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Introduction

Dans le but d’interroger la notion d’alternative économique au capitalisme, la thèse ici synthétisée mobilise une approche de sociologie de la connaissance pour présenter une compréhension de la vie économique comme constituée d’une pluralité de relations et de savoirs sociaux. À cet effet, une enquête ethnographique a été menée pour étudier des initiatives alimentaires à but non lucratif du quartier montréalais de Pointe‑Saint‑Charles. L’analyse des données construites permet de mettre au jour un jeu d’articulations entre espaces-temps sociaux et entre formes sociales de connaissances. Par là, cet article vise notamment à exposer l’intérêt d’une approche de sociologie de la connaissance pour articuler avec cohérence les dimensions de la théorie, de la construction de données et de l’analyse dans la recherche sociologique.

Le portrait sociologique produit par l’analyse permet ultimement d’expliquer la constitution d’initiatives socioéconomiques alimentaires différenciées dans le quartier. Ce faisant, ce travail permet d’envisager ce que des formes sociales de connaissances particulières permettent et simultanément limitent en matière de production de formes d’activité socioéconomique.

Après avoir défini la problématique et les questions de recherche de la thèse, l’article en présente les principes théoriques mobilisés. Ces principes donnent forme aux dimensions méthodologiques ensuite décrites de la construction de données et de leur analyse. La dernière portion de l’article expose les résultats du travail d’analyse, puis propose une brève conclusion.

Problématique et questions de recherche

La préoccupation initiale de la thèse est la notion d’alternative économique, telle qu’exprimée sous différentes formes dans une abondante littérature élaborant ou s’intéressant aux philosophies et projets « alternatifs » au capitalisme contemporain (Dardot & Laval, 2014; Draperi, 2011; Harrisson & Vézina, 2006). Il n’est pas question pour moi de sauter à mon tour « dans la mêlée » pour délimiter ce qui constitue une « vraie » alternative et ce qui en constitue une récupération capitaliste (Abraham et al., 2011; Draperi, 2010), ou encore pour proposer un nouvel angle critique ou une nouvelle définition théorique de l’économie capitaliste et de ses alternatives. Plutôt, l’objectif est de réfléchir à la notion d’alternative économique d’un point de vue sociologique à partir de deux objectifs de recherche.

Dans son versant théorique, la thèse vise à développer et formaliser les principes nécessaires pour une compréhension sociologique de la notion de l’« alternative économique ». Une perspective de sociologie de la connaissance est privilégiée à cette fin. Il en résulte que cette notion, d’abord comprise comme la réalisation d’activités économiques ne prenant pas l’accumulation financière privée comme finalité prédominante, est complétée d’un appel à l’investigation empirique d’activités socioéconomiques.

L’objectif empirique est quant à lui d’examiner les modalités selon lesquelles se constituent des initiatives non capitalistes (c’est-à-dire dans lesquelles l’accumulation financière privée par l’échange marchand n’est pas une finalité – ou du moins pas une finalité première). En s’intéressant à des initiatives concrètes, les questions de recherche sont les suivantes : quelles formes sociales de connaissances y sont identifiables, quels en sont les fondements sociaux, comment construisent-elles les initiatives étudiées et selon quelles modalités s’articulent-elles?

Le champ d’activité choisi pour réaliser l’enquête empirique est celui de l’économie alimentaire sans but lucratif. Tant à l’échelle du Canada que du Québec et de Montréal, la tendance à l’accroissement des inégalités socioéconomiques concorde avec la précarisation de la situation alimentaire d’un nombre croissant de ménages (Hamelin et al., 2007; Tarasuk et al., 2016; Tircher, 2020). Dans la mesure où l’approvisionnement en commerce semble inaccessible pour une proportion croissante de la population à cause de son appauvrissement (Tarasuk et al., 2016), il paraît d’autant plus pertinent de s’intéresser aux initiatives mises en place pour assurer un accès alimentaire aux personnes exclues, à des degrés divers, des circuits conventionnels de consommation.

À cet effet, c’est dans le quartier montréalais de Pointe-Saint-Charles que j’ai pu réaliser une enquête. La composition sociale de ce quartier et ses héritages sociohistoriques en font un milieu de choix à plusieurs titres. Il s’agit d’un des premiers lieux d’émergence de l’action communautaire autonome québécoise, mouvement s’adressant aujourd’hui à des populations vivant diverses difficultés économiques et personnelles, notamment par l’offre de services et activités alimentaires. Ces organismes sont de surcroît rejoints par d’autres initiatives à but non lucratif plus récentes, fondées dans une idéologie politique anarchiste. Simultanément, l’embourgeoisement auquel le quartier est en proie depuis maintenant une vingtaine d’années complexifie encore davantage son portrait sociodémographique. La richesse de la composition de ce territoire et de ses initiatives alimentaires en fait ainsi un milieu privilégié d’étude et de comparaison des conditions dans lesquelles des initiatives alimentaires non capitalistes peuvent émerger, se maintenir et éventuellement se transformer. Ainsi, en plus de ses apports théoriques et méthodologiques, la thèse tire aussi sa pertinence scientifique et sociale de la documentation sociographique qu’elle fournit des réalités vécues, des pratiques et conceptions variées de l’économie en présence dans les initiatives alimentaires étudiées à Pointe-Saint-Charles.

Principes théoriques pour une sociologie de la connaissance de l’économie

Dans son versant théorique, la thèse propose une appréciation critique de travaux de sociologie envisageant l’économie et la connaissance comme phénomènes sociaux. Cela étant, seulement les principes constituant le cadre théorique qui pose les bases du travail de construction et d’analyse des données seront présentés ici.

Principes de sociologie de l’économie

Les termes économie et alternative économique sont compris de la façon suivante. L’alternative est d’abord laconiquement définie comme la réalisation d’activités économiques ne prenant pas l’accumulation financière privée comme finalité prédominante. La vie économique, ensuite, consiste en l’ensemble des activités humaines de production, circulation et consommation de biens et services. Les principes proposés dans cette thèse visent à comprendre toute activité économique comme se réalisant invariablement à travers des relations sociales de natures diverses. Elle est ainsi toujours composée de plusieurs logiques sociales dont l’agencement est toujours unique dans chaque situation concrète observable (Granovetter, 1985; Zelizer, 2011).

De ce point de vue, une alternative économique n’est pas nécessairement une activité économique non marchande : elle peut être constituée d’une logique d’échange marchand qui n’est pas une fin en soi, mais plutôt mise au service d’autres formes d’activités sociales (de redistribution, par exemple).

En prenant acte de la nature sociale de l’économie, il devient possible de s’éloigner des représentations du capitalisme comme une entité monolithique uniforme pour proposer une compréhension de configurations empiriquement observables dans lesquelles se présente une économie donnée. À son tour, l’étude empirique de la consistance d’activités socioéconomiques particulières vise à enrichir la compréhension sociologique de la notion d’alternative économique.

Principes de sociologie de la connaissance

La connaissance peut elle aussi être définie en tant que phénomène social saisi par cinq concepts (voir Figures 1 et 2) :

  1. Formes sociales de connaissances (mémoires collectives). L’interaction répétée entre des personnes produit des mémoires collectives fixant une certaine représentation de la réalité qui permet de percevoir et d’agir. Nos actions et relations produisent des connaissances et ces mêmes connaissances sont nécessaires pour entreprendre des actions/relations. Ces connaissances constituent des tiers médiateurs : elles ne dépendent plus de la présence d’individus spécifiques une fois la relation installée, puisqu’elles sont apprises par d’autres après le départ des instigateurs (Halbwachs, 1997).

  2. Espaces-temps sociaux (ETS). Ces formes sociales de connaissances articulent de manière indissociable : a) des significations (langagières ou autres); b) des référents spatiaux (les réseaux sociaux de gens qui s’assemblent, mais aussi leurs déplacements et leurs usages de territoires physiques); c) des référents temporels (façons dont on projette le futur et perçoit le passé, fréquence à laquelle on perçoit et distingue les êtres). Il existe en ce sens des ETS relatifs à chaque groupe ou activité sociale. On en retrouve des traces dans le langage et dans d’autres matérialisations de l’activité symbolique humaine (Frandji, 2021; Parent & Sabourin, 2016; Ramognino, 2021). Les ETS coexistent à différentes échelles. Une famille spécifique est un espace-temps social, l’entreprise pour laquelle une personne travaille l’est aussi et, à plus grande échelle, le salariat comme forme de relation socioéconomique ou l’institution du mariage en sont aussi.

  3. Ontologies sociales. Elles désignent les catégories identifiant et qualifiant les êtres ou les entités qui peuplent l’univers dont on fait l’expérience. Tout le monde utilise des mots pour discerner des groupes, des gens, des phénomènes et pour leur attribuer des qualités, pour raisonner. Les formes sociales de connaissances constitutives des ETS sont elles-mêmes constituées d’ontologies sociales qui leur sont spécifiques et qui leur donnent leur forme (Ramognino, 2021).

  4. Morphologie des relations sociales. Elle définit les configurations – spécifiques à des milieux, à des régions, à des territoires, ou même à des activités sans bases géographiques – résultant de l’articulation (la mise en rapport) des formes sociales (les ETS) (Parent & Sabourin, 2016; Sabourin, 1993).

  5. Localisation sociale. Ce concept caractérise la position de groupes ou d’individus au sein des configurations morphologiques. Toute personne possède une localisation sociale par son inscription dans une pluralité de relations sociales (Parent & Sabourin, 2016; Sabourin, 1993).

    1. Chaque individu participe à plusieurs ETS, et offre donc un point de vue particulier et limité parmi d’autres sur chacun d’entre eux. En raisonnant, un individu met en rapport des connaissances propres aux relations sociales dont il a l’expérience.

    2. Les différentes productions symboliques d’un individu (discours oraux, textes, images…) peuvent être considérées comme des points d’accès à l’étude de relations sociales (Parent & Sabourin, 2016).

Figure 1

Formes sociales de connaissances, ontologies sociales et ETS.

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Figure 2

Morphologie des relations et localisation sociale.

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Dans le cadre de l’étude d’activités économiques, la sociologie de la connaissance porte ainsi sur l’étude des activités de production, circulation et consommation de biens et services comme se réalisant à travers une diversité de formes sociales de connaissances articulées. L’alternative économique, soit la réalisation d’activités économiques ne visant pas l’accumulation privée, prend alors toujours la forme de configurations socioéconomiques dont un travail empirique doit permettre l’exposition.

Cette perspective est doublement importante pour la thèse. Théoriquement, la connaissance constitue un élément de production des relations sociales elles-mêmes qu’il s’agit de décrire. D’un point de vue méthodologique, elle constitue une porte d’entrée à l’étude de la vie sociale enquêtée. La prochaine section développera cette seconde dimension.

Méthodologie : opérationnalisation des prémisses théoriques dans la construction des données et dans l’analyse

La dimension empirique de la recherche a pris corps à partir d’une approche ethnographique s’articulant fortement aux principes de sociologie de la connaissance énoncés. Les prochaines pages en proposent une définition. Sont ensuite brièvement décrits le processus de construction des matériaux et leur analyse.

Il convient de considérer l’ethnographie comme « une approche qui englobe diverses méthodes » (Hamel, 1997, p. 114). Les méthodes en question peuvent consister en différentes formes d’observation, d’entretiens et de colligation de traces d’activités sociales (documents imprimés et audiovisuels, aménagements de l’espace, disposition des corps dans l’espace, etc.) (Hamel, 1997; Parent & Sabourin, 2016; Yin, 2018).

La diversité des voies d’acquisition d’informations offre une plus grande flexibilité pour saisir des opportunités de construction de matériaux, toutes les traces d’activité sociale ne pouvant être accessibles de la même façon (Papinot, 2016). Cette diversité permet également la triangulation entre matériaux, soit la comparaison de matériaux de qualités diverses permettant leur corroboration, de manière à assurer la robustesse des données (Yin, 2018).

Ensuite, l’ethnographie suppose l’intégration plus ou moins longue des sociologues dans des milieux sociaux. Concevoir cette approche dans les termes d’une sociologie de la connaissance invite à s’attarder aux relations d’enquête elles-mêmes comme constitutives des données construites et de l’analyse sociologique produite (Papinot, 2016). Dans cette perspective, l’intégration sociale de l’ethnographe est une expérience relationnelle enclenchant un processus de transformation de son propre schème de connaissances, au fur et à mesure de la rencontre de groupes et de la formation de liens au cours de son cheminement dans des relations sur le terrain. Il s’ensuit que ce qu’on croit être « un milieu » que l’on investigue se complexifie au fil de l’enquête. Se précisent progressivement les groupes sociaux en présence, les ontologies sociales et les formes sociales de connaissances mobilisées, tout comme la localisation sociale de l’ethnographe lui-même au sein de ces groupes, relations et connaissances (Becker, 2017; Parent & Sabourin, 2016).

Également, la compréhension ici proposée de l’approche ethnographique permet des réflexions quant à la représentativité des analyses produites. En statistique sociale, la représentativité est construite par l’agrégation aléatoire des individus composant l’échantillon recueilli, puis leur répartition virtuelle en fonction de diverses manipulations, qui se font au moyen de règles mathématiques (Fox, 1999; Hamel, 1997). Or, la vie sociale ne s’organise pas par elle-même de manière aléatoire ou selon des règles analogues aux règles mathématiques, pas plus qu’elle ne se résume à des délimitations politico-juridiques souvent utilisées dans la construction de données par sondages (ex. : frontières nationales, municipales, organisationnelles).

La thèse propose plutôt une représentativité sociologique, qui renvoie aux formes sociales dans lesquelles s’inscrivent les individus échantillonnés, et donc à leur localisation sociale (Sabourin, 1993). C’est donc dire que l’individu n’est pas ici considéré en tant qu’unité autonome possédant ses caractéristiques et ses opinions que l’on compile avec d’autres comme lui. Plutôt, il est considéré en tant que point de vue sur des processus sociaux dont il fait partie, mais qui le dépassent (Grossetti, 2011). La représentativité se mesure alors à travers la reconstruction des ETS et de leurs propriétés par les traces qui en sont données dans les activités symboliques. À travers des situations spécifiques, les sociologues observent des processus d’échelles variées de généralité (Parent, 2015). Dans cette perspective, l’ethnographie n’est pas (uniquement) l’étude du micro ou du local : les milieux étudiés sont les observatoires de phénomènes sociaux se déroulant spécifiquement à cette échelle (ex. : relations d’interconnaissance entre individus spécifiques), certes, mais ils sont aussi les observatoires de traits culturels plus larges (ex. : rapports salariaux, de genre, etc.). Se pose alors le défi de repérer les différents ETS coexistant, les rapports les liant entre eux et les limites qu’entraîne ma propre localisation sociale en tant qu’ethnographe dans les possibilités d’exploration de cette configuration d’espaces ou de relations sociales (Parent & Sabourin, 2016).

Construction des matériaux

Pour déterminer les observatoires de l’objet de recherche, j’ai pris en compte les limites de ma localisation sociale sur le terrain et le ciblage que mes questions de recherche incitaient à faire, en termes d’initiatives socioéconomiques alimentaires « alternatives ». J’ai ainsi été amené à m’intéresser aux activités menées dans trois organismes alimentaires sans but lucratif du quartier Pointe-Saint-Charles : Partageons l’espoir (PE), le Club populaire des consommateurs et l’épicerie le Détour. Si ces trois organismes peuvent ainsi être considérés comme des observatoires à l’égard des questions de recherche, ce sont cependant les activités symboliques – notamment discursives – que j’ai pu étudier dans ces endroits et ailleurs qui constituent l’objet empirique primaire à l’étude.

L’enquête de terrain s’est déroulée entre la fin du mois d’août 2019 et le mois de décembre 2020, avec quelques incursions en 2021. En dépit de la pandémie de COVID-19, elle a pu se poursuivre étant donné le fait qu’elle portait sur des activités alimentaires essentielles qui ont continué d’opérer pendant les périodes de confinement[1]. Elle a principalement consisté en la combinaison d’entretiens, de séances d’observation et de colligation de documents.

Recrutement et conduite des entretiens

Dans le prolongement de l’enjeu de la conception de la représentativité dans les méthodologies qualitatives, la sociologie de la connaissance proposée ici permet d’envisager le recrutement en fonction de la localisation sociale des individus à l’intérieur de la configuration sociale étudiée. Le processus de recrutement se fait alors selon ce qu’on peut estimer qu’une personne donnée permettra d’explorer en termes d’activités et de groupes sociaux étant donné sa localisation sociale. Le recrutement ne se fait donc pas au hasard, mais plutôt en prenant simultanément en considération les questions de recherche, les opportunités et les limites relatives à la localisation sociale de l’ethnographe à un moment donné de son terrain en termes de relations sociales, ainsi que sa connaissance d’autres groupes et individus potentiellement importants à étudier (Parent & Sabourin, 2016; Pierret, 2004).

Dans mon enquête, plus spécifiquement, j’avais préalablement rencontré et côtoyé au moins à quelques reprises la très grande majorité des personnes que j’en suis éventuellement venu à recruter pour des entretiens. Le deuxième cas de figure de recrutement le plus fréquent, aussi relatif à ma localisation sociale au sein du milieu enquêté, était celui de personnes avec lesquelles j’avais une certaine relation de confiance qui ont chacune pris contact avec quelqu’un de leur entourage pour l’inviter en mon nom à participer à ma recherche. Dans ces cas, le lien de confiance que j’ai pu développer avec les personnes interviewées est tributaire de leur propre confiance envers les personnes qui me les ont référées. Ce genre de situations de recrutement renseigne par ailleurs sur l’appartenance commune à certains univers sociaux et sur les limites ou les frontières sociales des espaces dans lesquels on est inséré à un moment donné. Tout aussi informatives auront pu être certaines expériences infructueuses de recrutement, qui faisaient apparaître des clivages sociaux et autres différenciations entre groupes.

J’ai réalisé un total de 35 entretiens longs avec 29 personnes. Si j’ai initialement fait connaissance avec ces personnes sous un titre particulier (personnel salarié ou membre bénévole d’un organisme, personne recourant à l’aide alimentaire, etc.), j’ai cependant retrouvé à travers chacune d’entre elles une variété de trajectoires et d’expériences socioéconomiques. Par exemple, une même personne aura ainsi pu me parler tant à titre de responsable de service alimentaire que de prestataire d’aide sociale à un autre moment de sa vie. Cela fait en sorte de rendre périlleux, voire trompeur, un dénombrement des personnes interviewées en fonction de leurs statuts ou rôles dans l’économie alimentaire du quartier ou de leurs expériences quelles qu’elles soient, puisque bon nombre de ces entretiens se sont avérés analytiquement pertinents à plus d’un titre.

Il s’agit d’entretiens à structure ouverte – ou semi-directifs – donnant une grande liberté aux personnes interviewées. Ce choix de format s’imposait étant donné l’objet d’analyse de la recherche que sont les formes sociales de connaissances constitutives de configurations socioéconomiques, et leur articulation dans des raisonnements. S’il y a bien une structure à l’entretien, elle est ouverte en ce qu’au-delà des questions posées pour opérationnaliser les objectifs de recherche, c’est à la personne interviewée qu’est confié le travail d’assembler ses connaissances par ses raisonnements et par la trame narrative de son récit (Pierret, 2004; Poupart, 2012). En amenant la personne à s’exprimer au sujet de ses expériences, la trame par laquelle celle-ci en vient à revoir des éléments de sa biographie mobilise ses propres catégories de pensée, certaines traces de catégories opératoires issues de ses pratiques, ainsi que leurs fondements sociaux (c’est-à-dire, les expériences et les appartenances sociales relatées et remémorées, donc des espaces-temps sociaux particuliers). Qui plus est, cette liberté donnée à la personne enquêtée fait en sorte de lui faire évoquer des raisonnements et des catégories de pensée auparavant insoupçonnés pour moi (Poupart, 2012).

En prenant en considération l’ensemble de ces paramètres, les grilles d’entretien comportaient d’abord une présentation générale de la nature de la recherche et du formulaire de consentement éclairé (éthique). Puis, elles enchaînaient des questions et relances concernant les expériences et la trajectoire socioéconomique de la personne interviewée, son parcours personnel (scolaire, professionnel ou non), ses diverses formes de participation aux activités communautaires ainsi que sa trajectoire de résidence dans le quartier, ses moyens de subsistance et son économie domestique. Les formulations des questions et des interventions visaient à inciter la personne à choisir ses propres mots pour exprimer ses idées, sans présupposer de ses expériences[2]. Les entretiens se terminaient par des questions réflexives ainsi que des demandes de renseignements ou de références pour faciliter le recrutement.

Observations et colligation de documents

À l’instar des schémas d’entretien, les séances d’observation ont été guidées par les principes de sociologie de la connaissance. C’est-à-dire que j’ai porté attention à diverses traces symboliques permettant de rendre compte des qualités associées à certaines activités sociales et socioéconomiques, ou permettant de rendre compte de diverses formes d’association, d’assimilation, de différenciation entre groupes et entre activités.

J’ai pu réaliser plusieurs centaines d’heures d’observation participante et non participante, selon ce que différents sites permettaient. Les sites étaient les trois organismes enquêtés (PE, Club populaire et Détour) et leurs environs, divers lieux publics d’intérêt du quartier ainsi que le Sud-Ouest de l’île de Montréal plus largement. Les séances d’observation participante ont principalement consisté en une quarantaine de journées de travail bénévole dans des activités de distribution d’aide alimentaire à PE, 28 quarts de travail au Détour et la participation à plusieurs réunions et assemblées à titre de secrétaire. Dans les organismes, l’observation portait sur les situations de la mise en oeuvre de services alimentaires (distribution et redistribution, vente sous différentes formes de marchés abordables), sur les comportements et les discours tenus par les personnes présentes à titre d’usagères autant qu’à titre d’organisatrices.

La prise de notes pour l’ensemble de ces observations s’est réalisée numériquement avec le logiciel Microsoft OneNote, sur ordinateur et sur téléphone intelligent. Le caractère portatif et discret du téléphone intelligent a souvent fait en sorte de me permettre de prendre en note des observations dans l’immédiat, sinon assez rapidement après le déroulement de la situation dont j’étais témoin. De surcroît, quand un besoin de corroboration me venait au fil de cette prise de notes, je les notais dans une nouvelle page de notes qui devenait ultimement la page de ma prochaine journée d’observation. J’avais ainsi un rappel de détails spécifiques auxquels porter attention ou de questions à poser à certaines personnes que j’allais côtoyer (texte en surbrillance mauve sur la capture d’écran présentée à la Figure 3). Ces notes constituaient donc un référent fiable.

OneNote permet également la création d’une banque de données sous la forme de pages de notes écrites, de photos, de documents en pièces jointes et de liens Web URL facilitant une triangulation de sources d’informations différentes sur un même plan visuel (Becker, 2017; Yin, 2018). Ces pages sont insérables les unes dans les autres à la manière de poupées russes; en plus de pouvoir être constamment réorganisées et classées à mesure que l’enquête avance, et de se voir assigner des liens de renvoi à d’autres pages de notes dans le logiciel. La flexibilité accrue ainsi offerte permettait déjà une certaine mise en forme du contenu pouvant être vue comme une préanalyse. Comme cela est observable dans la capture d’écran (voir Figure 3), chaque journée d’observation avait son entrée distincte, et l’ensemble était regroupé par dossiers de lieux d’observation, tandis que d’autres dossiers regroupaient des entrées du journal de terrain, ou encore des schémas d’entretien adaptés à chaque personne interviewée.

Figure 3

Capture d’écran, dossier OneNote de mes notes de terrain.

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Au fil de l’enquête, j’ai également pu acquérir un grand nombre de documents écrits partagés par des connaissances du terrain ou acquis par mes propres recherches. On peut compter divers rapports commandés ou produits par des organismes communautaires du quartier ainsi que d’autres rapports statistiques présentant des données sociodémographiques et socioéconomiques sur le quartier, la ville de Montréal, le Québec et le Canada; des documents promotionnels et éducatifs produits par les organismes; divers livres et films documentaires sur l’histoire du quartier ou sur ses réalités contemporaines.

Analyse

Dans la perspective de sociologie de la connaissance proposée, l’analyse de contenu permet l’étude de la vie sociale à partir des matériaux construits et colligés pendant l’enquête, qui en constituent des traces « mortes »[3]. À partir de ces traces triangulées, il s’agit de reconstruire des univers sémantiques exprimant des espaces-temps sociaux (ETS) distincts et les façons dont ils sont mis en rapport (Parent & Sabourin, 2016; Sabourin, 2003).

Dans les matériaux, l’analyse s’est centrée sur l’identification de marqueurs de temps et d’espaces (ex. : références à des époques, des lieux, des groupes), de différentes catégories langagières qui s’y nouent (ontologies sociales, connotations, etc.) ainsi que sur différentes formes de raisonnements dans lesquelles on les retrouve (explication causale, association, analogie, dissociation, opposition, etc.). Étant donné la nature économique de l’objet d’étude, j’ai porté attention aux éléments discursifs se rapportant plus spécifiquement à la production, à la distribution et à la consommation de biens et de services. Cependant, il fallait également porter attention plus largement à d’autres éléments langagiers tels que l’identification de groupes ou d’autres entités, ou encore à l’usage de lieux dans le quartier par exemple. Cela est dû au fait que, comme il a été avancé précédemment, l’économie peut se réaliser à travers une variété de formes sociales ne prenant pas pour objet explicite une activité économique (Granovetter, 1985; Zelizer, 2011). Cela est également dû au fait que ces éléments extraéconomiques pouvaient être nécessaires pour répondre aux questions de recherche relatives à l’instigation, à la reproduction et à la transformation des initiatives alimentaires étudiées.

Plus concrètement, l’analyse s’est réalisée par un processus de codage, soit un processus rétroactif entre trois étapes : la segmentation des contenus, la définition de catégories regroupant des segments de contenus, puis la schématisation des catégories construites à partir du matériel étudié. Le processus visait à repérer aussi clairement et entièrement que possible la diversité des univers sémantiques qui s’expriment à travers les distinctions sémantiques identifiées dans les contenus. Cette visée de clarté a requis de travailler à répétition chacune de ces trois étapes pour assurer que les codes soient uniformes, exhaustifs, exclusifs, et qu’ils permettent de caractériser univoquement les segments qu’ils contiennent (Sabourin, 2003).

En d’autres mots, l’analyse par codage a impliqué d’être confronté, au fur et à mesure du passage en revue de chaque document, à une diversité sémantique. Pour rendre compte de celle-ci, de nouveaux codes ont dû être créés et d’autres modifiés pour accommoder de nouveaux éléments discursifs. L’étude systématique du matériel a permis de noter à la fois des différences de raisonnements entre des personnes au sujet d’un objet donné (ex. : les populations vulnérables) et des différences de raisonnements à propos d’un objet chez une même personne. Le fait de remarquer de telles différences revenait à constater des écarts sémantiques entre divers ETS actuels et passés (Sabourin, 2003). Simultanément, l’ensemble de ce processus rétroactif a été, en fait, l’expression des transformations du schème de connaissance de l’analyste s’opérant au fil de cette étape de l’analyse (Parent & Sabourin, 2016).

Pour effectuer le travail de codage, j’ai eu recours au logiciel Atlas.ti. Celui-ci permet de délimiter des zones dans des textes ou d’autres formes de matériaux numérisables (fichiers audio et vidéo, images) et de les assigner aux codes en question, chaque extrait pouvant se voir assigner plusieurs codes. La nature numérique de ces manipulations fait en sorte que chaque code ou extrait créé et ses liens peuvent être révisés, corrigés, scindés à volonté pour réaliser les ajustements rendus nécessaires par l’exploration de la diversité sémantique.

Au total, j’ai créé 2200 extraits et 508 codes, le tout réparti à travers 38 documents analysés (incluant les verbatim d’entretien et l’ensemble de mes notes de terrain transposées depuis OneNote)[4]. Après avoir effectué un premier codage de l’ensemble du matériel, j’ai pu rassembler certains codes en « familles » dans Atlas.ti. C’est par ces regroupements que j’ai notamment pu reconstruire analytiquement ce qui semblait constituer des ETS.

Pour simplifier le travail de codage, j’ai également classé les codes eux-mêmes à l’aide d’un système personnalisé de lettres et de chiffres, basé sur l’organisation alphanumérique par défaut d’Atlas.ti. Comme l’illustre la capture d’écran de l’utilisation du logiciel (Figure 4), j’ai par exemple rassemblé l’entièreté des codes catégorisant des raisonnements exprimés sous un code vide nommé « R0 RAISONNEMENTS ». J’ai ensuite assigné un préfixe à tous les codes de raisonnements, pouvant aller de R001 à R999, de manière à ce que ces codes soient toujours classés selon la logique alphanumérique du logiciel. Dans cette capture d’écran, on voit la plus grande part de l’écran occupée par la liste de codes. Un code est sélectionné en surbrillance (en gris plus foncé), ce qui fait apparaître des notes inscrites à son propos dans l’encadré du bas. Dans la colonne de gauche répertoriant l’ensemble des familles créées avec les codes, on voit alors que deux de ces codes apparaissent dans des couleurs plus contrastées, ce qui indique que j’ai classé le code sélectionné (« R.001 Introduction… ») dans ces deux familles à la fois. Ici, observer qu’un code ou un extrait se retrouve simultanément dans deux familles permet entre autres de supposer la mise en rapport d’ETS, et donc la constitution d’une morphologie des relations sociales.

Résultats de l’enquête : un portrait par la connaissance d’une économie alimentaire sans but lucratif

En étudiant les trois initiatives alimentaires sans but lucratif sélectionnées (Partageons l’espoir, le Club populaire et le Détour), l’objectif était de répondre aux questions suivantes : quelles formes sociales de connaissances sont identifiables? Quels en sont les fondements sociaux? Comment construisent-elles les initiatives étudiées et selon quelles modalités s’articulent-elles? Ultimement, en tentant de répondre à ces questions, ce travail permet d’envisager les formes d’activités socioéconomiques rendues possibles par certaines formes sociales de connaissances et, simultanément, ce que ces connaissances engendrent comme limitations quant à de telles possibilités.

Figure 4

Liste de codes. Capture d’écran Atlas.ti.

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Pour répondre aux questions de recherche, le portrait sociographique résultant de l’analyse ne comportait pas que des données discursives construites et colligées grâce aux entretiens et aux observations. Il comportait en sus des informations démographiques, socioéconomiques et alimentaires sur le quartier, en plus de données financières sur les organismes enquêtés. Les résultats présentés dans les prochaines pages ne constituent qu’une partie de ce portrait, sélectionnés car ils permettent l’illustration des façons dont les concepts centraux de la thèse (voir la section « Principes théoriques pour une sociologie de la connaissance de l’économie ») permettent de mettre au jour un jeu complexe d’articulations entre diverses échelles de phénomènes sociaux.

Des ontologies sociales dans la régulation des organismes…

Commençons par présenter des ontologies sociales (des entités ou des êtres que l’on définit par un nom et des caractéristiques particulières [Ramognino, 2021]) rencontrées dans les trois organismes enquêtés.

  1. Une « ontologie nutritionniste de l’être humain » qui exprime une conception de l’humain dans sa dimension biologique, soit un organisme devant assimiler certaines quantités de certains nutriments pour se nourrir et fonctionner correctement. Il s’agit d’une façon particulière de concevoir le rapport de l’individu à l’alimentation, différente d’un rapport culturel, écologique (ex. : zéro déchet, produits locaux), de plaisir ou d’efficience économique (rapport quantité-prix).

  2. La notion de « désert alimentaire » comme ontologie sociale de l’espace est la délimitation d’une zone ou d’un territoire géographique à partir de critères alimentaires, eux-mêmes propres à l’ontologie nutritionniste. Le désert alimentaire est un espace géographique à l’intérieur duquel il est jugé difficile d’accéder à des aliments respectant des critères nutritionnels.

  3. L’ontologie sociale de l’« agent consommateur sur un marché » : dans le sillon de la conception de l’homo economicus en sciences économiques, il s’agit d’une conception de l’humain comme cherchant à « maximiser son utilité » (répondre à ses besoins) en effectuant de manière « autonome » des « choix » et en acquérant des biens et services par des échanges marchands.

Ces ontologies sociales ont d’abord été créées dans des espaces-temps sociaux (ETS) spécifiques : des activités intellectuelles ou savantes propres aux sciences économiques dans le cas de l’ontologie de l’agent consommateur (Denis, 2008), des activités scientifiques de biologie et de sciences de la nutrition pour l’ontologie nutritionniste (Durand, 2015) et des activités de recherche en santé publique pour celle du désert alimentaire (Robitaille & Bergeron, 2013).

Mais les ontologies sociales peuvent être exportées, utilisées et redéfinies dans d’autres milieux ou imposées à des fins de régulation de comportement (Ramognino, 2021). Dans le cas présent, elles sont notamment mobilisées par des organisations gouvernementales ainsi que par les bailleurs de fonds publics et privés d’organismes comme ceux qui ont été étudiés dans cette enquête. On les retrouve articulées dans la notion de sécurité alimentaire[5], terme entre autres mobilisé pour établir les critères et les conditions auxquelles des subventions seront octroyées à des organismes sans but lucratif ou communautaires. De manière concomitante, ces organismes eux-mêmes se trouvent à les mobiliser. Cela peut être observé dans la façon dont leurs programmes sont établis ou dans la façon dont ils se présentent et justifient leur utilité face au public et aux bailleurs de fonds.

Dans les énoncés de mission des trois organismes enquêtés, on retrouve des références à une ou plusieurs de ces ontologies. Dans les rapports internes du Club populaire, on peut lire que « dans un quartier qualifié de désert alimentaire, nous gardons notre mission première en tête qui est de faciliter l’accessibilité aux produits frais, à des prix abordables, surtout aux personnes les plus vulnérables » (Club populaire, 2017, p. 2). À PE, on retrouve l’ontologie nutritionniste et, de manière plus explicite, celle de l’individu consommateur dans la conception de ses programmes. Comme me le rapportait une employée : « […] les gens ont besoin de sentir qu’ils sont autonomes et qu’ils peuvent avoir une expérience normale de consommateurs, donc on a développé un programme de marché » (Sara, entrevue du 25 octobre 2019)[6]. On relève également de manière importante la notion de « droit à la saine alimentation » autant à PE que dans la mission affichée au Détour de « fournir une alimentation saine et variée […] au meilleur coût possible », de « contrer le désert alimentaire au sud du quartier Pointe-Saint-Charles » et de permettre « […] une appropriation individuelle et collective de notre droit à une alimentation saine » (L’Épicerie Le Détour, s. d.).

Bien que ces ontologies sociales participent à construire les initiatives étudiées, le personnel des organismes du quartier ne fait pas qu’exécuter passivement les directives construites à partir de ces ontologies. Pour rendre compte de la création, de la reproduction et de la transformation des initiatives alimentaires enquêtées, il est nécessaire de s’intéresser à la complexité sociale qui les compose au-delà des rapports régulatoires auxquels elles sont soumises. Il faut en ce sens proposer une description des formes sociales de connaissances et des espaces-temps sociaux qu’on retrouve dans ces initiatives, ainsi que de la morphologie des relations sociales que leur mise en rapport constitue.

… aux espaces-temps sociaux constitutifs des organismes

Je propose la description d’un jeu complexe d’articulations entre ETS pouvant se présenter en trois échelles distinctes : 1) les conditions sociales de production et de reproduction des organismes et de leurs services, lesquelles se jouent également à travers 2) des ETS composant la vie du quartier dans lesquels ceux-ci s’inscrivent, le tout prenant ultimement place dans 3) des ETS généralisés à plus grande échelle, mais que l’on conçoit tout autant comme composantes déterminantes des activités alimentaires étudiées.

Conditions sociales de production et de reproduction des organismes et de leurs services

En plus des trois ontologies sociales susmentionnées, d’autres connaissances et appartenances sociales participent de la création des programmes ou des organismes eux-mêmes. Dans chaque organisme, des personnes mettent en action des compréhensions particulières d’activités économiques alimentaires, chaque fois articulées à des notions politiques distinctes. Tout aussi distincte est la nature de l’articulation entre ces connaissances alimentaires et politiques d’un organisme à l’autre. Ces articulations sont variées étant donné que les contenus exprimés se rapportant au politique et à l’alimentaire renvoient à des expériences actuelles et passées dans des ETS différents dans chaque cas.

L’historique caritatif de fondation de Partageons l’espoir (PE), créé en 1990, amène l’organisme à être moins dépendant de subventions publiques. Grâce à l’importance des dons privés reçus (particuliers, entreprises, fondations philanthropiques), l’organisme semble avoir une plus grande marge de manoeuvre pour réaliser des objectifs de services alimentaires (distribution de nourriture fraîche de qualité). L’apprentissage politique d’une partie du personnel, pour sa part, s’est notamment réalisé par un réseau pancanadien d’organismes oeuvrant en sécurité alimentaire encourageant la pratique du plaidoyer auprès du gouvernement. Du point de vue des gens adhérant à cette perspective, on peut à la fois réaliser des actions politiques – de revendication, de « plaidoyer » (advocacy) – et offrir des services à la population moins nantie du quartier. Service alimentaire et politique peuvent coexister de manière juxtaposée.

Dans la foulée de l’émergence de l’action communautaire autonome au Québec, la fondation du Club populaire en 1970 s’était effectuée autour d’objectifs de politisation par l’éducation populaire, de revendication et d’offre de produits abordables. Les apprentissages politiques d’une partie du personnel actuel s’inscrivent encore dans cette lignée à travers l’expérience d’un certain ETS de l’action communautaire. Or, comme beaucoup d’organismes communautaires au Québec, sa dépendance accrue aux subventions publiques a progressivement amené une transformation de ses activités vers l’offre de services alimentaires (marchés solidaires, épicerie) pour se conformer aux incitatifs des organismes subventionnaires. Certaines initiatives d’éducation populaire antérieures sont plus difficiles à mettre en place ou ont été rendues caduques par les nouveaux services. Par contraste avec PE, il semble plutôt y avoir une conception d’opposition entre les missions politique et de service alimentaire. Comme le dit une employée,

On est tellement [pris] dans notre quotidien de répondre aux besoins pour les demandes des bailleurs de fonds que […] de se mettre en gang pour réfléchir à autre chose, on n’a plus de temps pour faire ça. […] on est [pris] à rendre des services

Carole, entrevue du 30 septembre 2020

Le Détour a été créé en 2018 en se fondant sur des idées politiques libertaires (ou anarchistes) partagées dans des collectifs militants montréalais. Ces idéaux politiques mènent l’épicerie à s’organiser autour de principes d’autonomie (financière et donc décisionnelle) et de mixité sociale entre diverses catégories de population (ontologies sociales), notamment celles dites vulnérables et marginalisées. L’épicerie bénéficie de certaines subventions, mais assure la majorité de ses revenus par la vente de nourriture : elle est le seul des trois organismes à viser la rentabilité par ses activités marchandes, mais vise la vente à des prix abordables. Elle y parvient entre autres parce qu’elle s’appuie sur le travail bénévole des membres qui s’y impliquent, ce qui permet de sauver d’importants coûts en salaires à verser. Par contraste avec les deux autres organismes, le politique et l’alimentaire sont vus comme une seule et même chose : la gestion collective de l’épicerie au quotidien est en soi une activité politique à laquelle chaque membre est invité à prendre part. « La bouffe, c’est politique! » (Le Détour, s. d.), est-il indiqué sur son site Web.

Au-delà de l’usage que font ces trois organismes des ontologies sociales abordées dans la section précédente, on peut voir que chaque organisme en fait quelque chose de différent en fonction de la configuration sociale plus large dans laquelle il se trouve, d’où l’existence de trois articulations entre activité alimentaire et vision politique.

Espaces-temps sociaux et connaissances composant la vie du quartier

Ces organismes existent en raison des personnes qui les fréquentent : ils existent pour elles, mais également grâce à elles. Pour comprendre la façon dont prennent vie les services qu’élaborent les organismes, il faut également savoir dans quels milieux sociaux ils prennent place. Cette question est d’importance, car des ETS composent la vie du quartier où ils sont situés et, a fortiori, constituent les fondements de certaines perceptions de ses organismes et de ses populations. Un des principaux constats de la thèse à cet égard est celui d’une opacité sociale réciproque entre beaucoup de gens investissant les organismes communautaires conventionnels du quartier (dont le Club populaire ou PE) et ceux se retrouvant au Détour. C’est-à-dire qu’il existe, de chaque côté du clivage, des appartenances à des ETS distincts ainsi que des ontologies sociales rendant abstraitement compte de l’Autre.

D’abord, pour évoquer la nouvelle population fortunée qui investit le quartier depuis quelques années, plusieurs utilisent le terme riches, qui exprime alors plusieurs ontologies sociales. Ce terme ne sert pas à désigner la même population ou les mêmes lieux dans le quartier de part et d’autre de ce clivage; il se trouve à exprimer la distinction par rapport à un Autre que l’on fréquente peu ou pas. Du côté des gens investis au Détour, riches définit une partie de leur clientèle – plus nantie – ne correspondant pas aux profils de personnes dites vulnérables que l’on cherche à recruter pour réaliser une certaine mixité sociale dans l’organisme. À l’inverse, chez les gens qui pourraient être qualifiés de vulnérables à l’épicerie, ce sont le lieu du Détour et ses membres eux-mêmes qui sont associés à ce terme. Par exemple, quand Dominique m’explique pourquoi elle ne fréquente pas Le Détour, elle me répond « [qu’]ils l’ont fait [l’épicerie] pour les riches » (Dominique, entrevue du 8 octobre 2020). Mais dans la même lancée, elle évoque ensuite ses relations avec la communauté du Club populaire : « Ça fait 20 ans et plus que je participe au Club pis je connais pas mal tout le monde excepté le nouveau staff en haut […] mais en général, je connais, les membres, les cuisines » (Dominique, entrevue du 8 octobre 2020). Par là, son discours exprime aussi un clivage en termes d’appartenances à des ETS distincts et peu partagés. Comme Dominique, plusieurs autres personnes exprimant une distance face au Détour comparent ce lieu à des ETS qu’elles investissent actuellement ou dont elles ont la mémoire.

Les ontologies sociales, en tant que catégories de pensée, permettent de désigner – de manière différente selon les appartenances sociales – qui sont les groupes présents dans le quartier, dans quels endroits et avec quels attributs. Les individus les mobilisent quand ils orientent leur circulation à travers ces espaces et déterminent ce à quoi ils s’associent et ce dont ils se différencient. Par ces jeux d’associations et de différenciations, on voit comment les ontologies sociales participent à construire la morphologie des relations sociales dans laquelle prennent place les organismes, notamment en fondant une partie des différences de fréquentation de ceux-ci.

Espaces-temps sociaux et connaissances généralisées à plus grande échelle

Finalement, la vie sociale dans le quartier Pointe-Saint-Charles est elle-même vécue à travers des phénomènes sociaux qui en dépassent largement les frontières et qui sont également déterminants pour les activités alimentaires étudiées. L’analyse rend compte de deux de ces phénomènes élargis, simplement nommés espaces-temps sociaux du travail et de la pauvreté. Ils se trouvent mis en rapport de différentes façons.

Premièrement, il paraît exister un clivage important entre ces deux ETS en termes d’expériences sociales vécues. En ce qui a trait aux pratiques alimentaires et aux temporalités, les personnes appartenant au premier ETS travaillent en échange d’une rémunération et paraissent avoir une vie rythmée par cette occupation (ex. : la semaine de travail et les fins de semaine). Elles paraissent également avoir un rapport à la consommation alimentaire davantage guidé par les envies du moment, avec un contrôle généralement plus faible des dépenses et du gaspillage.

En termes d’espaces, les appartenances sociales différenciées de part et d’autre du clivage se traduisent notamment par une perception différente des lieux du quartier et donc de leurs usages. L’exemple de Chantal, ayant vécu une trajectoire socioéconomique d’appauvrissement l’illustre bien. S’inscrivant d’abord dans l’ETS du travail et ayant habité longtemps le quartier, Chantal vivait des relations de sociabilité peu inscrites dans le quartier et les usages qu’elle en avait se résumaient à ses commerces conventionnels et aux transits pour en entrer et sortir. Puis un changement s’est opéré au moment où elle a vécu un retrait permanent du marché du travail pour des raisons de santé. Quittant cet ETS, elle a alors découvert certains organismes communautaires du quartier après avoir établi des liens avec des gens les fréquentant régulièrement, constituant un autre ETS. Cette situation expose la façon dont l’appartenance à l’un ou l’autre de ces espaces mène à une perception différente de son environnement matériel. Cet environnement est perçu de manière différente de part et d’autre, de telle sorte qu’on porte attention ou non à certains de ses aspects (ex. : on ne remarque pas la présence d’un organisme communautaire avant d’y avoir été introduit, même s’il est situé sur une rue que l’on emprunte quotidiennement).

Du côté des personnes ayant fait de diverses façons l’expérience de l’ETS de la pauvreté, on retrouve systématiquement des savoirs pratiques alimentaires similaires. Ces connaissances construisent un espace-temps distinct en ce qu’elles impliquent un certain usage du quartier, de ses organismes et de ses commerces, et en ce qu’elles sont collectivement partagées et apprises. Elles sont par exemple relatives à la maximisation de l’usage et à la limitation des pertes alimentaires, à l’attention explicite et généralisée portée aux coûts ainsi qu’à la circulation d’informations relatives aux prix, aux opportunités d’approvisionnement et aux services des organismes communautaires. En termes temporels, finalement, le quotidien dans cet ETS paraît rythmé par la mise en relation avec des instances gouvernementales (ex. : avec l’aide sociale, on attend « le premier du mois » pour aller faire son épicerie, puis on se tourne plus tard vers les banques alimentaires quand l’argent vient à manquer). L’expérience de cet ETS s’accompagne également d’un rapport au futur marqué par l’incertitude, rapport participant lui aussi de la construction des pratiques économiques (ex. : accumulation de denrées par prévoyance).

Le clivage entre les ETS du travail et de la pauvreté s’exprime ensuite à l’échelle des catégories de pensée (ontologies sociales) mobilisées dans les discours. En effet, de telles ontologies sont présentes sous la forme de catégories de population invoquées pour s’associer ou se différencier (ex. : les riches, les personnes vulnérables, les pauvres) ou encore sous la forme de la pauvreté et de la vie normale – comprenant travail salarié et consommation marchande jugée suffisante – comme états de fait représentés. Ceux-ci sont mis en rapport sous forme de stigmates ressentis, de hiérarchisations et d’aspirations variées, et sont mobilisés pour rendre compte de façons dont on interagit ou non avec certaines catégories de populations identifiées. Il s’agit ultimement d’un clivage jouant par diverses voies sur la composition sociale de chacun des organismes enquêtés et sur les pratiques qu’on y observe.

Conclusion

Dans le but d’interroger la notion d’alternative socioéconomique, l’approche de sociologie de la connaissance proposée dans cette thèse visait à proposer une compréhension de la vie socioéconomique comme prenant la forme de configurations sociales complexes devant être étudiées empiriquement. À cet effet, le présent article aura permis d’exposer l’articulation cohérente que permet la perspective de sociologie de la connaissance entre les dimensions de la théorie, de la construction de données et de l’analyse dans la recherche sociologique. L’approche proposée met au jour un jeu d’articulations entre espaces-temps sociaux d’échelles variées et entre formes sociales de connaissances. La description d’une telle configuration permet ultimement d’expliquer la constitution de formes socioéconomiques différenciées dans chacun des organismes étudiés. Ce faisant, ce travail invite à envisager ce que des formes sociales de connaissances permettent de produire en termes d’activité socioéconomique et ce qu’elles engendrent simultanément comme limitations quant à de telles possibilités.

Plus encore, la description de la morphologie que construisent les activités des organismes, entre autres marquée par divers clivages sociaux, suscite ultimement des questions quant aux trajectoires futures de l’économie alimentaire du quartier et au-delà. Dans quelles conditions pourrait se développer, de manière transversale aux organismes du quartier, une compréhension commune de leur économie? Et dans quelles conditions pourraient se développer des connaissances alternatives de l’économie partagées à plus grande échelle?