de se rencontrer; divers objets qui avaient une place particulière dans leurs mythes et leurs rites; et la proximité qu’ils avaient avec la nature de même que les savoirs qu’ils en tiraient, comme la phytothérapie ou la divination.

En parallèle, les néo-druides d’aujourd’hui, qu’il s’agisse de ceux résidant au Québec ou de ceux vivant ailleurs sur la planète, ont aussi recours, poussés par le manque de connaissances sur le druidisme antique et par l’ouverture intrinsèque de sa version « néo », à des ressources provenant de systèmes religieux, de contextes culturels et de courants de pensée étrangers aux peuples celtes préchrétiens. Durant mon enquête, les néo-druides que j’ai rencontrés et que j’ai lus puisaient celles-ci dans, pêle-mêle : d’autres traditions néo-païennes, entre autres l’odinisme et la wicca; la culture populaire, surtout à travers des livres, des films ou des séries télévisées; l’ésotérisme, notamment par différentes techniques divinatoires comme l’astrologie, la cartomancie et la numérologie; la psychologie, en particulier la psychologie analytique de Carl Gustav Jung et de ses continuateurs; et des traditions originaires de l’Inde, telles que le bouddhisme, l’hindouisme ou le yoga.

Je l’ai dit, ces matériaux et ces ressources font l’objet, par des procédés à la fois créatifs et réflexifs, de mécanismes d’appropriation, de réagencement et de resémantisation : appropriation, puisqu’il s’agit pour les néo-druides de faire leur ces matériaux et ces ressources; réagencement, puisqu’il s’agit également pour eux d’inscrire ceux-ci dans des contextes nouveaux; et resémantisations, puisqu’il s’agit enfin pour eux de leur attribuer une ou plusieurs autres significations. En vue d’illustrer plus concrètement ces procédés et mécanismes, j’ai examiné dans ma thèse quatre des nombreux exemples que j’ai recueillis au cours de mon ethnographie : la reproduction d’objets archéologiques et mythologiques celtiques par l’un de mes enquêtés pour ses cérémonies néo-druidiques; la recomposition qu’a connue la classe sacerdotale druidique antique, notamment à l’intérieur d’un groupe néo-druidique nommé l’Order of Bards, Ovates and Druids; la réinterprétation de paroles odiniste et cinématographique ayant conduit à l’élaboration de deux énoncés liturgiques néo-druidiques; et la fusion entre univers celtique, ésotérisme, wicca et psychologie à l’oeuvre dans le Tarot des Druides.

Un dernier de mes principaux résultats de recherche est d’avoir saisi que les néo-druides d’aujourd’hui, autant au Québec qu’autre part dans le monde, mettent en branle de manière créative et réflexive ces appropriations, réagencements et resémantisations surtout en fonction de ce que j’appelle leurs postures historiques. Par ces termes, j’entends désigner les positionnements relatifs à l’historicité souhaitée qu’adoptent les néo-druides d’aujourd’hui quant à leurs productions religieuses (sur les raisons qui m’ont poussé à adopter ces termes, de même que pour d’autres précisions sur ce qu’ils recouvrent, voir Boissière, 2023).

Ces postures, qui sont complémentaires et non mutuellement exclusives, sont plus exactement au nombre de deux : la posture historico-respectueuse et la posture historico-affranchie. La première d’entre elles se caractérise ainsi par la volonté de respecter l’historicité du druidisme de l’Antiquité dans certaines productions néo-druidiques actuelles. Lorsque les néo-druides d’aujourd’hui l’adoptent, ces derniers veillent à deux choses : d’une part, que les matériaux qu’ils s’approprient, réagencent et resémantisent, tout en s’ancrant dans leur espace-temps, ne s’éloignent pas trop de ce que leurs sources de savoir[9] indiquent véritablement à propos des croyances, pratiques et connaissances des druides antiques; d’autre part, que leurs recours à des ressources exogènes au druidisme d’antan, tout en étant justifiés, soient limités. La seconde posture se caractérise par la volonté de s’affranchir de l’historicité du druidisme de l’Antiquité dans certaines productions néo-druidiques actuelles. Quand les néo-druides d’aujourd’hui adoptent cette dernière, ils veillent aux deux choses suivantes : d’une part, que les matériaux qu’ils s’approprient, réagencent et resémantisent, tout en renvoyant aux croyances, pratiques et connaissances des druides antiques, s’ancrent véritablement dans leur espace-temps, quitte à s’éloigner un peu de ce que leurs sources de savoir indiquent; d’autre part, que leurs recours à des ressources exogènes au druidisme d’antan ne soient pas limités, au regard encore une fois du manque de connaissances sur le druidisme de l’Antiquité et sur l’ouverture intrinsèque de sa version « néo ». Toujours pour illustrer plus concrètement ces postures historiques et leurs caractéristiques, j’ai là aussi examiné dans ma thèse deux exemples précis : la variation que connaît le calendrier liturgique néo-druidique et le rejet qu’a vécu le « programme de formation sacerdotal » mis au point par l’un des trois responsables de la Communauté des druides du Québec.

Conclusion

La revue de la littérature savante que j’ai amorcée aux prémices de mon doctorat ayant révélé somme toute peu de travaux consacrés au néo-druidisme, j’ai choisi de mener une enquête de terrain pour documenter et analyser davantage cette tradition. Entre 2012 et 2017, j’ai ainsi réalisé une ethnographie selon les principes de la théorisation ancrée au sein du milieu néo-druidique québécois.

Au terme de cet article, qui est revenu sur les grands aspects de ma recherche doctorale, j’aimerais désormais partager en quoi cette dernière a contribué, notamment par sa méthodologie qualitative, au champ des sciences des religions et plus particulièrement aux connaissances scientifiques sur les phénomènes « néo » (néo-paganisme, néo-indianité, néo-chamanisme). Premièrement, à la différence de toutes les autres études sur le néo-druidisme, ma recherche a offert une ethnographie réalisée sur le temps long – cinq ans – et au sein non plus d’un groupe spécifique mais bien d’un milieu plus vaste, incluant Internet et le réseau social Facebook. Sans cette focale d’analyse sur le milieu, de même que sans avoir mobilisé pendant plusieurs années quatre outils de collecte de données, je suis intimement persuadé que je n’aurais pas pu saisir plusieurs dimensions du néo-druidisme, à commencer par le processus de fabrique de la tradition néo-druidique au Québec. Deuxièmement, ma recherche a également offert, grâce à la mobilisation de multiples données de natures diverses et à mes « implications ethnographiques » (Lignier, 2013), allant de l’observation à la participation, une compréhension me semblant plus fine des dynamiques historiques à l’oeuvre dans le néo-druidisme. Si d’autres chercheurs avant moi avaient bien proposé des typologies intéressantes à ce sujet, je pense en revanche que mon interprétation de ce que j’appelle les postures historiques des néo-druides reflète plus exactement les dynamiques relatives à l’historicité qui existent dans cette tradition, voire dans tous les phénomènes « néo ». Troisièmement, ma recherche a finalement offert un nouvel éclairage, là encore sur la base de mon travail ethnographique, des concepts que j’ai mobilisés : l’invention de la tradition, parce que, malgré les critiques légitimes qui lui ont été adressées ces quarante dernières années, mes données montrent entre autres que cette notion reste d’une grande pertinence heuristique pour éclairer la fabrique du religieux; le bricolage religieux de type New Age, car mes données vont aussi dans le sens des analyses récentes, en atténuant notamment l’individualisation de ce processus; et la créativité rituelle, parce que mes données ont également établi que cette dernière est entre autres inextricablement enchevêtrée avec des formes de réflexivité critique.