Ce numéro de Recherches qualitatives contribue à saisir les enjeux et à identifier les méthodes pour enquêter sur les affects. Il aborde la dimension affective de l’enquête selon une triple perspective : en tant qu’objet d’étude avec les enjeux qui y sont liés, comme une ressource dans l’analyse des données, mais également dans ses aspects méthodologiques. Cette introduction vise certes à présenter les articles composant ce numéro, mais également à poser quelques éléments nécessaires à la compréhension de la problématique de l’ethnographie des affects. Les recherches en sciences humaines et sociales s’intéressant à la question affective ont connu depuis la fin du XXe siècle un intérêt considérable au point que d’aucuns évoquent un « tournant affectif » (Clough & Halley, 2007). Le propos mérite d’être cependant nuancé, car ce nouveau parti pris d’utiliser les affects comme objet de recherche ou catégorie d’analyse diverge d’une discipline à l’autre. Si la psychologie ou la philosophie ont instauré ce mouvement très tôt, d’autres sciences l’ont suivi plus récemment, mais de manière appuyée comme l’histoire par exemple. Des historiens mobilisent aujourd’hui les affects en tant que « mode historiographique » (Deluermoz et al., 2013) répondant ainsi favorablement au lointain appel de Febvre (1941) qui plaidait jadis pour une histoire des sensibilités. En témoigne par exemple l’entreprise dirigée par certains d’entre eux de retracer en trois volumes l’Histoiredes émotions (Corbin et al., 2016a, 2016b, 2017). D’autres disciplines, comme la sociologie ou la science politique, procèdent plutôt à une réhabilitation scientifique de l’objet affectif. Il convient de voir en effet que les affects n’étaient pas absents des recherches réalisées par les « fondateurs » de la sociologie à la fin du XIXe siècle, tels Durkheim ou Weber (Bernard, 2014; Cuin, 2001). En revanche, les affects étaient d’emblée estimés comme s’opposant à la rationalité. Dans la mesure où l’étude de la rationalité et des sociétés modernes constituaient l’objet de la sociologie d’alors (Mendras & Étienne, 1996), les affects renvoyaient, eux, au statut de la primitivité. Ils étaient en quelque sorte le contre-exemple de l’objet sociologique. La science politique, à l’instar de la sociologie, a pendant longtemps fait preuve de méfiance à l’égard des affects, notamment dans l’explication des mobilisations collectives. Cette prise de distance tenait pour beaucoup à la crainte de voir le chercheur étudiant les affects comme dimension dans l’engagement politique être rattaché au courant de la psychologie des foules (Traïni & Siméant, 2009). Cette approche, considérant l’affect comme relevant du pathos et totalement subjectif, s’opposait alors aux canons du positivisme. Le tournant affectif s’explique vraisemblablement par au moins deux phénomènes. D’une part, un socle de travaux précurseurs qui avaient opéré le choix de se pencher sur la question affective sans utiliser les affects comme antithèse à la rationalité. On peut penser, entre autres, à des recherches sur l’expression obligatoire des sentiments (Mauss, 1921), la socialisation des émotions en science de l’éducation (Montandon, 1992), leurs usages en politique (Braud, 1996) ou encore leur marchandisation dans les mondes du travail (Hochschild, 1983). D’autre part, les travaux de Damasio (1995) et de Ledoux (2005) dans le domaine des neurosciences, au milieu des années 1990, ont permis de mieux comprendre comment les affects jouaient un rôle fondamental dans la prise de décision raisonnée. Ce double mouvement a participé à la légitimation de l’étude des affects dans les sciences humaines et sociales en ouvrant la voie à un engouement et à une redécouverte de cet objet. Cependant, cet apport entre le « neural » et le « social » ne s’est pas fait sans controverses scientifiques, démontrant ainsi les tensions politiques et sociales sous-jacentes à cette …
Parties annexes
Références
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